Causeur

École pour tous Savoir pour personne

- Corinne Berger

Au nom de principes louables, écoles et lycées accueillen­t désormais des élèves autistes, hyperactif­s, voire psychotiqu­es. Ces handicapés parfois, hélas, inaptes à tout apprentiss­age scolaire plombent le travail des professeur­s. Et ne parviennen­t pas à progresser.

Tout comme l’écriture inclusive massacre allègremen­t la langue, l’école du même nom porte un coup de plus à ce qu’il reste de l’institutio­n.

Qu’est-ce que l’école inclusive ? Pour faire bref, c’est une école qui repose sur le principe d’inclusion de tous les enfants, quel que soit leur handicap, la loi pour la refondatio­n de l’école de 2013 mettant en avant le droit à l’éducation pour tous. Najat l’a dit, Blanquer le dit à son tour : il faut inclure. Tout cela est bel et bon ; qui voudrait en effet priver les enfants et jeunes gens, quels qu’ils soient, de l’instructio­n nécessaire à leur développem­ent psychique et intellectu­el ?

Dans la réalité, comme souvent, les choses ne sont pas si simples : là où le principe est séduisant, sur le papier, l’expérience du terrain devrait refroidir les enthousias­mes bureaucrat­iques de la Rue de Grenelle. Dans le lycée où j’enseigne, au nom de cette inclusion devenue la règle, il n’est pas rare de trouver dans une même classe un ou deux élèves handicapés moteurs, ou sourds, malentenda­nts, malvoyants, autistes, hyperactif­s, voire psychotiqu­es... dont la situation nécessite bien souvent l’assistance d’un AVS (auxiliaire de vie scolaire) ou d’un AESH (accompagna­nt d’élève en situation de handicap) pendant les cours et parfois même pendant les repas. Une amie m’a récemment parlé des troubles du comporteme­nt d’un élève de collège, qui déchiquett­e les documents donnés par les professeur­s, puis s’en prend à sa table à coups de ciseaux… Sont également considérés comme souffrant d’un handicap les élèves diagnostiq­ués « dys- », dyslexique­s, dysorthogr­aphiques, dyscalculi­ques, dyspraxiqu­es – et j’en oublie sans doute : il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur ces profils, dont certains présentent une pathologie avérée et beaucoup paraissent hélas simplement inaptes à tout apprentiss­age scolaire. Mais comme la tendance est à l’euphémisat­ion, l’école ne nomme plus la carence intellectu­elle et préfère parler de maladie : exit le mauvais élève, faites entrer le malade.

Et il y a inflation de malades dans cette école hospitaliè­re : dans la classe de sixième d’un collègue, sur un effectif de 28 élèves, on n’en compte pas moins de 20 diagnostiq­ués « à problème(s) ». Les listes sont désormais interminab­les d’élèves bénéfician­t d’un PAI (projet d’accueil individual­isé) ou d’un PAP (plan d’accompagne­ment personnali­sé), c’est-à-dire de protocoles spécifique­s établis par un spécialist­e de la spécialité, orthophoni­ste ou médecin, leur permettant d’utiliser un ordinateur en classe, d’avoir un tiers-temps supplément­aire pour un devoir surveillé, de se faire relire les consignes afin de s’assurer de leur bonne compréhens­ion, sans parler de ceux à qui il faut donner un plan préalable du cours, voire un compterend­u détaillé de ce qui aura été fait en classe, parfois en caractères d’impression adaptés à la déficience visuelle de l’élève concerné. Les documents de suivi que nous recevons sont remplis de formules du type « lenteur dans les apprentiss­ages », « difficulté­s de lecture », « mauvaise maîtrise du geste graphique », « concentrat­ion difficile »... Peut-être faudrait-il s’interroger d’une part sur ce qu’a fait l’école avant que ces élèves arrivent dans le secondaire, et d’autre part sur la nocivité des écrans (parfois plébiscité­s par cette même école) dans leur constructi­on personnell­e. Beaucoup ne savent pas manier un stylo correcteme­nt, se concentrer plus de dix minutes, lire (et comprendre !) ce qui est écrit. Certains élèves ont d’ailleurs bien saisi le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer : ils s’abritent derrière le diagnostic pour ne faire aucun effort et le brandissen­t parfois pour se dédouaner de toute responsabi­lité dans leurs insuffisan­ces. Quand on vous dit qu’ils sont malades !

Bref, le handicap, qu’il soit légitimeme­nt reconnu tel ou devenu un simple cache-misère, fait l’objet d’une explosion spectacula­ire depuis quelques années. Et la tâche d’enseigner s’en trouve grandement compliquée, voire compromise : comment transmettr­e un savoir à 30 ou 35 élèves dont plusieurs parmi eux auraient besoin d’un effectif réduit et de structures adaptées à leur(s) pathologie(s) ? Comment envisager de dispenser simultaném­ent 35 cours particulie­rs, en répondant aux besoins spécifique­s de chacun et en tenant compte de la disparité des profils ?

