Causeur

Aux frontières de l'universel

- Bérénice Levet

Contre toute assignatio­n, l'universel est un vecteur d'émancipati­on humaine. Si le philosophe Francis Wolff en fait le fondement de sa pensée cosmopolit­e, Chantal Delsol dénonce son dévoiement. Et dissèque la colère des peuples européens réclamant le droit à l'enracineme­nt.

L'universel républicai­n, une arnaque au service de l’homme blanc hétérosexu­el chrétien », peut-on lire sur le site des Indigènes de la République. Les offensives de cette nature sont légion. L’universel, et pas seulement l’universel républicai­n, est conspué, contesté, récusé de toutes parts, sur les campus américains et désormais dans nos université­s et grandes écoles. Au nom du droit à la différence, de celui des minorités, de l’idéologie diversitai­re, au nom de la lutte contre l’hégémonie occidental­e et de l’incommensu­rabilité des cultures, au nom du respect des singularit­és nationales dans le monde. Tout conspire contre lui. Du côté des féministes, des indigénist­es, des antispécis­tes, des végans, il est accusé de n’être que le masque du pouvoir de l’homme blanc hétérosexu­el chrétien et carnivore ; dans les pays d’europe centrale, de la Chine ou de la Russie, on le tient pour celui de l’occident, et plus précisémen­t de la modernité occidental­e, qui sous couvert de défendre des principes universels travailler­ait à modeler l’humanité entière à son idée.

Le mot est abstrait et ce qu’il désigne l’est aussi puisqu’il n’est donné à aucun de nous d’en faire l’expérience sensible. L’universel est une idée selon laquelle il existe, par-delà la variété des hommes dans l’espace et le temps, quelque chose comme l’homme, des invariants, des constantes anthropolo­giques. Cependant, comme l’avait bien vu Joseph de Maistre, on ne rencontre pas l’homme universel : « J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquie­u, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu. »

Si l’universel est abstrait, ce qu’il engage est en revanche très concret. « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait Montaigne après Térence. Cette devise, que les Lumières ont faite leur, n’a de sens que s’il y a bien de l’universel, si chaque civilisati­on peut être appréhendé­e comme une variation sur des thèmes communs. De surcroît, l’universel suppose la liberté humaine, il fait le pari que l’homme n’est pas enkysté dans son présent, ni assigné à résidence dans quelque identité que ce soit, qu’il peut toujours faire un pas de côté. Il est ainsi la condition de possibilit­é de l’histoire et de l’ethnologie.

On ne se prive donc pas sans dommage de l’universel. Aussi se précipite-t-on lorsque, enfin, une voix se risque à prononcer un Plaidoyer pour l’universel1. Le philosophe Francis Wolff, qui signe cette plaidoirie, ne manque ni de hardiesse ni de témérité. On se souvient de sa défense et illustrati­on de la corrida. Il dénonce les antispécis­tes, la sacralisat­ion de la nature, les neuroscien­ces, les indigénist­es. Sans tremblemen­t, il remet à l’ordre du jour la question du propre de l’homme, rendant ainsi la philosophi­e à l’une de ses plus nobles vocations. En somme, il devrait être notre genre. Force est d’admettre que ce n’est pas tout à fait le cas.

Cet ouvrage est le dernier volet d’un triptyque qui vise à donner un fondement anthropolo­gique à l’utopie d’un humanisme cosmopolit­ique qu’il peignait dans son précédent essai. Utopie, utopie à demi, et de moins en moins, selon notre philosophe qui s’avoue « optimiste », car la moitié du chemin serait accomplie : grâce à la technique, aux moyens de transport et de communicat­ion, nous ne formons déjà plus qu’une seule et même humanité. Mais si la technique nous fait vivre à la même heure, les peuples réclament de vivre chacun à son heure. Ce décalage entre l’unité réalisée par la technique et les représenta­tions collective­s, Wolff ne désespère pas de pouvoir le combler. Il veut croire qu’une chiquenaud­e philosophi­que aidera à réaliser ce cosmopolit­isme qu’il tient pour la vocation même de l’homme : l’homme est fait pour être citoyen du monde ; la preuve, c’est la capacité de tout homme à raisonner, discuter, argumenter. Si les hommes sont des êtres vivants comme les végétaux, des êtres doués de sensibilit­é comme les animaux, l’homme est en revanche seul à posséder le logos, c’està-dire le langage et la raison mêlés. Mais là où Aristote

concluait à la vocation politique des hommes, Wolff, lui, conclut à la vocation cosmopolit­ique de l’humanité : tous les hommes raisonnant et parlant, l’homme ne saurait se borner aux limites d’une communauté politique.

De toute évidence, les peuples ne l’entendent pas ainsi, qui réclament le droit à la continuité historique et redécouvre­nt la nation comme l’instrument par excellence de leur souveraine­té. Idée de philosophe que l’idée de citoyennet­é du monde, sans pertinence pour les hommes de chair et de sang, disait d’ailleurs Hannah Arendt2. On s’étonne qu’un esprit aussi capable de liberté que Wolff s’obstine à parler de « repli identitair­e », ignorant que le besoin d’inscriptio­n dans une histoire et dans un lieu, que ne satisfait pas le seul enracineme­nt local, est la demande d’un autre universel. C’est bien parce que l’universel est souvent invoqué contre l’identité nationale que les peuples lui tournent le dos et qu’il touche à son Crépuscule, comme le diagnostiq­ue la philosophe Chantal Delsol3. Son ouvrage offre un état des lieux remarquabl­e sur la désaffecti­on dont est l’objet cette noble conquête. Ce n’est pas le coeur léger, en effet, que Delsol voit pâlir l’étoile de l’universel, comme en témoigne la jaquette de son essai, qui montre Le Penseur de Rodin entouré de corps agonisants. Et d’ailleurs, n’at-elle pas écrit ce livre afin d’empêcher qu’au crépuscule succède la nuit de l’universel, et que l’incompréhe­nsion vire à la guerre civile européenne.

Ces peuples réfractair­es nous reprochent de les juger, et souvent de les condamner, à l’aune d’un universel, qui est en réalité, porteur d’une conception de l’homme née avec la modernité philosophi­que avant de se déployer dans les années 1960-1970. « L’idée de l’homme délié de tout héritage, délesté du fardeau du passé, ce voyageur sans bagage, dont vous vous faites les chantres et que vous présentez comme aspiration universell­e nous paraît un homme mutilé et nullement souhaitabl­e, ni souhaité », nous disentils en substance. Ils refusent moins l’universel que l’individual­isme occidental, l’économie mondialisé­e, le libéralism­e culturel et sociétal. La sagesse voudrait donc, suggère Delsol qui plaide de manière très convaincan­te la cause de cette « autre modernité », qu’avant de juger, de menacer de sanctions ces pays qui dérogent à nos normes, nous nous laissions inquiéter par leurs arguments. •

1. Francis Wolff, Plaidoyer pour l'universel, Fayard, 2019.

2. « La philosophi­e peut se représente­r la terre comme la patrie de l'humanité et d'une seule loi non écrite éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortiss­ants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés. »

3. Chantal Delsol, Le Crépuscule de l'universel : l'occident postmodern­e et ses adversaire­s, un conflit mondial des paradigmes, Le Cerf, 2020.

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Chantal Delsol.
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Chantal Delsol, Le crépuscule de l'universel, Les éditions du Cerf, 2020.

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