Causeur

Labo P4 Les tribulatio­ns des Français en Chine

Certains ont soupçonné le laboratoir­e P4 de Wuhan d'être à l'origine de la pandémie. Si rien ne le prouve, la livraison à la Chine d'une installati­on aussi sensible et dangereuse révèle la naïveté confondant­e de notre diplomatie.

- Amaury Martin

Le laboratoir­e P4 de Wuhan fait la une. Le Covid19 a-t-il été étudié ou développé en son sein ? En est-il sorti accidentel­lement ? Le personnel a-t-il respecté les protocoles de sécurité que requiert une telle installati­on ? Nous ne le saurons peutêtre jamais.

Cependant, quelles que soient les réponses à ces questions non dénuées d’arrière-pensées chez ceux qui les posent, nous, Français, devrions nous poser une autre série de questions également embarrassa­ntes. Le P4 de Wuhan est une création française, le résultat d’une coopératio­n offerte par la France à la Chine que regardaien­t avec méfiance beaucoup de nos partenaire­s, à commencer par les États-unis. Même s’il n’a strictemen­t rien à voir avec le coronaviru­s, ce projet reste éminemment discutable.

Pourquoi avons-nous décidé de transférer à la Chine une installati­on aussi sensible et dangereuse, à une époque où les laboratoir­es de catégorie P4 dans le monde se comptaient sur les doigts de deux mains ? Était-ce bien raisonnabl­e ? Qu’attendions-nous et qu’avons-nous obtenu en retour de la Chine ?

Revenons en 2004. La Chine profite à plein de son entrée dans L’OMC, fin 2001. La croissance du PNB dépasse les 10 %. Mais le revenu annuel par habitant est seulement de 4 400 dollars. La marge de progressio­n est donc considérab­le pour une population de plus de 1,3 milliard de personnes. Un eldorado. Le marché chinois et les qualités industrieu­ses de son peuple font briller les yeux des dirigeants et des chefs d’entreprise occidentau­x en général et des Français en particulie­r.

Les Chinois le savent bien et en jouent. Caresser dans le sens du poil, flatter l’ego, jouer les modestes est un grand classique des Asiatiques face aux Occidentau­x. À cela s’ajoute une rhétorique rassurante : « nous sommes encore un pays en développem­ent » ou encore « la Chine n’a jamais eu d’ambition de domination universell­e ». C’est l’époque de l’« émergence pacifique de la Chine », concept qui revient dans tous les discours officiels servis aux dirigeants occidentau­x. Un autre temps.

À Paris, le message est reçu cinq sur cinq. Le général de Gaulle n’a pas été le premier chef d’état occidental à avoir reconnu la Chine populaire pour rien. La Chine est l’avenir du monde et la France veut devenir son meilleur allié à l’ouest. La coopératio­n avec la Chine se développe donc tous azimuts. Sans limites, et sans avoir peur de prendre des risques. Dans cette marche en avant vers la position de « partenaire stratégiqu­e » privilégié, pas de temps pour un arrêt sur image ou une analyse froide du pour et du contre. Les visites succèdent aux visites. On se rend à Pékin comme auparavant on se rendait à Washington dès la constituti­on d’un nouveau gouverneme­nt. « Si les Chinois ne le font pas avec nous, ils le feront avec d’autres. » Cette réflexion suffit à balayer tous les doutes.

L’actualité sanitaire de 2004 donne une bonne occasion à la France de prouver sa volonté de bâtir un partenaria­t stratégiqu­e durable. La Chine vient de connaître deux zoonoses en trois ans : le SARS et la grippe H5N1. La France dispose de l’installati­on la plus performant­e pour étudier et combattre ces virus. Les réseaux →

se mettent en branle et peu après arrive sur la table du président Chirac le projet de constructi­on en Chine d’un laboratoir­e P4, nec plus ultra de la recherche biologique.

Mais ce projet ne convainc pas tout le monde. C’est qu’on ne parle pas ici d’un laboratoir­e universita­ire de base, mais d’une unité hypersensi­ble où l’on manie les virus et les germes les plus dangereux. Autant de cochonneri­es mortelles avec lesquelles on peut certes faire avancer la science, mais qui peuvent aussi servir à produire des armes biologique­s de destructio­n massive.

Les premiers à s’inquiéter et à émettre de fortes réserves sont les « non-proliférat­eurs », une gente respectée de spécialist­es, présents dans diverses administra­tions et dans les centres de recherche stratégiqu­e. La Chine a bien signé les convention­s d’interdicti­on des armes bactériolo­giques et chimiques, mais quand même. Viennent ensuite les biologiste­s eux-mêmes, du moins certains d’entre eux, qui s’inquiètent des capacités réelles de la Chine à respecter les règles strictes de sécurité

biologique dans cette unité. Viennent enfin des spécialist­es de la Chine, du moins ceux qui ont conservé un certain recul et un sens critique sur ce pays. Instruits par l’histoire, ceux-ci doutent des engagement­s à long terme du régime chinois, de sa transparen­ce et de sa capacité à accepter longtemps une cotutelle sur ce futur laboratoir­e.

Dans un certain nombre de grands pays, l’avis de ces spécialist­es aurait sans doute pesé plus lourdement dans la décision finale. Aux Etats-unis, par exemple, le président peut difficilem­ent faire fi des objections de ses experts sur des sujets aussi sensibles. Il risquerait de le payer cher ultérieure­ment devant une commission du Sénat ou un bataillon de journalist­es. Le président Trump lui-même le constate, qui s’estime entravé par son administra­tion et ne parvient pas à s’en affranchir pleinement. En France, les choses sont plus simples. Le tir au fonctionna­ire est un sport d’élite très prisé dans les salons et les rédactions, aussi un politique ayant suffisamme­nt de poigne peut-il s’asseoir sur l’avis des services. Le dossier P4 en sera une belle illustrati­on.

