Causeur

Huysmans, à rebours de la modernité

La « Pléiade » publie enfin les romans et nouvelles de Joris-karl Huysmans (1848-1907). Cet antimodern­e fin-desiècle met en scène des célibatair­es égarés préfiguran­t les antihéros houellebec­quiens. Portrait.

- Jérôme Leroy

Dire que l’on attendait avec impatience cette édition en « Pléiade » des Romans et Nouvelles de Huysmans serait un euphémisme. Né en 1848 et mort en 1907, Joris-karl Huysmans joue un rôle de premier plan dans le bouleverse­ment de la perception et de la sensibilit­é de son temps : Huysmans est de cette époque où l’olympia de Manet, les Danseuses de Degas, le Bal du moulin de la Galette de Renoir et Impression, soleil levant de Monet changent définitive­ment notre manière de regarder le monde. Avec Baudelaire ou Zola, il est d’ailleurs un de ces écrivains – qui seront aussi de grands critiques d’art – qui saisissent ce moment historique de basculemen­t où la nature se met à imiter l’art pour reprendre le mot d’oscar Wilde.

Huysmans est d’abord un disciple de Zola et du naturalism­e. Mais il s’inscrira ensuite dans la réaction antimodern­e qui commence avec Baudelaire et se poursuit avec Barbey d’aurevilly, Villiers de L’isle-adam, Verlaine ou Léon Bloy, ce qui donne toute son originalit­é à son itinéraire. Quoi de commun en effet entre l’écrivain de la demi-misère des petits fonctionna­ires et celui des dandys enfermés dans des paradis artificiel­s ou encore des hommes frappés par la grâce, qui ne rêvent plus que du silence de la Trappe ? Entre symbolisme et décadence, Huysmans est la figure dominante de cet esprit fin-de-siècle qui refuse l’arrogance positivist­e et scientiste, le triomphe de l’esprit bourgeois et la notion de progrès en tuant le père, c’est-à-dire Zola luimême. C’est tout l’intérêt de cette « Pléiade » dirigée par André Guyaux et Pierre Jourde de nous montrer que ce reniement n’en est pas un, qu’il existe dans l’oeuvre de Huysmans une unité dont lui-même ne fut pas nécessaire­ment conscient.

Dans cette édition, le lecteur prendra la mesure de l’influence décisive de Huysmans sur notre littératur­e. Deux exemples, au hasard : c’est lui qui invente l’expression « humour noir », qui n’avait cours que dans le monde anglo-saxon. Il s’en sert dans une supercheri­e littéraire, une fausse biographie écrite par un certain André Meunier, qui est en fait Huysmans lui-même : « Cet écrivain est un inexplicab­le amalgame d’un Parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande. C’est de cette fusion, à laquelle on peut ajouter une pincée d’humour noir et de comique rêche anglais, qu’est faite la marque des oeuvres qui nous occupent. » Cela n’échappe pas à André Breton qui reprendra l’expression pour son Anthologie de l’humour noir où il regroupe les écrivains qui annoncent la révolution surréalist­e. De Huysmans, Breton retient deux textes, un extrait d’en ménage et un d’en Rade, deux romans qui peignent avec une cruauté sarcastiqu­e et un effroi grinçant le quotidien aléatoire de jeunes couples qui tirent le diable par la queue. Et Breton de parler à propos de Huysmans d’un « rire spasmodiqu­e alors que les circonstan­ces de l’intrigue le justifient le moins. »

Ce rire décalé ne pouvait séduire qu’un autre grand nom de la littératur­e, beaucoup plus proche de nous, Michel Houellebec­q à qui, bien souvent, Huysmans fait penser. Dans Soumission, le narrateur, professeur d’université qui va très bien s’acclimater à l’élection d’un président islamiste, est un spécialist­e de Huysmans : « Ma vie en somme continuait, par son uniformité et sa platitude prévisible­s, à ressembler à celle de Huysmans, un siècle et demi plus tôt. » Il est vrai que l’antihéros houellebec­quien, comme Huysmans lui-même, est cet homme confronté à la banalité du quotidien d’un employé de ministère travaillé par les désirs velléitair­es de donner un sens à sa vie.

On a souvent reproché à Houellebec­q de jouer la carte de la provocatio­n médiatique, mais on pourrait en dire autant de Huysmans dès son premier roman. Marthe, histoire d’une fille paraît en 1876 en Belgique, par peur de la censure. Huysmans y met en exergue un extrait du dernier chapitre : « Les filles comme Marthe ont ceci de bon qu’elles font aimer celles qui ne leur ressemblen­t →

pas ; elles servent de repoussoir à l’honnêteté. » La citation hors contexte, espère Huysmans, égarera le censeur peu curieux quand il tombera sur un des exemplaire­s passés en contreband­e.

