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Michel Desgranges L'ami des Belles Lettres

L'éditeur de Muray aux Belles Lettres Michel Desgranges se souvient avec émotion de son ami disparu. Aujourd'hui romancier retiré à la campagne, cet érudit dézingue à tout-va. Portrait.

- Daoud Boughezala

Quel est le point commun entre Iggy pop, Francis Lalanne, Dominique Venner et Philippe Muray ? Tous ont été publiés aux éditions des Belles Lettres par un certain Michel Desgranges. Aujourd’hui retiré dans sa maison de campagne, l’homme vit en quasiermit­e avec sa charmante épouse au coeur d’une région où il n’a aucune attache. « Je ne m’aventure jamais à plus de trois kilomètres », confesse ce Parisien repenti aux airs de hippie à gros pull.

Au milieu de sa bibliothèq­ue, l’hôte des lieux exhume ses souvenirs. C’est en 1969 qu’il rencontre Muray à la rédaction du magazine Détective, dont Desgranges réécrivait les articles. « Est arrivé un jeune homme qui voulait gagner de l’argent en écrivant des bêtises pour pouvoir faire des choses plus intéressan­tes. » Des bêtises alimentair­es, Philippe Muray en écrira beaucoup avant de bâtir une oeuvre personnell­e. Le nègre des « Brigade mondaine », mélange de SAS et de Harlequin, avait commis un premier roman très classique, Une arrière-saison (1968), qu’il renia jusqu’à le faire retirer de sa bibliograp­hie. Hélas, on ne gagne pas son pain quotidien « en écrivant des livres qui se vendent à 1 500 exemplaire­s et rapportent 850 euros tous les deux ans. Philippe écrivait donc trois “Brigade mondaine” par an. Ça lui prenait dix jours à chaque fois, mais il en souffrait, car c’était fortement répétitif et d’un niveau de plus en plus bas. »

Les deux amis se perdent un peu de vue dans les années 1970 lorsque Muray s’est retrouvé embringué avec les farceurs et les bavards de Tel quel, la revue maoïste de Philippe Sollers. L’empire du Bien (1991) scelle leurs retrouvail­les artistique­s sous les auspices des Belles Lettres, maison que Michel Desgranges a reprise quelques années plus tôt. Leur complicité tout en pudeur s’achève un jour de février 2006 par l’envoi d’un courrier lapidaire, où son vieux Philippe annonce presque rigolard le cancer foudroyant qui l’emportera dans la quinzaine.

Par amitié pour Muray, qui y écrivait, Desgranges publia un temps L’atelier du roman, revue littéraire « très très éloignée de (s)es conviction­s intellectu­elles » dont les brillantes plumes, amatrices de Gombrowicz, Kafka ou Joyce, « défendent une conception de la littératur­e au lieu d’écrire de la littératur­e ». De là à adresser le même grief à Philippe Muray, dont les romans n’égalent pas la virtuosité des essais, il y a un pas que Michel Desgranges refuse de franchir. Pourtant, l’obsession d’une théorie de la littératur­e, qui tenaillait Muray, est sans doute la pire ennemie du romancier. L’auteur du xixe siècle à travers les âges n’a néanmoins jamais cédé au romantisme révolution­naire. Militer, c’est se limiter. « La question politique ne jouait pas pour Philippe. Il exprimait une critique de la société, pas une idéologie. »

Desgranges note néanmoins un infléchiss­ement dans la trajectoir­e de son ami génial : l’engagement au sein du →

très antitotali­taire Comité des intellectu­els pour l’europe des libertés. Au sortir de l’aventure Tel Quel, au tournant des années 1970 et 1980, Muray y a côtoyé les hérauts de l’anticommun­isme qu’étaient Revel, Aron, Besançon ou Ionesco. Au début de la décennie suivante, les lecteurs de L’idiot internatio­nal découvrent avec enchanteme­nt ses premiers articles dans le quotidien de Jean-edern Hallier. « Un hobereau conservate­ur breton qui s’amusait à prendre le parti de révolution­naires », en sourit encore Michel Desgranges, que Muray avait présenté à Hallier.

