Causeur

Jacques Rigaut Le dada noir

Dans une biographie passionnan­te, Jean-luc Bitton retrace la vie de Jacques Rigaut, météore du dadaïsme suicidé à 30 ans en 1929. Le destin tragique de ce dandy héroïnoman­e inspira notamment Drieu, Gracq et Louis Malle.

- Jérôme Leroy

Un siècle après, on n’a toujours pas fini de mesurer les ondes de choc de la Première Guerre mondiale. Cet événement n’a pas eu seulement un bilan humain effroyable et des conséquenc­es géopolitiq­ues désastreus­es, il a aussi profondéme­nt remodelé les êtres euxmêmes en faisant notamment apparaître un type d’homme enfermé dans une solitude radicale face à un monde définitive­ment vécu comme absurde. Dans la littératur­e, on a ainsi vu naître des personnage­s qui ne peuvent plus vivre, croire, ni aimer ; des personnage­s enfermés dans le solipsisme, c’est-à-dire dans une manière d’impasse métaphysiq­ue qui les fait douter de l’existence même du monde autour d’eux, qui leur font envisager la réalité comme une projection mentale, comme un mauvais rêve. Le solipsiste doute de tout : il est devenu, pour reprendre le mot de Schopenhau­er, « un fou enfermé dans un blockhaus », inaccessib­le à la raison.

Exemples de personnage­s solipsiste­s dans la littératur­e française d’après la Grande Guerre : le Roquentin de Sartre dans La Nausée, le Meursault de Camus dans L’étranger, le Lafcadio de Gide dans Les Caves du Vatican ou encore nombre d’antihéros gris de Simenon, en proie à un malaise constant qui les conduit le plus souvent à des tentatives radicales pour retrouver la consistanc­e des choses : le meurtre ou le suicide. « Bien calé, la nuque à la pile d’oreillers, les pieds au bois de lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le coeur. Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. » Il s’agit des dernières phrases du Feu follet, un roman de Drieu, qui s’inspire largement de la vie de Jacques Rigaut.

Et c’est peut-être par cet angle du solipsisme qu’il faudrait aborder Jacques Rigaut (1898-1929) pour comprendre la splendide et terrifiant­e ascèse nihiliste de celui auquel Jean-luc Bitton vient de consacrer une monumental­e biographie, fruit de quinze années de travail. On nous objectera que Jacques Rigaut n’est pas un personnage et qu’il a réellement existé. Voire : Rigaut n’a jamais été persuadé de sa propre existence ou plus exactement, il n’a jamais été persuadé que le monde qui l’entourait était autre chose qu’une farce sinistre et absurde mise en scène par un dieu caché, comme celui des janséniste­s.

Et puis, qui vous dit que Rigaut n’était pas un personnage, plutôt qu’une personne ? Ce qui pourrait ainsi étonner à première vue, c’est la relative minceur de la bibliograp­hie dans ce Jacques Rigaut : le suicidé magnifique de Bitton. À peine cinq pages dans un livre qui en compte plus de 700. Et encore, il s’agit pour l’essentiel de ce que l’on pourrait appeler une bibliograp­hie indirecte : des mémoires de ses contempora­ins, des articles épars, des études sur le dadaïsme et le surréalism­e, ces deux avant-gardes qui surgissent des ruines de la « der des ders » et qui tenteront d’explorer toutes les possibilit­és de l’imaginaire par une contestati­on radicale de l’ordre établi. Deux avant-gardes où Jacques Rigaut joue un rôle essentiel et souterrain, artiste sans oeuvre ou presque, ludion noir et désespéré qui tente de trouver là, sans trop y croire, des portes de sortie. Avant de se suicider au revolver, d’une balle en plein coeur, après des soins de toilette minutieux, dans la chambre d’une clinique de Châtenay-malabry où il tentait encore une fois de se sevrer de l’héroïne. C’était au matin du 6 novembre 1929 et il avait 30 ans.

Dans cette mince bibliograp­hie établie par Jean-luc Bitton, il y a pourtant une section plus importante que de coutume. C’est la liste des oeuvres de fiction inspirées directemen­t par Jacques Rigaut. Excusez du peu : Jacques Rigaut est, entre autres, le personnage principal d’un roman et de trois nouvelles de Drieu La Rochelle (Le Feu follet, La Valise vide, Plainte contre inconnu et Adieu à Gonzague), d’un roman de Philippe →

Soupault (En joue !), d’un roman de Julien Gracq (Un beau ténébreux), mais aussi de deux films inspirés du Feu follet, celui de Louis Malle avec Maurice Ronet en 1963, ainsi que plus récemment celui du Norvégien Joachim Trier, Oslo, 31 août, en 2011, sans compter un spectacle théâtral de Jean-michel Ribes en 1973, Pardelà les marronnier­s.

Cela dit assez l’aura durable de la belle figure aux yeux mangés par la nuit de Jacques Rigaut, dont les seuls textes connus n’ont été réunis, en un seul volume par Gallimard sous le titre Écrits, qu’en 1970 : on y trouve essentiell­ement des fragments, des ébauches, des textes publiés du temps de dada et du surréalism­e. Auparavant, c’est André Breton qui l’avait fait figurer au premier rang de son Anthologie de l’humour noir parue en 1940, livre capital dans lequel il voulait réunir ceux qui avaient été surréalist­es avant le surréalism­e (on y trouve Swift et Kafka, Edgar Poe et Rimbaud, Baudelaire et Alphonse Allais), mais aussi les compagnons de route qui avaient cheminé « à côté » du surréalism­e, comme Gide ou Prévert. Breton voulait montrer qu’au-delà d’un simple mouvement artistique, le surréalism­e était une attitude face au monde, qui avait toujours existé et existerait toujours, et dont cet humour noir était la manifestat­ion la plus évidente.