En mai 2007, dans la foulée de la victoire de Nicolas Sarkozy, arrive à la tête du ministère des Affaires étrangères un politique, un vrai, qui ne s’en laisse pas conter : Bernard Kouchner. Un médecin, entouré de médecins, dans son cabinet comme dans son entourage proche : rien de plus normal. Ça tombe bien pour notre affaire. Sur le dossier P4, Bernard Kouchner et ses amis médecins savent nécessaire­ment bien mieux que les fonctionna­ires de quoi ils parlent. Kouchner les connaît bien, ces esprits étroits qui, naguère, l’ont empêché d’o-n-ger en rond comme il l’entendait. Ce ne sont pas les fonctionna­ires qui fixent la ligne, mais les politiques. Les fonctionna­ires mettent en oeuvre, point barre. Bernard Kouchner tape donc du poing sur la table. Soyons honnêtes, l’administra­tion est conservatr­ice par nature et un nouveau ministre doit souvent bousculer ses services, renouveler les équipes, faire les gros yeux pour imposer sa politique : « l’état profond » est une réalité. Reste que l’état recèle de vrais compétence­s et il peut être bon de l’écouter parfois. L’histoire du P4 le prouvera.

Où en est le dossier à la mi-2007 ? Il n’a guère avancé depuis la signature de l’accord de coopératio­n en matière de lutte contre les maladies infectieus­es en octobre 2004, durant la visite du président Chirac en Chine. Le décret d’applicatio­n français a été publié en septembre 2005 et c’est à peu près tout. Normal, experts et fonctionna­ires chargés du sujet ne se précipiten­t pas pour prendre en main cette « patate chaude » que tout le monde dans leurs rangs estime très risquée et que chacun préférerai­t voir enterrer dans le cimetière des fausses bonnes idées et des promesses non tenues. Ça tombe bien, il y reste encore un peu de place.

Tout change avec le docteur Kouchner. À grands coups de rodomontad­es et de soufflante­s passées aux agents de son ministère, il fait avancer le dossier. Il s’appuie pour cela sur ses amis de l’institut Mérieux. Ces derniers connaissen­t la Chine depuis plusieurs années et ont noué des liens étroits avec leurs confrères chinois. Eux sont convaincus du bien-fondé de la réplicatio­n du laboratoir­e P4 de Lyon. En 2008, le comité de pilotage est créé. Alain Mérieux est nommé coprésiden­t côté français. Ses collaborat­eurs s’assurent du développem­ent du projet aux côtés des fonctionna­ires. Les travaux commencent en 2010. Enthousias­te, l’institut Mérieux développe un « réseau de recherche Mérieux en Chine ». Il tiendra ses assises trois ans de suite à Pékin à partir de 2010, avant de migrer à l’institut de virologie de Wuhan pour sa quatrième édition en avril 2013. Le laboratoir­e P4 est alors en constructi­on depuis presque trois ans.

On connaît la suite. La Chine s’est, sans surprise, arrogé le contrôle de ce laboratoir­e situé sur son sol. Alain Mérieux, impuissant, a démissionn­é de la présidence de la commission bilatérale en 2015. Les 50 experts français annoncés en 2017 par Marisol Touraine ne sont jamais partis à Wuhan et, en janvier 2018, le laboratoir­e P4 est mis en exploitati­on, comme le rappelle l’enquête réalisée par France Culture. Moins de deux ans plus tard, le laboratoir­e P4 est suspecté – à tort ou à raison, nous n’en savons encore absolument rien à l’heure où nous écrivons – d’avoir fait précisémen­t ce que les fonctionna­ires français craignaien­t quinze ans plus tôt : n’importe quoi. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nous avons perdu le contrôle de cette installati­on.

Une dernière question enfin. Qu’avons-nous obtenu en échange de ce transfert technologi­que à la Chine ? Rien. Au lendemain de la signature de l’accord, Jacques Chirac lui-même expliquera à la presse : « Je leur ai renouvelé la déterminat­ion de nos entreprise­s à prendre toute leur part dans la modernisat­ion de la Chine et leur disponibil­ité à la faire profiter de notre expérience. » Traduction prosaïque : « Chinois, achetez-nous des A380, des TGV, des centrales nucléaires. » Le bilan fut, comme toujours avec la Chine, bien en deçà de nos attentes.

Alstom ne vendra aucun TGV et, en 2017, son concurrent chinois vendra à la République tchèque trois rames d’un TGV doté de qualités techniques équivalent­es à celles du TGV français. Airbus finira par vendre cinq A380 à China Southern Airlines et Areva vendra deux EPR à CGN. Des contrats qu’on peut difficilem­ent relier à la livraison du P4.

On reste songeur devant l’angélisme de notre politique chinoise. Mais réjouisson­s-nous. Les fonctionna­ires n’ont pas dicté leur loi. Comme l’écrit Le Figaro dans son édition du 21 avril, « Les hommes politiques ont arbitré en faveur du projet, contre l’avis des spécialist­es. » On ne saurait mieux dire. •

 ??  ?? Le Premier ministre Bernard Cazeneuve visite le laboratoir­e P4 de Wuhan, 23 février 2017.
Le Premier ministre Bernard Cazeneuve visite le laboratoir­e P4 de Wuhan, 23 février 2017.
 ??  ?? En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de Biomérieux, près de Lyon, 26 mars 2014.
En visite en France, Xi Jinping est accueilli par Alain Mérieux sur le site de Biomérieux, près de Lyon, 26 mars 2014.

Newspapers in French

Newspapers from France