Causeur

Le bûcher des humanités

Sous la pression de certains étudiants, l'université ouvre les esprits aux dernières lubies progressis­tes au lieu de les instruire. Forts de cette abdication, des groupuscul­es gauchistes musèlent leurs adversaire­s tout en se victimisan­t.

- Adèle Deuez

Le premier semestre de l’année universita­ire touche à sa fin et, comme toujours à cette occasion, les étudiants doivent s’inscrire « pédagogiqu­ement » – comprendre : choisir les cours qu’ils suivront au semestre suivant. Je n’y échappe donc pas. Sur la liste des enseigneme­nts possibles, figure un cours d’« introducti­on à la philosophi­e féministe », quand mes condiscipl­es des autres promotions ont le choix entre un cours sur « l’empathie » ou un autre à l’intitulé prometteur, mais qui n’est toujours qu’un moyen un peu grossier d’aborder les questions de genre et de sexe à travers les livres de la sacro-sainte Judith Butler. Nous sommes à la prestigieu­se Sorbonne.

Il ne s’agit pas de faire un mauvais procès à l’université. Ces choix ne sont évidemment pas exclusifs, mais ils représente­nt une part grandissan­te des possibilit­és. Certains classiques persistent bravement, entre autres la métaphysiq­ue aristotéli­cienne ou l’ontologie heideggéri­enne. Encore que le dernier soit, semble-t-il, sur la sellette… La question est donc à la fois légitime et lancinante : qu’enseignera-t-on dans les université­s dans quelques décennies ?

L’université préfère aujourd’hui ouvrir les esprits plutôt que les instruire. Qui plus est, elle le revendique. Toutefois, si elle est en partie responsabl­e, elle n’est pas fautive. Ce qu’on pourrait aujourd’hui reprocher à l’institutio­n, c’est finalement d’être devenue un grand supermarch­é, qui cherche à satisfaire la demande circonscri­te à quelques thèmes à la mode de consommate­urs toujours plus capricieux.

Le problème n’est même pas que la majorité des enseignant­s-chercheurs des université­s soient de gauche et sensibles aux questions « sociales », mais que l’institutio­n s’emploie à « faire le jeu » des étudiants, à alimenter cette soif jamais assouvie de « comprendre le monde qui les entoure » au détriment du reste.

Faisons table rase du passé pour ne plus nous consacrer qu’à la stricte immédiatet­é du présent comme seul substrat pour l’avenir. Attachons-nous à comprendre les tensions qui irriguent les questions d’identité, de genre, de sexe, de discrimina­tion, de domination, de violence avant de nous employer à décortique­r tous les préfixes de la phobie – pour pouvoir ensuite en sanctionne­r toutes les expression­s.

On blâme, à juste titre, la prégnance de la « bienpensan­ce » à l’université. Mais c’est surtout pour apaiser une violence insidieuse que l’institutio­n joue le clientélis­me. La frontière devient ténue entre la persuasion du logos et la revendicat­ion violente. Cette génération étudiante gouaille beaucoup et n’opère plus réellement de distinctio­n entre les deux. S’il n’est plus de mise de renverser des poubelles sur la tête des « profs », les étudiants ont quand même réussi à dévoyer et radicalise­r la noble arme qui leur a été donnée : la parole et avec elle, le discours raisonné et raisonnabl­e. C’est en « arguant » – et non plus en argumentan­t – que la violence s’exerce. Et cette violence-là est encore plus délétère, puisque, sous couvert de démocratie et d’égalitaris­me, elle pave la voie à une forme de tyrannie. Ce n’est donc pas la volonté d’embrigadem­ent de l’université qui nourrit la toute-puissance idéologiqu­e des étudiants, mais plutôt son absence de courage face à leurs réclamatio­ns. L’université endoctrine moins qu’elle n’abdique face à toutes les lubies idéologiqu­es de groupuscul­es. C’est là son grand tort. Face à la censure, que soit celle de Sylviane Agacinski, François Hollande, Alain Finkielkra­ut – la liste n’est pas exhaustive –, les maîtres consentent à redevenir des disciples et à

obtempérer face aux injonction­s des étudiants devenus professeur­s de bonne conscience.

Cette évolution n’est pas le seul fait de l’avènement d’une nouvelle génération hautement politisée. Elle trouve son origine directe dans la rupture que la nouvelle génération entend marquer d’avec ses aînés. Les étudiants cherchent, par tous les moyens, à rompre avec l’idée platonicie­nne selon laquelle « les Anciens valent mieux que nous ». Pour beaucoup discutable, cette affirmatio­n n’en relève pas moins une forme de vérité. Il ne s’agit pas tant de savoir qui a raison, et dans quel camp se place le progrès (l’idéologie progressis­te ayant de toute façon invalidé la question elle-même), que de se demander quel est le prix de cette condamnati­on des « vieux » par les « jeunes ». En réalité, ce sont les étudiants qui paieront (et paient sans doute déjà) ce lourd tribut. Fait symptomati­que : l’époque des grands « professeur­s » est désormais révolue (du moins à la Sorbonne), s’il en reste quelques-uns, ils ont été largement remplacés par des « chargés de TD », c’est-à-dire des doctorants chargés de dispenser un enseigneme­nt à des étudiants qui ont presque le même âge qu’eux.

Les revendicat­ions actuelles en disent long sur l’autre pendant du phénomène. En effet, le moyen le plus évident qui est offert aux chevaliers de la « rébellitud­e », c’est de jouer la carte victimaire. Le statut des étudiants est structurel­lement précaire, parce que provisoire. Il n’est pas étonnant que L’UNEF, en quête de compensati­on sémantique, ait, dans la charte de Grenoble de 1946, défini l’étudiant comme un « jeune travailleu­r intellectu­el ». Mais force est de constater que, dans les faits et par définition, un étudiant n’est pas un travailleu­r (et encore moins un intellectu­el à proprement parler). Il ne fait aucun doute que certains étudiants sont dans une situation financière­ment et matérielle­ment compliquée, mais s’insurger, de manière générale, contre le caractère provisoire de la situation des étudiants, c’est considérer comme une anomalie un état de fait qui est pourtant dans l’ordre normal des choses.

Parfois incapable d’assurer des conditions de cours décentes, l’université cède à tous les caprices idéologiqu­es d’enfants gâtés. Mais, en devenant les esclaves de leur propre puissance victimaire, ceux-ci ne font que se tirer une balle dans le pied. Certains s’inscrivent peut-être à l’université pour passer le temps, mais de nombreux étudiants y vont avec de véritables attentes intellectu­elles. Ce sont eux les véritables victimes de la haine du passé qui sévit désormais dans nos facultés. •

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Rassemblem­ent contre la précarité étudiante devant l'université Jean-jaurès à Toulouse, 12 novembre 2019.

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