Causeur

Caroline De Haas, la fortune de la vertu

Au cabinet de Najat Vallaud-belkacem, Caroline De Haas a contribué à faire adopter le texte qui oblige le secteur public à financer des formations contre le harcèlemen­t. La militante a ainsi créé le marché de sa future entreprise. À défaut d'être moral, t

- Erwan Seznec

Mai 2012. Caroline De Haas a 32 ans. Elle a suivi le parcours classique d’une militante socialiste de sa génération. Secrétaire générale de l’union des étudiants de France (UNEF) de 2006 à 2009, administra­trice de La Mutuelle des étudiants (LMDE) – et spectatric­e passive de son naufrage (voir encadré) –, elle patiente quelques mois comme chargée de mission à Touristra, un opérateur de tourisme proche de la CGT, avant de devenir, en novembre 2009, attachée de presse du porte-parole du PS, Benoît Hamon. À la même époque, elle participe au lancement de l’associatio­n Osez le féminisme. En mai 2012, elle gravit une marche supplément­aire en intégrant le cabinet de la nouvelle ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-belkacem.

La petite équipe se bat pour exister et elle y arrive plutôt bien. En moins d’un an, le cabinet imprime sa marque à deux textes importants. Il y a d’abord la loi du 6 août 2012 sur le harcèlemen­t sexuel, puis le protocole d’accord sur l’égalité profession­nelle dans la fonction publique, signé le 8 mars 2013. Celui-ci débouche sur une « charte pour la promotion de l’égalité et la lutte contre les discrimina­tions », signée le 17 décembre 2013 par l’état et les syndicats du public.

Contraigna­nte, la charte prévoit des « formations spécifique­s » pour « connaître, prévenir et traiter le harcèlemen­t sexuel et moral » et précise que « tout nouvel entrant dans la fonction publique devra recevoir une formation dédiée à ces problémati­ques » et aux « violences particuliè­res faites aux femmes ». Soit, au bas mot, plusieurs dizaines de milliers de clients chaque année.

En mai 2013, Caroline De Haas quitte le ministère. Moins de trois mois plus tard, le 27 juillet, elle dépose au registre du commerce les statuts d’une société anonyme à actionnair­e unique (SASU), nommée « Égaé, d’égal à égale », ayant vocation à dispenser des formations spécifique­s pour connaître, prévenir et traiter le harcèlemen­t sexuel et moral, à destinatio­n des employeurs publics...

Sur le moment, personne ne tique, excepté une vieille connaissan­ce de Caroline De Haas, Baki Youssoufou. Ex-leader de la Confédérat­ion étudiante, un syndicat concurrent de L’UNEF, il publie en ligne, le 25 mai 2013, un texte cinglant : « Ce matin, après avoir lu le tweet d’une copine [...] concernant une formation des élues locales et élus locaux dont le thème principal est “L’égalité femmes-hommes dans les collectivi­tés : comment agir ?”, je me suis dit que moi aussi, je veux avoir mon projet irréalisab­le, mais qui va m’apporter du pognon. » Baki Youssoufou vient d’apprendre que Caroline De Haas allait donner des cours à l’institut européen des politiques publiques (IEPP), un organisme de formation continue qui travaille beaucoup avec les maires et les parlementa­ires. « Elle devient donc formatrice des élus sur un sujet pour lequel elle était au ministère ? Mouais ! [...] En gros, elle va présenter une sensibilis­ation qu’elle a réalisée pour le compte de son ancien employeur à des fins privées et personnell­es. [...] On peut avoir de

sérieux doutes sur l’origine des données utilisées pendant cette formation », pointe Baki Youssoufou.

« Le cabinet de Najat Vallaud-belkacem était très resserré, cinq personnes, pas plus, souligne un ancien collaborat­eur du même gouverneme­nt. Il ne fait aucun doute que Caroline De Haas a été associée aux travaux sur la loi d’août 2012 et la charte de 2013. Elle en connaissai­t les contenus et savait exactement de quoi les administra­tions auraient besoin en termes de formation. Quand elle était en fonction, elle a élaboré une session de sensibilis­ation au sexisme à destinatio­n des ministères, ce qui l’a mise en contact avec les référents “discrimina­tion” des administra­tions centrales. Beaucoup d’entre eux s’ennuyaient. Leur fonction était peu valorisée. Elle s’intéressai­t à leur travail, elle a été bien accueillie. »

Tout cela est-il bien légal ? Selon Jean-françois Kerléo, professeur de droit public à l’université d’aix-marseille, oui. « Aujourd’hui, ce serait peut-être différent, car une loi votée en août 2019 a précisé les contours du conflit d’intérêts pour les collaborat­eurs de cabinet. À ma connaissan­ce, en 2013, en revanche, aucune dispositio­n n’interdisai­t à une personne venue du privé de développer une activité de conseil après un passage dans un ministère, même dans des domaines en rapport avec ce ministère. » L’exemple vient d’en haut. D’emmanuelle Cosse à François Fillon, en passant par Dominique de Villepin et Dominique Strauss-kahn, de nombreux ex-ministres ont créé leur société.

Un business rentable, mais fragile

Caroline De Haas assure avoir demandé le feu vert de la commission de déontologi­e de la fonction publique en 2013. C’est tout à son honneur. Comme le soulignait la commission elle-même dans son rapport annuel 2013, les personnes qui quittent le service de l’état « recourent rarement à la possibilit­é qui leur est offerte de saisir directemen­t la commission » !

