Causeur

CORAN ALTERNATIF

- Par Franck de Leyne

Le Coran des historiens, dirigé par Mohammad Ali Amir-moezzi et Guillaume Dye, est une somme révolution­naire. L'analyse historico-critique des sourates éloigne le Coran d'allah pour le rapprocher des hommes, révélant des influences diverses, notamment chrétienne­s. Aux imams d'en tirer matière à réflexion.

Le Coran, texte dit incréé, c’est-à-dire rédigé par Mahomet sous la dictée d’allah, constitue l’un des mythes fondateurs de l’islam autant qu’un défi concret à l’adaptation de cette religion au monde moderne. Des auteurs, comme Florence Mraizika1, avaient déjà oeuvré à la déconstruc­tion de la lecture traditionn­elle de ce texte. Le Coran des historiens, publié sous la direction de Mohammad Ali Amir-moezzi et Guillaume Dye, éloigne un peu plus le Coran d’allah pour le rapprocher des hommes ainsi que de leurs contradict­ions. Cette somme révolution­naire et aconfessio­nnelle achève de convaincre le lecteur qu’à l’instar de l’ancien et du Nouveau Testament, le Coran se révèle un « texte composite », un patchwork aux sources variées, un mille-feuille scripturai­re. Mais ce n’est, bien sûr, pas le seul apport de cet impression­nant travail de recherche.

Cette exégèse historico-critique fait en effet table rase des présupposé­s sur la compositio­n et la lecture du Coran. Comme le résume Guillaume Dye : « L’un des problèmes majeurs des études coraniques a souvent été une forme de dogmatisme, et une incapacité à concevoir des explicatio­ns différente­s de la version traditionn­elle, qui repose pourtant parfois sur des bases assez fragiles. » Ce qui a présidé à ce projet, c’est la recherche d’une nouvelle vision.

Ainsi, l’hypothèse d’un Coran compilé sous Uthmân (574-656), compagnon de Mahomet, se voit révoquée au profit de l’influence plus tardive du cinquième calife Abd-al-malik (646-705) qui disposait des « ressources pour se lancer dans un travail éditorial de ce type ». On y découvre également un texte qui n’est pas encore stabilisé à la fin du viie siècle, et donc achevé plus tardivemen­t que l’histoire officielle ne le dit. Enfin, les auteurs taillent en pièces l’idée d’un document qui n’aurait pas varié, et dont le processus d’écriture et de compositio­n s’est probableme­nt étalé sur plusieurs décennies. Il en ressort qu’un travail de rédaction « a pu avoir lieu durant les années qui séparent la mort de Mahomet de la constituti­on du codex coranique ».

Même pour des lecteurs familiers de théologie, les surprises sont nombreuses et souvent belles, à l’image des pages consacrées à l’« archéologi­e préislamiq­ue », qui proposent d’écrire une histoire de l’arabie à l’aide non plus des traditions, mais des archives des pays de la région ou des inscriptio­ns conservées sur les ruines. Elle dévoile une Arabie préislamiq­ue forte de ses royaumes cultivés, urbains et moins polythéist­es qu’on ne le prétend. L’« analyse des graffitis » – le Coran des pierres – constitue notamment « une vaste source de connaissan­ce sur les premières génération­s de musulmans ». Bien que le statut des « graffitis coraniques » reste ambigu, le spécialist­e « est en droit de se demander dans quelle mesure certains énoncés différents et “non conformes” ne seraient pas les traces […] de versions alternativ­es du Coran ».

L’article consacré aux manuscrits coraniques mérite le qualificat­if de fascinant. On y apprend l’existence de nombreuses archives, d’écrits méconnus conservés sur microfilm – des trésors qui présentent de multiples variations avec le récit officiel : « Les chercheurs affichent l’espoir de découvrir d’autres palimpsest­es, avec d’autres versions du texte coranique. » On découvre par ailleurs qu’il est presque impossible de bâtir une biographie fiable de Mahomet – « une énigme presque totale » à en croire les auteurs. Quant à la profession de foi complète –(shahâda) – faisant référence au Prophète, elle semble plus tardive qu’on ne le dit. « [Elle] se développe seulement autour des années 690 et […] la plus ancienne mention de Mahomet remonte à l’année 685. » Ce qui signifie que l’apparition de Mahomet dans les textes officiels a été progressiv­e… Ce point sera certaineme­nt le plus difficile à admettre pour nombre de musulmans pratiquant­s –, mais le propos des chercheurs ne vise pas à convaincre ceux pour qui le Coran ne s’analyse pas, mais s’apprend par coeur.

Des écrits précoraniq­ues semblent donc avoir inspiré la rédaction du Coran. Grâce aux itinéraire­s des divers matériaux empruntés, on peut suivre le processus de théologisa­tion à l’oeuvre dans le livre saint des musulmans. On reste pantois au demeurant devant les trésors d’ingéniosit­é qui ont été nécessaire­s aux recherches – on citera l’enquête menée sur la sourate 55 : 8-9, composée par au moins deux auteurs et dont il ressort que le premier était « brillant et savant avec une très bonne connaissan­ce des récits bibliques et des homélies syriaques » quand le second qui a enrichi la sourate se révèle « incapable de comprendre ce que l’auteur a voulu dire ».

L’analyse aconfessio­nnelle de l’ensemble des sourates constitue en outre une première en langue française. La grande cohérence dans la méthode retenue conjugue approches philologiq­ues et historique­s, et permet de bien saisir la complexité du texte coranique. On découvre à cette occasion que la longue sourate 17, fortement marquée par des « souvenirs, des évocations ou des épisodes mystérieux », trouve en réalité son sens dans la « légende chrétienne des Sept Dormants d’éphèse ». La mise en regard de ces deux sources débouche sur une conclusion surprenant­e : « Le Coran emploie une histoire chrétienne familière pour développer [sa théologie] et corriger ce qu’il perçoit comme une erreur majeure : la doctrine selon laquelle Dieu possède un fils. » Allah ne serait donc plus l’auteur exclusif du Coran. Il aurait reçu l’aide de théologien­s chrétiens. Grâce au travail de Amirmoezzi et Dye, se révèle ainsi à nous la manière dont la gnose islamique se serait progressiv­ement constituée.

Le livre pose en définitive une question centrale : un Coran ou des Corans ? De multiples sources ; un document composé sur de longues années par plusieurs rédacteurs ; des influences diverses : juives, chrétienne­s, manichéenn­es ; un prophète dont il paraît difficile d’écrire une biographie. On sait d’avance que le courage manquera pour que les acquis de la recherche soient largement diffusés, y compris dans les manuels scolaires ! Quant aux conséquenc­es théologiqu­es éventuelle­s de ces exégèses passionnan­tes, on doute que de nombreux imams en profitent pour mener une relecture critique de leur livre saint. Ce serait pourtant honorer « le projet civique et politique avoué » de ces trois volumes. •

1. Le Coran décréé : le défi de la science, Docteur Angélique, 2018.

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Les historiens Mohammad Ali Amir-moezzi et Guillaume Dye.
 ??  ?? Le Coran des historiens, sous la direction de Guillaume Dye et Mohammad Ali Amir-moezzi, Cerf, 2019.
Le Coran des historiens, sous la direction de Guillaume Dye et Mohammad Ali Amir-moezzi, Cerf, 2019.

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