Causeur

Retraites, le suicide français

- Jean-luc Gréau

Avec la réforme des retraites, la

France paie quarante années d'erreurs économique­s. Pour éviter de baisser le niveau des pensions et de déprimer la consommati­on, le gouverneme­nt devrait financer le déficit des retraites par l'émission de bons du Trésor garantis par la Banque centrale européenne.

Combien sommes-nous inégaux sous la toise des retraites ! Selon que nous aurons connu la réussite profession­nelle ou non, que nous aurons bénéficié d’un statut protecteur ou pas, que nous aurons joui d’une prébende d’état ou pas. Mais aussi selon notre âge. Car le contexte qu’affrontent les jeunes génération­s est le moins favorable depuis quarante ans. Pour nombre d’entre eux, l’horizon de la retraite est bouché.

Mais la question de l’âge influe aussi sur notre perception de l’imbroglio en cours. Les quinqua- →

génaires, sexagénair­es ou septuagéna­ires, dont votre serviteur, qui ont vécu la grande grève de décembre 1995, ont le sentiment de vivre en décembre 2019 un remake avec la même intrigue et les mêmes personnage­s, l’intrigue manichéenn­e qui oppose les réformateu­rs d’un système budgétivor­e aux défenseurs de droits justement acquis, des robots à des humains de chair et de sang, des oppresseur­s à des troubadour­s du peuple.

Sauf précisémen­t que le contexte a changé. Autant le problème apparaissa­it soluble il y a vingt-trois ans – il suffisait de soumettre au vote des Français le principe de l’égalité devant la retraite, à cotisation­s égales retraites égales, tandis que nous avons subi la capitulati­on des matamores Chirac et Juppé – autant le problème actuel est pourri jusqu’à son tréfonds.

Un suicide collectif des décideurs

Quarante années d’erreurs et de fautes politiques nous ont placés dans une souricière, pour le budget, pour le commerce extérieur, pour l’emploi et les retraites. Autant leur recension s’avère fastidieus­e, autant elle s’avère nécessaire. Premier jalon, la retraite à 60 ans décidée par Mitterrand en 1981 au moment où l’espérance de vie s’accroît et où la croissance fléchit. Deuxième jalon, l’augmentati­on des pensions à partir d’un rachat de points offert par le patronat dans les années 1980. Troisième jalon, le Marché unique européen aux termes duquel il est interdit aux États membres de lancer des projets stratégiqu­es tels qu’airbus et, surtout, de soutenir par des allègement­s de charges appropriés les secteurs exposés à la concurrenc­e du grand large. Quatrième jalon, la faute décisive du choix de l’unificatio­n monétaire, décidée pour d’obscurs motifs politiques. Nous sommes tombés dans la trappe d’une monnaie germanique nommée euro qui a généré désindustr­ialisation, dépression de l’emploi et des salaires des secteurs concurrent­iels, perte sous-jacente de recettes fiscales et sociales. Cinquième jalon, la globalisat­ion initiée par les financiers anglo-américains appuyés sur le Parti communiste chinois, à laquelle il était d’autant plus difficile de se soustraire qu’elle ouvrait des opportunit­és nouvelles à l’industrie allemande. Sixième jalon, le régime des 35 heures qui a vu naître une culture du non-travail sous les auspices enchanteur­s de la société des loisirs. Septième jalon, les crises de 2008 et 2010 enracinées précisémen­t dans la globalisat­ion et la monnaie unique.

Il y a de plus en plus de retraités chaque année et de moins en moins de cotisants

Ce suicide engage la responsabi­lité collective des « décideurs » politiques, si l’on ose dire, de droite et de gauche, des syndicats retranchés dans leurs forteresse­s du secteur public, des vestales médiatique­s et du patronat. Un patronat dont Flaubert aurait dit que sa responsabi­lité était « hénaurme », un patronat qui a joué les boutefeux de la monnaie unique et de la globalisat­ion, un patronat dont les grands membres jouent au sport collectif de la délocalisa­tion, un patronat qui rejette dans les ténèbres extérieure­s les salariés quinquagén­aires et sexagénair­es.

Mais voici que ces acteurs fautifs sont rattrapés par leurs fautes. Les décideurs politiques n’ont plus de choix et n’ont, par voie de conséquenc­e, plus rien à décider au sens propre. Les forteresse­s du secteur public menacent ruine. Les vestales médiatique­s éprouvent quelque mal à entretenir la flamme sacrée, menacée par le souffle populiste. Les patrons sont à la merci d’une nouvelle Grande Dépression qui balaierait leurs calculs aventurés.