Du flirt éditorial entre Desgranges et Hallier, naîtra le best-seller La Force d’âme, 200 000 exemplaire­s vendus aux Belles Lettres grâce à cet extravagan­t « qui avait une grande passion dans la vie : escroquer ses éditeurs » ! Le borgne éructant a d’ailleurs joué un tour pendable à Desgranges en publiant ce florilège d’articles incendiair­es, dont certains lui avaient valu des condamnati­ons à payer de lourds dommages et intérêts aux courtisans mitterrand­iens Bernard Tapie, Jack Lang et Georges Kiejman. Edern-hallier conclut un gentlemen’s agreement avec son éditeur (« Pivot veut bien m’inviter dans son émission si mon livre ne contient pas d’attaques contre eux… ») en vertu duquel les premiers exemplaire­s imprimés sont envoyés au pilon et les nouveaux exemplaire­s caviardés. Lorsque Jean-edern passe chez Pivot, il pérore : « Mon éditeur, qui est un lâche, un cochon et un voyou, n’a pas osé publier ceci et cela… mais si vous le voulez, je vous en enverrai des copies. Il suffit de m’écrire aux Belles Lettres. » Non content de le calomnier et de l’injurier, Edern-hallier récupère 60 000 euros au nez et à la barbe de Desgranges ! « On s’est fâchés, il m’a menacé de me faire assassiner par des Yougoslave­s… » Les années passant, Edern-hallier perdant la vue, leur relation commune Gilbert Collard supplie Desgranges de se réconcilie­r avec ce vieil aveugle. Ultime pied-de-nez au destin, Les Belles Lettres et les éditions du Rocher coéditent les pamphlets L’honneur perdu de François Mitterrand puis Les Puissances du mal. Double jackpot ! Aujourd’hui, Desgranges regrette les éditeurs de la trempe des Jean-paul Bertrand (Le Rocher) et Vladimir Dimitrijev­ic (L’âge d’homme), des mordus pleins de cette abnégation qui fait les mauvais gestionnai­res.

Michel Desgranges peut être fier de son itinéraire d’enfant gâté par les dieux. En touche-à-tout prodige, il a tâté du journalism­e, de l’industrie, de la production de disques de metal avant d’écrire des romans (voir encadré). Mais l’oeuvre de sa vie demeure Les Belles Lettres, la maison désormais centenaire qu’il a rachetée en 1985 et dont il préside encore le conseil de surveillan­ce. Dès son adolescenc­e au collège d’oratoriens, son professeur de latin, Pierre Grimal, qu’il éditera par la suite, lui inocule le virus de la culture classique. En dépit de ses talents, l’étudiant n’a pas longtemps encombré les couloirs de la Sorbonne. Il aura suffi d’une visite médicale obligatoir­e au début de la deuxième année pour qu’il décampe et arrête ses études, refusant par principe de se soumettre aux desiderata de l’administra­tion, comme il s’en expliquera dans une lettre adressée au président de l’université. Si jeune et déjà insoumis…

La quarantain­e venue, Desgranges rééditera l’ensemble du catalogue classique des Belles Lettres, l’enrichissa­nt d’auteurs aussi peu attendus que Philippe Léotard (helléniste à ses heures) ou Ludwig von Mises. Entre sa collection de DVD indiens et ses maquettes de trains du far west, ce libertarie­n revenu de sa jeunesse pro-algérie française vitupère contre l’antilibéra­lisme pavlovien d’une certaine droite : « Comment peut-on parler de libéralism­e dans un pays où a été totalement abolie la liberté d’expression, où chaque jour sont édités de nouvelles normes qui obligent et interdisen­t, et où 50 % du revenu de la population va dans les caisses de l’état ? Dans une société libérale, il y aurait la liberté d’expression et le droit d’acheter de la cocaïne… » En haut d’une étagère, Desgranges cache un volume de La France foutue, satire pornograph­ique contre-révolution­naire au service du trône et de l’autel. Lire, rire et forniquer : nos aïeux savaient vivre, eux ! •

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Michel Desgranges.
 ??  ?? Michel Desgranges, Les Philosophe­s, Les Belles Lettres, 2019.
Michel Desgranges, Les Philosophe­s, Les Belles Lettres, 2019.

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