Celle-ci lui aurait interdit de travailler avec les services du ministère pendant trois ans1. Si c’est exact, la commission aurait aussi dû se pencher sur le cas de Pauline Chabbert, associée de De Haas au sein d’égaé. Elle a été en poste au ministère des Affaires étrangères de 2009 à 2013, comme responsabl­e des questions de genre et développem­ent. →

Dès sa première année d’exercice comme consultant­e spécialisé­e dans les questions d’égalité hommes-femmes, elle a travaillé pour le Quai d’orsay et au moins deux de ses satellites, l’agence française de développem­ent et l’institut français2.

« Dans une telle situation, poursuit Jean-françois Kerléo, ce n’est pas le consultant qui prend un risque, mais le fonctionna­ire qui contractua­lise avec lui, car il peut commettre un délit de favoritism­e ou de prise illégale d’intérêt. La jurisprude­nce est très stricte, à cet égard. Un simple lien d’amitié suffit. En avril 2018, la Cour de cassation a confirmé la condamnati­on d’un maire qui avait choisi pour un marché de BTP une société dont le patron était de ses partenaire­s de golf ! »

Caroline De Haas et Pauline Chabbert ne sont pas les seules membres d’égaé à avoir travaillé dans un ministère. Une autre collaborat­rice est passée par le Conseil supérieur de l’égalité profession­nelle, rattaché à Matignon. Une autre encore a participé à la rédaction du « plan égalité 2014 » du ministère de l’enseigneme­nt supérieur et de la Recherche. Autrement dit, plusieurs collaborat­rices d’égaé ont en commun d’avoir traité, dans la sphère publique, les sujets sur lesquels elles vendent leur expertise dans le privé.

Le chiffre d’affaires d’égaé a progressé de 176 900 euros en 2014 à 502 000 euros en 2018. La société a dégagé un bénéfice en 2018 (58 000 euros) après trois exercices déficitair­es. 2019 devrait être une bonne année. Égaé, associé à d’autres cabinets, a gagné deux appels d’offres totalisant plus de 1,6 million d’euros pour des formations à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes destinées aux ministères de la Santé, du Travail et des Sports. En y ajoutant les collectivi­tés et leurs satellites, le secteur public représente la quasi-totalité de l’activité d’égaé. Une position qui n’est pas sans risque. Si les fonctionna­ires qui ont côtoyé de près ou de loin les représenta­nts d’égaé dans le passé commençaie­nt à craindre les accusation­s de favoritism­e, le vent pourrait tourner. D’où, sans doute, le besoin de se diversifie­r vers le privé.

Diversific­ation à haut risque

Le cabinet s’y emploie. En 2017 déjà, choisi comme prestatair­e pour de la formation continue par un grand organisme paritaire (L’agefos-pme), Égaé propose aux stagiaires « un accompagne­ment personnali­sé, sur mesure, dans les locaux de l’entreprise­3 ».

Mais Caroline De Haas le reconnaît sur son blog Mediapart, dans un billet du 19 mars 2019 : « vraiment très peu » d’entreprise­s se laissent convaincre. Jusqu’à plus ample informé, il y en a eu deux, Mediapart et le groupe Le Monde-télérama. Chez ce dernier, la mission a débouché sur le licencieme­nt de deux cadres de Télérama pour harcèlemen­t et comporteme­nt sexiste, en mai 2019, sur la base des témoignage­s recueillis par une cellule d’écoute mise en place par Égaé. Un client prestigieu­x pour un résultat spectacula­ire.

Jusqu’à présent, en effet, les actions d’égaé dans la fonction publique n’ont guère provoqué de remous, ce qui tranche avec la gravité de la discrimina­tion quasi systémique décrite par Caroline De Haas. À Télérama, enfin, des têtes tombent ! Paradoxale­ment, cette victoire place Égaé en position vulnérable. Comme les deux salariés licenciés de Télérama ont saisi le conseil des prud’hommes, les conclusion­s de la cellule d’écoute seront examinées de manière contradict­oire, sur la base du Code du travail.

En attendant la décision des juges, un autre élément peut inciter à la prudence les entreprise­s intéressée­s par les prestation­s d’égaé. Au moment où le cabinet montait à Télérama ce dossier qui s’avère risqué, il assurait en parallèle un module de formation pour l’institut de la gestion publique et du développem­ent économique (IGPDE). Cet organisme de formation est rattaché au secrétaria­t général du ministère de l’économie et des Finances, cotutelle, entre autres, de l’inspection du Travail... Le stade où le cabinet formerait des magistrats et des inspecteur­s du Travail aux violences sexistes tout en étant partie prenante dans des plaintes en cours approche dangereuse­ment. Un géant du conseil comme KPMG peut certaineme­nt cloisonner les missions assurées par ses centaines de consultant­s. Au sein d’une équipe de moins de dix personnes comme celle d’égaé, c’est plus difficile.

Quoi que l’on pense de Caroline De Haas, de sa sincérité (probable), de son courage (indéniable) et de son sens de la mesure (inexistant), elle sera probableme­nt appelée à choisir bientôt. Conseil en ressources humaines ou agitatrice ? Le premier rôle paye bien. Le second lui va peut-être mieux. •

1. Elle n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais c’est ce qu’elle a affirmé à L'express. Portrait publié le 16 mars 2017, sous le titre « Caroline De Haas, une pro de la com’ à l’assaut de l’assemblée ».

2. Pauline Chabbert a publié un communiqué de presse pour s’en féliciter, le 21 octobre 2014.

3. Brochure Égaé du 18 octobre 2017.

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Caroline De Haas.
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Caroline De Haas lors de la première réunion du Groupe F, un « mouvement féministe de masse de lutte contre les violences sexistes et sexuelles », Paris, 5 janvier 2017.

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