Breton y résume parfaiteme­nt la courbe météorique de l’existence de Jacques Rigaut : « Jacques Rigaut, vers vingt ans, s’est condamné lui-même à mort et a attendu impatiemme­nt, d’heure en heure, pendant dix ans, l’instant de parfaite convenance, où il pourrait mettre fin à ses jours. » Il est vrai que cet homme au sourire crispé, inventeur d’une « Agence générale du suicide » ne cachait pas son jeu quand il écrivait : « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnièr­e. »

On retrouve ici deux aspects essentiels pour comprendre Rigaut, qui sont minutieuse­ment exposés dans la biographie de Jean-luc Bitton : une volonté de fer et une préméditat­ion tragique derrière les apparences funambules­ques et velléitair­es d’un jeune homme qui aima beaucoup trop l’alcool, la drogue, les femmes et aussi l’argent.

Rigaut est un enfant de la petite bourgeoisi­e, avec un arbre généalogiq­ue un peu honteux, son père et son oncle étaient des enfants naturels, fils d’une lingère et d’un grand naturalist­e qui ne les a pas reconnus. Il voit le jour boulevard Raspail, poursuit une scolarité agitée dans de bons établissem­ents. La seule chose dont il soit certain, c’est de sa beauté. Les photos qui accompagne­nt la biographie de Bitton montrent bien qu’il a raison. Il en joue, auprès des filles comme des garçons. Homosexual­ité ? Rien n’est sûr. Impuissanc­e ? Sans doute. Cela n’empêchera pas les femmes, riches si possible, de l’aimer. Elles financeron­t son dandysme, même si son dandysme aurait existé sans son train de vie parfois somptueux.

Avant, il s’est engagé volontaire pour faire la guerre, il s’ennuie dans l’artillerie puis connaît une manière d’extase sur les champs de bataille en mars 1918. Après, il goûte à la drogue, il adopte le chic anglais. On comprend la fascinatio­n qu’il a pu exercer sur Drieu qui a eu les mêmes passions, les mêmes névroses, les mêmes goûts, la même angoisse sexuelle. Quand arrive la fin des années 1920, chacun sort de scène à sa façon : Rigaut se suicide, Drieu devient fasciste, ce qui chez lui est un suicide différé avant le vrai qui interviend­ra en 1945. Drieu éprouvera pour Rigaut un amour contrarié, inavouable. Il livre une première nouvelle à charge, en 1923, sur son ami : La Valise vide. Ce pourrait aussi bien être un autoportra­it. Et pourtant, après la sortie de ce texte, quelques mois plus tard, c’est Drieu qui lance une souscripti­on auprès des amis de Rigaut pour l’envoyer aux États-unis, à New York, « Gotham City » comme dit avec humour Jeanluc Bitton. La mode de ces années-là est à la fascinatio­n pour la Grosse Pomme : Morand écrit New York, Céline célébrera bientôt la beauté des Américaine­s, ces Vikings blondes et surhumaine­s d’un monde nouveau.

Ce séjour coïncide avec la dernière publicatio­n que Rigaut fera de son vivant, neuf aphorismes dans une revue d’avant-garde, The Little Review, et encore une fois on retrouve le solipsisme : « Vous vivez sans preuves, échangez vos confiances et riez, les rieurs sont toujours de l’autre côté. » Bitton ressuscite avec une précision étonnante la descente programmée aux enfers du dandy. La drogue toujours, les amis qui tentent de vous sauver, les admirateur­s célèbres, comme le photograph­e Man Ray qui l’immortalis­era malgré lui. Mais rien n’y fait, même pas un mariage américain lors d’un ultime retour à New York. On reste toujours seul face à son miroir, comme le double qu’il s’est créé, Lord Patchogue.

« Je serai un grand mort », écrit Rigaut. Ce qui est certain, c’est qu’il est plus grand mort que vivant. Il devient un mythe : il manquait de souffle pour faire une oeuvre, mais c’est sa vie qui en est devenue une. Quelques fulgurance­s d’expression et une destinée presque christique qui, par son prodigieux travail du négatif, donnent une autre vision du xxe siècle : celui d’une dépersonna­lisation généralisé­e, de l’impossibil­ité d’être soi, de se retrouver, de se ressaisir. Il est certain qu’à l’époque de l’éparpillem­ent de l’homme dans le virtuel toujours plus envahissan­t qui caractéris­e désormais nos existences numérisées, le suicidé magnifique Jacques Rigaut est un contempora­in capital et, mieux encore, il est une clef pour comprendre ce qui se passe, ce qui se passe vraiment. •

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Jean-luc Bitton.
 ??  ?? Jean-luc Bitton, Jacques Rigaut : le suicidé magnifique (préf. Annie Le Brun), « Hors série littératur­e », Gallimard, 2019.
Jean-luc Bitton, Jacques Rigaut : le suicidé magnifique (préf. Annie Le Brun), « Hors série littératur­e », Gallimard, 2019.

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