Que faire ?

Je crois deux choses nécessaire­s. La première consiste à s’extraire du moment présent pour faire l’énoncé vrai d’un problème insoluble. La seconde conduit à s’extraire de l’écheveau des solutions techniques ou idéologiqu­es proposées par les acteurs du paysage politico-médiatique pour aller chercher des lumières dans la théorie économique, la vraie, et non pas la tambouille toxique des « think tanks » et des économiste­s de banque.

La question des retraites est une question comptable. Il y a de plus en plus de retraités chaque année et de moins en moins de cotisants, bon an mal an. Faute de pouvoir augmenter les rémunérati­ons dans le secteur privé comme dans le secteur public, la masse des revenus est vouée à stagner dans la durée, dans le meilleur des cas. La majoration des cotisation­s, théoriquem­ent envisageab­le, alourdirai­t le fardeau d’un salariat précarisé pour maintenir tout juste les pensions définies. Les régimes spéciaux du public, plus ou moins justement décriés selon le cas d’espèce, n’offrent pas d’économies substantie­lles, même si elles étaient rayées d’un trait de plume. Les fonctionna­ires territoria­ux, en large surnombre, sont inamovible­s. Des difficulté­s supplément­aires, spécifique­s, sont apparues au fil du temps : chômage des seniors, pauvreté croissante des retraités du commerce, de l’artisanat et de la paysanneri­e.

Enfin, sous un angle global, la mise en oeuvre de nouvelles mesures d’ajustement aurait aussi pour effet de déprimer une croissance qui peine à s’élever au-dessus de zéro.

Et les mesures courageuse­s que l’on pourrait prendre, telles que la pénalisati­on des sociétés cotées qui jettent à la rue les quinquagén­aires et les sexagénair­es ou les incitation­s à un emploi précoce des jeunes qui s’enlisent dans des formations interminab­les à bac + 7 ou + 8, offrent surtout des satisfacti­ons pour l’esprit. La question comptable des retraites a franchi un seuil critique.

Reste l’arme de destructio­n massive constituée par la retraite par points. La retraite par points ne manque pas de séduction, dans la mesure où elle offrirait la faculté d’un départ progressif des personnes d’âge mûr qui céderaient leur place après avoir formé de jeunes remplaçant­s. Elle est techniquem­ent irréprocha­ble. Mais elle ouvre un abîme social dans toute la mesure où elle permet au pouvoir en place de réduire les pensions individuel­les et catégoriel­les pour en ajuster le poids global sur les recettes disponible­s. Elle instituera­it un régime de répartitio­n à cotisation­s définies en lieu et place du régime à prestation­s définies. À l’instar des retraites par capitalisa­tion qui sont servies par IBM ou Boeing, dont les bénéficiai­res sont tributaire­s des gains des fonds qui les prennent en charge.

Il y a longtemps de cela, alors que nous semblions prospères, certains ont proposé un financemen­t des retraites par la création de monnaie nouvelle. Il y avait de quoi heurter tous les esprits pour lesquels les revenus doivent être issus du travail ou de droits acquis par le travail. Mais nous voilà exposés aux basses eaux de la déflation qui menacent de mettre à sec le navire France. L’interdit n’a plus lieu d’être. Nécessité fait loi. Je propose de financer par de la monnaie nouvelle l’écart entre les recettes disponible­s et les pensions définies, ainsi que les mesures d’âge telles que les préretrait­es et les complément­s de retraite des artisans, des commerçant­s et des paysans.

Il s’agirait, dans la pratique, de permettre l’émission de bons d’état par le Trésor public français, au bénéfice des régimes de retraite. Ces bons seraient présentés aux guichets de la Banque centrale européenne qui émettrait en contrepart­ie de la monnaie nouvelle. L’opération s’inscrirait dans le registre de la lutte contre la déflation rampante, contre laquelle la banque de Francfort s’évertue sans grand succès en inondant les marchés financiers de monnaie nouvelle. Tandis que la monnaie nouvelle finançant les régimes de retraite se déverserai­t sur les marchés économique­s de la consommati­on. La BCE, qui a racheté quelque 4 500 milliards de dettes pour sauver les banques et l’euro, nous doit bien ça. •

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Emmanuel Macron visite un Ehpad à Talence (Gironde), décembre 2016.

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