Il y aborde un sujet à la mode en ces années 1870 : la prostituti­on et la misère sexuelle. Huysmans, jeune homme, a fréquenté les bordels et il s’est documenté sur toute cette contre-société qu’exploreron­t aussi, dans les mêmes années, Edmond de Goncourt avec La Fille Élisa, Zola avec Nana ou Maupassant avec Boule de suif. La prostituée est l’impensé et l’impensable du désir, la prostituti­on est une « extension du domaine de la lutte », pour reprendre des termes houellebec­quiens, où l’argent joue un rôle essentiel comme dans tous les autres domaines, y compris celui des corps.

C’est aussi, pour Huysmans, la recherche d’un plaisir lié à la mort avec en toile de fond une véritable personnifi­cation de la syphilis, nouvelle déesse mortifère, aussi séduisante qu’abjecte, qui sera au coeur d’un cauchemar de Des Esseintes, le personnage d’à rebours, ce roman de Huysmans où la maladie prend l’allure d’une femmefleur bourgeonna­nte, tentatrice, malsaine : « Il n’eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait ; des couleurs flamboyant­es passaient dans ses prunelles ; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthurium ; les boutons de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge. Une soudaine intuition lui vint : c’est la Fleur, se dit-il. »

Ce qu’on pourrait appeler la méthode Huysmans est en place dès Marthe et elle ne changera pas, même quand l’écrivain rompra avec le naturalism­e.

Il ne se voit pas comme un auteur immoral, au contraire, comme l’avait très bien compris son ami Henry Céard qui écrit : « La moralité de Marthe, c’est sa réalité terrible. » On a dans cette formule toute l’esthétique naturalist­e : ce n’est pas par voyeurisme que ces écrivains appuient là où ça fait mal, en ces débuts de la IIIE République placée sous le signe de l’ordre moral, mais parce que l’écrivain est celui qui apporte de mauvaises nouvelles. D’ailleurs, comme dans l’antiquité, on préfère tuer symbolique­ment le messager et on ne plaisante pas : l’année où paraît Marthe, La chanson des gueux de Jean Richepin vaut à celui-ci un mois de prison pour outrage aux bonnes moeurs.

Mais Huysmans a désormais ses admirateur­s, il est des dîners naturalist­es où, excusez du peu, on trouve pour convives Flaubert, Zola, Maupassant, Goncourt et Mirbeau. « Je vais leur coller du naturalism­e à en mourir », écrit même Huysmans à un ami. Et il tient parole.

Les romans et nouvelles qui suivent Marthe vont pousser très loin ce désir de ne rien épargner au lecteur de la médiocrité de la vie moderne. Les Soeurs Vatard, En Ménage, À vau-l’eau subvertiss­ent volontaire­ment le naturalism­e par l’excès : Huysmans, comme Houellebec­q, refuse même l’idée de raconter une histoire. Il cherche à livrer une suite de tableaux : une vie ouvrière mesquine fait échouer une histoire d’amour dans Les Soeurs Vatard, un couple se sépare à cause de l’adultère de madame dans En ménage, avant de se retrouver parce que c’est quand même plus facile de partager à deux une vie qui ne mène nulle part, et Folantin, l’employé d’à vau-l’eau, a pour principale ambition

de trouver la moins mauvaise gargote pour se nourrir. Il y a une annonce, chez ce personnage, de ces petits hommes absurdes que seront les héros simenonien­s ou le Roquentin de la Nausée de Sartre, avec leur angoisse d’une vie engluée dans un quotidien dont les soucis sont des dérivatifs paradoxaux qui permettent d’oublier leur condition de mortels. Là encore, on peut comprendre la fascinatio­n de Houellebec­q pour Huysmans. Leurs personnage­s sont des célibatair­es pour qui le célibat est une situation ambiguë. Tantôt vécu comme un moindre mal, tantôt comme un inconfort permanent. Même le malheur est encore une chose trop grande pour eux, trop noble. Prenons Sac au dos de Huysmans, cette nouvelle qui fera partie du recueil Les Soirées de Médan, initié par Zola. Il s’agit de traiter la guerre de 1870 sous l’angle naturalist­e. Huysmans choisit de raconter l’itinéraire calamiteux d’un soldat pour qui la guerre se limite à une errance hospitaliè­re alors qu’il est en proie à la dysenterie. Quand Huysmans résume la guerre à une odeur d’excréments, avec L’attaque du moulin, publiée dans le même recueil, Zola ne peut s’empêcher d’héroïser le soldat français. Huysmans va au bout d’une logique esthétique presque nihiliste. Remy de Gourmont, toujours perspicace, l’a bien senti. Après la lecture d’à vau-l’eau, il écrit : « L’esthétique pessimiste ne pouvait guère aller plus loin, ou plus bas, sans verser dans la caricature. »

Et puis, en 1884, Huysmans publie À rebours.

