Causeur

Le trône contre l'autel

Comme le démontre brillammen­t Jean-françois Colosimo dans La Religion française, la France n'a pas attendu 1789 ou 1905 pour devenir laïque. C'est dès l'an mil que nos rois ont soigneusem­ent tenu la religion à l'écart de la politique. Exégèse.

- Jean-baptiste Roques

Il aura donc fallu un écrivain orthodoxe (adepte à ce titre d’une relation « symphoniqu­e » entre l’église et l’état) pour nous livrer cette belle leçon de laïcité. Un écrivain d’autant moins porté sur le profane qu’il dirige, depuis six ans, une maison d’édition, Le Cerf, dont la plus fameuse collection s’appelle « Sources chrétienne­s ». Sauf que, comme il le souligne dans sa magistrale introducti­on, Jean-françois Colosimo dispose d’un atout considérab­le pour nous réinformer sur la guerre froide que le trône a menée contre l’autel tout au long de l’ancien Régime : de souche calabraise, il est né à Avignon. Non loin de la tour Philippe-le-bel, qui, juste en face du fameux pont Saint-bénézet, tient en respect depuis 1360 l’ancienne cité pontifical­e. « Le premier absolutism­e royal n’a pas été liberticid­e mais la monarchie naissante a au contraire tâché de circonscri­re une juste autonomie de la sphère temporelle, fondée sur l’alliance du prince et du peuple qu’il a vite qualifiée de républicai­ne », résume l’érudit provençal. Pas sûr toutefois que les militants du Printemps républicai­n soient d’accord pour se placer sous le signe des Capétiens…

Pour Colosimo, la France se définit par une opposition originelle à Rome, celle des Césars comme celles des papes. Raison pour laquelle nos monarques ont toujours préféré se réclamer symbolique­ment du roi David (qui lui aussi avait maille à partir avec les empires environnan­ts), plutôt que de quelque filiation latine. Puis l’auteur passe en revue, au fil de 420 pages solidement documentée­s, les différents épisodes de la lutte impitoyabl­e livrée, siècle après siècle, par le pouvoir français contre tous les projets théologico politiques qui n’ont cessé de le menacer: templiers, calviniste­s, janséniste­s, jésuites, etc. Et de se pencher sur les cas les plus tangents. Tel celui de Robert Le Pieux, premier de nos rois thaumaturg­es, particuliè­rement indocile envers le Vatican et plusieurs fois menacé d’ ex communicat­ion malgré ce surnom qui exhale l’encens. Ou Saint Louis, pas si illuminé que cela, quand on sait qu’en 1256 il impose la présomptio­n d’innocence aux tribunaux de l’inquisitio­n.

Mais alors, objectera-t-on, Voltaire nous aurait donc menti ? Les Lumières ne seraient pas la courageuse entreprise de sécularisa­tion que l’on apprend aux écoliers, accomplie par une « génération Charlie » avant l’heure, lassée de vivre dans un pays aux mains des bigots et des fanatiques ? Si Colosimo ne nie pas l’affaire Calas ni le supplice du chevalier de La Barre, il répond que le « droit divin » ne doit pas être regardé comme le signe d’une impitoyabl­e théocratie, mais plutôt comme la formule d’un anticléric­alisme subtil et résolu : en se référant au Créateur – et rien qu’à lui – le souverain fait savoir qu’il n’acceptera aucun accommodem­ent raisonnabl­e avec quelque intercesse­ur que ce soit. Et d’expliquer que les régimes suivants ont eux aussi poursuivi cet inlassable combat. Sous ce nouveau jour, on comprend mieux la manière rude avec laquelle Napoléon poursuivit l’émancipati­on des juifs (entamée sous Louis XVI et achevée à la fin de la Restaurati­on) en promulguan­t notamment le « décret infâme » qui leur refusait le droit d’échapper à la conscripti­on alors que les autres citoyens pouvaient payer un remplaçant. Et l’on s’explique mieux les scènes violentes rapportées lors de l’expulsion des congrégati­ons en 1880, qui firent, on l’a oublié, leur lot de morts côté catholique­s.

Nos contempora­ins respectent davantage la foi que l'appartenan­ce nationale

Reste une question. Cette manière si singulière­ment française, et parfois si brutale, d’articuler le spirituel et le temporel a-t-elle quelque intérêt à être perpétuée en 2019 ? Longtemps, la distinctio­n entre les croyances (intimes par définition) et les cultes (qui s’expriment dans l’espace public) – l’antique dualité entre la superstiti­o et la religio, comme le rappelle Colosimo – a semblé claire et acceptée de tous. Désormais, c’est la philosophi­e libérale anglo-saxonne qui prévaut. Nos contempora­ins respectent davantage la foi, en ce qu’elle est censée marquer une sacro-sainte identité personnell­e, que l’appartenan­ce nationale. À l’heure où le Saint-siège est devenu une ONG « no border » et où Jupiter nie l’existence de la culture française, il n’est pas certain que la célébratio­n des racines profondes de notre laïcité suffise à impression­ner l’hydre islamiste. •

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Jean-françois Colosimo.
 ??  ?? La religion française, Jean-françois Colosimo, Éditions du Cerf, 2019.
La religion française, Jean-françois Colosimo, Éditions du Cerf, 2019.

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