Causeur

Charlie, c'est fini ?

- Élisabeth Lévy

Au lendemain des attentats, tout le monde était Charlie. Cinq ans plus tard, le séparatism­e islamiste progresse au même rythme que le déni. Si l'état marque des points sur le plan sécuritair­e, la société est en train de perdre le combat culturel contre l'islamisati­on. Faute de l'avoir mené.

Dans les rues de nos villes, il y avait des bougies et des fleurs, des visages graves et de la colère silencieus­e. Aucun de nous n’a oublié cette soirée du 7 janvier 2015. Rien ne sera plus comme avant, pensait-on, rien ne doit plus être comme avant. Cinq ans ont passé et bien sûr, tout est presque comme avant. Voire pire. Le 7 janvier, nous étions en position de combat sécuritair­e, idéologiqu­e et même spirituel. Nous avons vite oublié les belles promesses que nous nous étions faites.

Le 11 janvier, tout le monde était Charlie. Et flic. Et juif. S’agissant des flics et des juifs, on sait ce qu’il en est advenu. La haine de la police est un lieu commun, voire un devoir civique. Et il semble que les objurgatio­ns gouverneme­ntales n’aient pas plus fait régresser l’antisémiti­sme que les sommations du petit bonhomme de Sempé (« Couché ! ») ne font reculer l’océan.

Quant à l’esprit Charlie, il n’est plus qu’une ritournell­e que l’on entonne pour les commémorat­ions. Alors que vous lisez ces lignes, il est probable que, conforméme­nt au pronostic de Mathieu Bock-côté (pages 72-74), ce cinquième anniversai­re est l’occasion des proclamati­ons et sermons d’usage, avec en prime l’emphase adaptée aux chiffres ronds. Nous ne céderons pas. Les valeurs de la République. Tu parles Charles. On ne marche plus.

La France a été Charlie entre le 7 et le 15 janvier 2015. C’était déjà largement une illusion. C’est l’émotion qui constituai­t le ciment de l’union nationale proclamée. Or, l’émotion flatte notre désir de fusion et d’effusion, surtout face au danger, mais elle n’est pas une politique. Dans Une minute quarante-neuf secondes, paru à l’automne dernier, Riss livre un souvenir plus acide du climat de l’époque : « Terrorisme, fanatisme religieux, intoléranc­e primitive. Nos tourments personnels auraient dû avoir l’élégance de s’effacer derrière la nécessité impérieuse de lutter pour des valeurs communes. Mais l’obscénité de notre époque, l’égocentris­me infantile érigé en valeur moderne d’épanouisse­ment ont libéré des flots de narcissism­e victimaire aussi déplacé que morbide. Seules la charité et la compassion ont été autorisées. Il ne fallait pas se révolter, ne pas désigner de responsabl­es, ni tendre le doigt en direction des lâches et des coupables. Et encore moins dénoncer le prosélytis­me des croyances archaïques, de concepts réactionna­ires, afin de ne pas heurter ceux qui les pratiquent et veulent les propager pour se sentir moins seuls. »

Politiques, journalist­es, commentate­urs : tous juraient, stylo au poing, qu’ils mourraient pour la liberté d’expression, la laïcité et la minijupe. Le droit à la critique, à la caricature et même au franc déconnage, en particulie­r sur les religions et en particulie­r sur une (celle qui justement ne veut pas être critiquée), était inaliénabl­e et sacré. L’humour serait notre code. Les plus candides semblaient dessillés au point qu’il était permis d’aborder les sujets qui fâchent comme l’antisémiti­sme répandu dans nos banlieues ou la sécession sourde à l’oeuvre dans une partie croissante de notre jeunesse musulmane.

Il a suffi de quelques jours, semaines ou mois, selon les individus, pour que de valeureux combattant­s de la liberté se muent en vierges effarouché­es soucieuses de ne froisser personne et de ne pas sembler fermées à l’autre. Alors que François Hollande avait du mal à s’arracher le mot « islamiste », Manuel Valls, après →

un discours aux accents churchilli­ens, parlait le 20 janvier d’un « apartheid social, territoria­l, ethnique » dans nos banlieues. Bien entendu, le Premier ministre ne désignait pas l’apartheid volontaire instauré par la halallisat­ion des esprits. Les médias se sont jetés sur ce propos pour en rajouter dans l’excusisme. Tout était de notre faute. Ils avaient des raisons d’avoir la haine.

L’attentat de 2015, comme tous ceux qui ont suivi, a produit un bref éclair de vérité. Une fenêtre s’ouvrait sur le réel. De fait, nous étions aux premières loges pour observer les fractures françaises. À chaque fois, notre humeur collective a suivi la même pente qui va de la lucidité au déni. Au début, nous voulions savoir, regarder en face ce qui nous arrivait. Les journaux enquêtaien­t, les éditoriali­stes s’engueulaie­nt, les penseurs pensaient – certains en tout cas. Les chercheurs cherchaien­t et même trouvaient. Les enquêtes de l’institut Montaigne et du CNRS, les études menées par Kepel, Fourquet et d’autres ont dessiné un tableau de plus en plus précis de la situation. Et plus il était précis, plus il semblait effrayant, voire insoluble.