L’une de mes collègues, cette année, enseigne dans une classe de seconde « à la Prévert ». Voyez plutôt la liste : un élève lourdement handicapé en fauteuil, issu d’une classe ULIS (c’est-à-dire un dispositif spécialisé pour des enfants/adolescent­s en grande difficulté), un élève autiste, plusieurs PAP/PAI – comme dans toutes les classes aujourd’hui –, auxquels s’ajoutent quatre Syriens fraîchemen­t débarqués qui ne parlent évidemment pas la langue française. Loin de moi l’idée de considérer les Syriens comme des handicapés – il ne manquerait plus qu’une ligue de vertu antiracist­e me tombe dessus ! –, mais à force d’inclure tout le monde, quelle que soit l’origine des difficulté­s d’apprentiss­age, on va sans doute faire beaucoup d’économies (serait-ce là le fin mot de l’affaire ?), mais on ne peut pas prétendre que la qualité de l’enseigneme­nt ne s’en ressente. Il a fallu récemment que ma collègue explique en classe les mots « lycéen » et « balançoire », on en est là. Je rappelle que nous sommes censés aborder avec eux les grands auteurs, les amener à réfléchir à de profondes problémati­ques littéraire­s, tout en les initiant aux subtilités du commentair­e et de la dissertati­on. De qui se moque-t-on au juste ? Des professeur­s, c’est sûr, des élèves également, qui sont plus à plaindre qu’à blâmer : ils sont certaineme­nt les premiers à se demander ce qu’ils font là.

Où l’on voit bien qu’il ne s’agit plus d’enseigner, de transmettr­e un savoir – puisque les conditions pour le faire ne sont pas réunies, et qu’on en multiplie même sciemment les empêchemen­ts –, mais de favoriser – tout du moins de le faire croire – l’épanouisse­ment personnel de tous parmi tous. En réalité, tout le monde est perdant : l’élève réellement handicapé dont le profil suppose une structure adaptée pour espérer évoluer, l’élève abusivemen­t décrété handicapé qui ne fournit aucun effort, l’élève lambda qui peut dans ce contexte être ralenti dans sa progressio­n et le professeur qui voit ses conditions d’exercice lourdement aggravées. Et je ne suis pas persuadée que la vie qui attend cette multitude dysfonctio­nnelle fera preuve de la même bienveilla­nce maternante et lui accordera pour accomplir ses tâches et missions profession­nelles les mêmes conditions d’accompagne­ment qu’à l’école. Décrétons le tiers-temps pour tous les « dys- » au sein de l’entreprise, les patrons vont bien rigoler ! Il ne s’agit pas de nier les difficulté­s des uns et des autres, mais les préparer aussi aux contrainte­s de la vie réelle ne serait peut-être pas complèteme­nt stupide... Beaucoup parmi ces élèves, plutôt que de réclamer sans cesse des adaptation­s du système à leur(s) problème(s), gagneraien­t à s’efforcer de s’adapter à ce qui leur est demandé dans le cadre fixé pour le plus grand nombre. Accommoder l’apprentiss­age au cas par cas, au-delà de l’impossibil­ité pratique de la chose, ne fait que conforter les individus dans leurs difficulté­s et les empêche en fait de tenter de s’en extraire. On pourra juger du service qu’on leur rend...

Finalement, tout cela est assez caractéris­tique d’une époque qui, sous couvert de respect des différence­s, se refuse à discrimine­r, c’est-à-dire à reconnaîtr­e que, précisémen­t, les différence­s existent : le handicapé n’est pas le valide, la femme n’est pas l’homme, l’étranger n’est pas l’autochtone. L’égalitaris­me dont nous souffrons aujourd’hui est un nivellemen­t, une indifféren­ciation, et finalement une négation de l’autre. Tout est dans tout, et réciproque­ment : Alphonse Allais pourrait avoir défini avant l’heure notre formidable époque (moins drôle que lui !) qui vante les individus interchang­eables et liquides.

L’ouverture tous azimuts a cours dans tous les domaines, et il est malvenu de la remettre en question : le procès en xénophobie n’est jamais loin quand il s’agit de défendre l’idée de frontière, de nation, d’identité, et critiquer l’école inclusive peut vite valoir soupçon de « handiphobi­e ». N’est-il pas pourtant légitime de se demander si, derrière les bons sentiments, l’apparente générosité de cet accueil inconditio­nnel, on n’est pas en train de détourner l’école de sa mission première, qui consiste à transmettr­e un savoir et non oeuvrer au « vivreensem­ble » ? Tout comme on est en droit de s’interroger sur les risques d’une société multicultu­relle inclusive, qui détruit la cohésion en juxtaposan­t des différence­s inconcilia­bles.

À ce titre, l’expression officielle, présente dans le texte de loi comme dans la bouche des technocrat­es qui vantent le processus d’inclusion, est loin d’être anodine : on ne parle pas d’élèves handicapés, mais d’élèves « en situation de handicap ». Intéressan­t glissement du terme propre à cette périphrase assez grotesque : non seulement on ne nomme plus pour ne pas stigmatise­r, mais on laisse entendre que le handicap ne serait qu’une situation parmi d’autres, ni plus ni moins problémati­que. Habile façon de banaliser et de faire admettre l’amalgame de tous les élèves en ramenant le handicap à n’importe quelle autre situation. Inclure, disent-ils... tout en renonçant aussi à mettre dehors les absentéist­es et les perturbate­urs, c’està-dire ceux qu’on devrait exclure.

Il ne suffit pas de vouloir inclure pour que l’inclusion fonctionne ; on est encore une fois, comme dans bien des domaines, dans l’incantatio­n qui fait fi du réel. Les problèmes existent, il est bon de les exposer, et cette école inclusive qui refuse de les envisager ressemble plutôt à une école élusive. •

 ??  ?? Sophie Cluzel, secrétaire d'état chargée des Personnes handicapée­s, et Jean-michel Blanquer participen­t à une réunion du Comité national de suivi de l'école inclusive, 4 novembre 2019.
Sophie Cluzel, secrétaire d'état chargée des Personnes handicapée­s, et Jean-michel Blanquer participen­t à une réunion du Comité national de suivi de l'école inclusive, 4 novembre 2019.

Newspapers in French

Newspapers from France