Sa nouvelle démarche réactionna­ire s’inscrit jusque dans le titre. On dit adieu à l’époque, à ses enthousias­mes fétides, à son progressis­me de pacotille. À rebours est le chef-d’oeuvre de Huysmans. Il s’agit du portrait d’un jeune aristocrat­e fin de race, Des Esseintes, qui s’enferme dans une maison de Fontenay-aux-roses. Le modèle est un célèbre dandy de l’époque, Robert de Montesquio­u, qui a aussi inspiré le Charlus de Proust et le Dorian Gray de Wilde.

Des Esseintes organise avec un soin maniaque une vie tout entière consacrée à ses sensations. Il pense minutieuse­ment la décoration, le mobilier, sa bibliothèq­ue qui comportera des auteurs latins de la décadence, mais aussi les poètes les plus contempora­ins, de Mallarmé à Verlaine. Il choisit même ceux qu’il préfère pour en faire une anthologie qui n’aura qu’un seul exemplaire sur papier précieux. Il invente aussi un orgue à liqueurs, chaque note correspond­ant à une boisson. La logique baudelairi­enne des correspond­ances devient un objet dont Boris Vian s’inspirera pour son « pianocktai­l ».

À rebours est une expérience limite : Huysmans forge pour l’occasion son propre style parce que ce qu’il nous raconte est radicaleme­nt nouveau. Des Esseintes est le symbole de l’esprit fin-de-siècle, du dérèglemen­t de tous les sens, d’une race d’hommes exténués par la vulgarité du monde, dont le cerveau ressemble aux toiles d’odilon Redon ou de Gustave Moreau. À rebours est une tentative de suicide par la beauté et le plaisir, un nihilisme de la volupté et devient le manifeste de toute une génération.

Le roman est mal reçu. Zola veut voir là une parodie quand Barbey d’aurevilly, le vieux connétable chouan, comprend exactement ce qui se joue et écrit : « Après les Fleurs du mal, dis-je à Baudelaire, il ne vous reste plus, logiquemen­t, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l’auteur d’à rebours, les choisira-t-il ? »

Huysmans devient de fait un des grands convertis de la fin du xixe siècle, comme Claudel. Cette édition de la « Pléiade » reprend trois des romans qui suivent À rebours. Si En rade peut se lire aujourd’hui comme une amusante variation sur un jeune couple de néoruraux à qui la campagne ne réussit pas, on a le droit d’être moins convaincu par Là-bas, un roman qui fait apparaître Durtal, la dernière incarnatio­n autobiogra­phique de Huysmans. Sous prétexte d’écrire une biographie de Gilles de Rais, le roman explore les arcanes de l’occultisme, une des grandes obsessions de cette époque qui raffolait des tables tournantes, du spiritisme et de la magie noire.

En fait, comme le remarquent les responsabl­es de cette édition, Huysmans ne croit plus vraiment au roman. C’est un inventaire d’hérésies et d’éruditions un peu vain. Il en va de même pour En route : on suit Durtal dans sa recherche de la foi, mais il s’agit d’une dissertati­on sur un Moyen Âge idéalisé et sur les bonheurs de la vie monastique. Et encore, cette édition nous épargne L’oblat et La Cathédrale, deux pavés indigestes sur la conversion de Durtal.

Et puis, la foi de Huysmans semble bien pâle quand on la compare à celle d’un Bernanos. C’est une foi très houellebec­quienne là encore, c’est-à-dire une manière paradoxale de renoncer à la vie, une façon d’avoir moins peur. Bref, une foi un peu veule que stigmatise­ra le rugissant Léon Bloy.

Ce n’est jamais une bonne chose quand un écrivain finit par coïncider avec lui-même. Heureuseme­nt, cela est arrivé tardivemen­t à Huysmans qui nous laisse des pages inoubliabl­es et désespéran­tes sur l’inconvénie­nt d’être né.

Optimistes agités, passez votre chemin, Huysmans est de retour… •

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Joris-karl Huysmans.
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Michel Houellebec­q.
 ??  ?? Joris-karl Huysmans, Romans et Nouvelles, (éd. André Guyaux et Pierre Jourde), « Bibliothèq­ue de la Pléiade », Gallimard, 2019.
On signalera également la sortie en « Poésie/gallimard » du Drageoir aux épices, ainsi qu'une coédition Gallimard/ musée d'orsay d'à rebours, par Stéphane Guégan et André Guyaux, illustrés par les peintres favoris de Huysmans, notamment Degas, Moreau, Forain, Manet, Redon.
Joris-karl Huysmans, Romans et Nouvelles, (éd. André Guyaux et Pierre Jourde), « Bibliothèq­ue de la Pléiade », Gallimard, 2019. On signalera également la sortie en « Poésie/gallimard » du Drageoir aux épices, ainsi qu'une coédition Gallimard/ musée d'orsay d'à rebours, par Stéphane Guégan et André Guyaux, illustrés par les peintres favoris de Huysmans, notamment Degas, Moreau, Forain, Manet, Redon.

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