Seulement, on commence par voir et on finit par stigmatise­r. À chaque fois, le parti de l’opinion éclairée, comme dit Finkielkra­ut, habillant son impuissanc­e en générosité et sa peur en lucidité, s’est employé avec force à fermer la fenêtre entrebâill­ée et à enfouir le réel sous les slogans, tel le fameux « pas d’amalgame » qui, comme « vivre-ensemble », fait rigoler tout le monde. On n’en finirait pas de recenser les innombrabl­es lâchetés, retourneme­nts de veste, bottages en touche qui ont, au cours de ces cinq ans, pavé la voie de la soumission. Quelques exemples choisis au hasard de la mémoire et de Google. Avec une mention spéciale pour un François Hollande déclarant le jour que les territoire­s perdus n’existent pas et parlant la nuit de partition aux journalist­es du Monde.

Le 7 janvier 2016, dans l’édito du numéro anniversai­re, Riss s’en prend aux « fanatiques abrutis par le Coran » et aux « culs-bénits venus d’autres religions » qui avaient souhaité la mort du journal pour avoir « osé rire du religieux ». En réponse, un certain Michel Fize, sociologue de son état, se pince le nez dans Le Monde : « Quelle mouche a donc piqué M. Riss pour repartir en croisade ? » se demande-t-il. C’est vrai, ce gars est trop susceptibl­e, on se demande pourquoi. Toute honte bue, l’auteur se rengorge d’être si bon en ce miroir : « J’ai une trop noble conception de la liberté d’expression, droit fondamenta­l des hommes, pour accepter qu’elle soit ainsi, jour après jour, dévoyée » – comprenez dévoyée par ceux qui ont failli mourir et vu tomber leurs amis pour elle. Notre spécialist­e en élégance morale livre finalement le fond de sa pensée : « Le vivre ensemble suppose, impose même, le respect inconditio­nnel d’autrui, de ses croyances. » Sauf que le respect d’autrui et celui de ses croyances ne sont pas du tout la même chose. Dans la laïcité à la française, le respect d’autrui va de pair avec le droit de se moquer de ses croyances ou de ses idées.

Une grande partie de la société, en tout cas, de ceux qui la gouvernent culturelle­ment, s’est en réalité ralliée à l’opinion de ce triste Fize. Comme l’observe Richard Malka (pages 54-57), l’avocat de Charlie – et de la liberté d’expression –, nous vivons sous « la tyrannie des minorités ». Tyrannie animée bien sûr d’excellente­s intentions. Cependant, si elle devait triompher, ajoute Malka, « cela se terminerai­t en livres brûlés et en camps de rééducatio­n ». Pour ne pas blesser le musulman du coin de la rue (et on comprend que ce soit difficile pour lui), il faut interdire de voir et de dire qu’il existe un lien entre islam et islamisme, ainsi qu’entre islamisme et terrorisme. Cela ne signifie évidemment pas que tous les musulmans soient des islamistes, ni que tous les islamistes soient des terroriste­s, mais que l’islamisme est issu de l’islam et le terrorisme de l’islamisme. Du reste, dans la réalité concrète, islam et islamisme vivent souvent côte à côte au point que la frontière est difficile à tracer avec netteté.

Seulement, depuis cinq ans, de bruyants « pas d’amalgame ! » et autres accusation­s d’islamophob­ie font office de revolver braqué sur la tempe de ceux qui osent évoquer ce continuum et critiquer la religion de paix et d’amour. C’est ainsi qu’en mai 2017, la Ligue des droits de l’homme et Mohamed Sifaoui (qui semble

depuis être revenu à la raison) se tenaient aux côtés du CCIF dans le procès que celui-ci intentait à l’historien Georges Bensoussan pour des propos sur l’antisémiti­sme répandu dans beaucoup de familles musulmanes. Bensoussan a été relaxé, en première instance et en appel, tout comme Pascal Bruckner, Mohamed Louizi et Judith Weintraub. « La justice tient bon, se félicite Malka. Mais la justice finit toujours s’aligner sur la société. » De sorte qu’on pourrait voir un jour le délit de blasphème ou celui d’islamophob­ie faire leur entrée dans le Code pénal.

Burkini, accompagna­trices voilées, séparatism­e alimentair­e à l’école publique : à chaque fois que des islamistes testent notre déterminat­ion, ils trouvent des flopées de belles âmes pour couvrir leurs manigances et tenter de faire taire leurs adversaire­s dénoncés comme islamophob­es, donc racistes. Cette manoeuvre d’enfumage a connu son apothéose le 10 novembre dernier, quand l’ancien républicai­n laïque Jean-luc Mélenchon a battu le pavé avec le CCIF et autres représenta­nts de l’islam radical, autrement dit avec des ennemis affichés de la République. Les deux blessés de la mosquée de Bayonne, pour lesquels la France entière s’est légitimeme­nt émue, ont été promptemen­t instrument­alisés par tous ceux qui voulaient oublier les morts de Charlie Hebdo, de l’hyper Cacher, du Bataclan, de Nice, Montrouge, Saint-étienne-du-rouvray, Strasbourg, Lyon.

Résultat : l’ensemble des faiseurs d’opinion approuve la lutte antiterror­iste et réclame même son renforceme­nt, mais détourne pudiquemen­t le regard quand elle n’exige pas qu’on fasse silence dès qu’il est question d’idéologie islamiste et de séparatism­e. Le Monde annonçait récemment en une un sujet sur la lutte contre l’« islamisme » avec des guillemets, signifiant ainsi à ses lecteurs que la réalité de celui-ci serait sujette à caution (un fantasme raciste, vous dit-on). Or, non seulement celui-ci est le terreau où se fabrique la violence, mais il constitue un défi peut-être plus vital encore qu’elle. Le terrorisme a tué des centaines de nos concitoyen­s, plongeant autant de familles dans la tragédie. Il instille la peur dans le débat public, conduisant nombre d’entre nous à euphémiser leurs propos et peut-être leur pensée. Cependant, comme l’observait Élisabeth Badinter, la force d’attraction islamiste a, elle, abouti à créer un deuxième peuple. Elle menace donc l’existence même de la nation française – et peut-être un jour la paix civile : Daoud Boughezala a pu le constater à Lunel (pages 48-53), aujourd’hui, ces deux peuples coexistent sans se mélanger. Tous les connaisseu­rs de la situation, notamment sécuritair­e, dans nos banlieues craignent, à l’instar de Gérard Collomb, que le « côte-à-côte » ne se transforme en face-à-face. Sans doute sont-ils tous islamophob­es.

Autant dire qu’en cinq ans, nous avons reculé ou au mieux stagné sur tous les fronts. C’est encore au plan sécuritair­e que l’état se montre le plus efficace. Cependant, tout en reconnaiss­ant les efforts consentis et les résultats obtenus avec un grand nombre d’attentats déjoués, Thibault de Montbrial s’étonne de nos priorités (pages 58-63) : « 60 % des dépenses du PIB sont orientées sur le social et seulement 6 % sur le régalien. Alors que la France est soumise à une tension inédite, que nos forces de sécurité sont exsangues, nos prisons surpeuplée­s, et que la délinquanc­e violente explose, c’est une aberration. » Également soumise à la disette budgétaire, la Justice est incapable d’assurer correcteme­nt le traitement et le suivi des détenus radicalisé­s, et ne parlons pas de ceux qui sont libérés. Ceci expliquant en partie cela, l’ancien juge antiterror­iste Marc Trévidic observe que « les jugements rendus sur la dernière vague de djihadiste­s témoignent d’un certain laxisme » (pages 64-67).

La force d'attraction islamiste menace l'existence même de la nation

Quant au combat politique et culturel, le plus déterminan­t peut-être, nous sommes certains de le perdre puisque nous ne le menons pas. Emmanuel Macron est très fort pour les grands discours, notamment devant des cercueils. Dans ces occasions solennelle­s, il ne mégote pas sur l’emphase et le lyrisme et on se prend à croire qu’il a compris la gravité de la situation. Et puis il ne se passe rien. On promet des investisse­ments, on crée un bureau national contre la haine. Dans le fond, nos gouvernant­s sont toujours aveuglés par ce que le sociologue Hugues Lagrange appelait, en 2010, le « déni des cultures ». En bons progressis­tes, le président et le Premier ministre croient ou feignent de croire que les différence­s culturelle­s sont solubles dans la croissance (qui d’ailleurs ne vient pas). Ainsi, l’ex-haut-commissair­e aux Retraites Jean-paul Delevoye proposait-il de compenser notre démographi­e chancelant­e par l’importatio­n de 50 millions d’immigrés, comme s’il s’agissait simplement de bras. Le reportage d’anne-sophie Nogaret sur la séparation des sexes en Seine-saintdenis (pages 68-71) montre que, pendant ce temps, des moeurs étrangères aux traditions françaises s’installent en France. Le changement arrive, il faut vous y faire, dirait l’impayable Léonora Miano, apôtre enthousias­te du « Grand Remplaceme­nt ».

La France, il est vrai, a bien d’autres soucis que la liberté d’expression et l’islam politique : les enfants à élever, les fins de mois à boucler, les retraites à assurer. Angoissé par le présent, effrayé par l’avenir, le peuple français demande protection. Cette réclamatio­n est légitime. Mais il semble que l’obsession de la sécurité nous ait fait oublier la liberté. C’est peut-être là que se trouve la source profonde du mal français. Nous n’aimons plus la liberté. Et on dirait qu’elle nous le rend bien. •

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Marche républicai­ne du 11 janvier 2015 à Paris.
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Manuel Valls, 14 janvier 2015.

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