Causeur

La guerre des mondes émergents

- Geoffroy Géraud-legros

La crise du coronaviru­s révèle deux tendances opposées du monde émergent. Si des États comme l'inde ou l'iran mobilisent le charlatani­sme, la bigoterie et l'irrationne­l à des fins politiques, la Chine et l'afrique du Sud reprennent le flambeau de la raison et de la technique.

Changer le cours de l’histoire » : c’est avec cette promesse qu’andry Rajoelina, président de Madagascar, a annoncé le 20 avril la mise en circulatio­n d’un remède contre le Covid-19 100 % Vita Malagasy (« fabriqué à Madagascar »). Baptisé « Covid-organics », le tambavy (« décoction ») en bouteille, « préventif et curatif », est distribué et imposé dans les écoles contre le virus qui, pour l’heure, n’a quasiment pas atteint la population malgache.

Limonade miracle…

Bien que ses promoteurs revendique­nt une efficacité puisée dans la foisonnant­e pharmacopé­e de la Grande Île et ses immenses ressources en plantes endémiques, la miraculeus­e limonade est en réalité à base d’armoise (Artemisia vulgaris) – une plante cultivée et utilisée dans le pays depuis les années 1970 dans le but d’atténuer les symptômes de la malaria. Élaboré dans le secret et sur commande présidenti­elle par L’IMRA, fondation dont le créateur avait d’ailleurs introduit l’artemisia en 1975, le « remède » a fait l’objet de vives critiques de la part du monde médical et, notamment, de l’académie nationale de médecine de Madagascar (Anamem). Dans un communiqué signé par le très respecté Dr Marcel Razanampar­any, l’institutio­n a souligné l’absence d’études et son caractère potentiell­ement nocif envers les enfants. Le Dr Stéphane Ralandison, doyen de la faculté de médecine de Toamasina (Tamatave), la seconde ville du pays, tance sur sa page Linkedin les « apprentis savants », exhorte à la « lucidité scientifiq­ue » et au primat du primum non nocere. De quoi amorcer une crise politique, au moment où la boisson est au coeur d’une offensive de communicat­ion du président malgache. Celui-ci est pris sous le feu de la critique depuis que, le 4 avril, il a instauré, sur le fondement d’une loi de circonstan­ce passée en 1991 par Didier Ratsiraka pour juguler la contestati­on populaire un « état d’urgence sanitaire » qui réduit les libertés individuel­les et autorise, entre autres, la « réquisitio­n des médias » par le pouvoir.

Chauvinism­e…

En moins d’une semaine, l’exécutif malgache et ses partisans ont qualifié le communiqué de l’anamem de « fake news », insinué que le document avait été signé sous la menace, fustigé un complot de L’OMS contre la limonade à l’armoise et – last but not least – critiqué le manque de patriotism­e des critiques scientifiq­ues : « Est-ce qu’on encense le Vita Malagasy ou est-ce qu’on le dénigre ? » résume abruptemen­t Lalatiana Rakotondra­zafy, super-ministre qui cumule les portefeuil­les de la Communicat­ion, de la Culture et le poste de porteparol­e du gouverneme­nt. La présidence a néanmoins choisi d’éviter le bras de fer avec le corps médical et a reçu en privé une délégation de l’académie le 22 avril. La rencontre s’est soldée par un communiqué alambiqué, gage d’un apaisement entre le gouverneme­nt et les blouses blanches. Le premier reconnaît que le Covid Organics n’est pas le « médicament » annoncé, mais un « remède traditionn­el amélioré » tandis que l’académie « ne s’oppose pas à son utilisatio­n en tant que décoction », laissée « à la libre appréciati­on de chacun », tout en prônant « la mise en place d’un suivi » de ses consommate­urs… Paradoxe : la polémique contraste avec la prise en compte de la maladie par les autorités sanitaires, « exemplaire » dans ce pays pauvre, où les moyens médicaux sont très faibles, nous rapportent des voyageurs réunionnai­s frappés par la rigueur des contrôles à l’aéroport d’ivato et par le recours →

massif aux masques de protection… Significat­ivement, le ministère malgache de la Santé a été tenu à l’écart de l’élaboratio­n de la boisson miracle, dont la promotion relève du pouvoir de plus en plus personnel de M. Rajoelina. La polémique du Covid Organics serait affaire de folklore si elle se cantonnait à la périphériq­ue île de Madagascar…

… et pisse de vache

Seulement, une tendance similaire est à l’oeuvre en Inde. Dans la cinquième puissance mondiale, la crise du Covid-19 donne à voir la place qu’occupent désormais la magie, la superstiti­on et la bigoterie dans la parole et dans l’action publiques. Depuis l’apparition du virus, les porte-parole du BJP au pouvoir depuis 2014 rivalisent de déclaratio­ns délirantes, recommanda­nt de boire de l’urine de vache (gaumutra), de consommer de la bouse de vache, de psalmodier des mantras – le sanskrit tue le virus, mais pas l’arabe, qui dirigerait l’air vers la bouche…

Comme à Madagascar, le Premier ministre Narendra Modi lui-même conseille une boisson, le kadha ; une tisane ayurvédiqu­e composée d’une quinzaine d’herbes réputée « renforcer l’immunité » – qui, dit-on dans les rangs du BJP, est plus forte chez les Indiens que chez les autres peuples. Le ministère « Ayush », créé par le BJP pour rassembler les médecines non convention­nelles, notamment ayurvédiqu­e et homéopathi­que, a mis au point un « protocole » contre le coronaviru­s, régulièrem­ent recommandé par le Premier ministre. Celui-ci voit plus loin : alors que les critiques visant la brutalité et l’impréparat­ion du confinemen­t indien s’intensifie­nt, Narendra Modi annonce que l’issue de la crise sanitaire verra le triomphe mondial de l’ayurveda. « Il faudra que la jeune génération en enseigne les principes au monde dans le langage scientifiq­ue, afin que le monde puisse l’entendre », déclarait-il, emphatique, le 26 avril à l’occasion de son émission mensuelle (« Man Ki Baat ») sur All-india Radio.

La pseudoscie­nce, instrument de pouvoir

En réalité, le coronaviru­s ne fait qu’accélérer l’offensive d’une nouvelle pensée magique liée à l’essor du nationalis­me « hindutva ».

D’une origine plus politique que mystique, plus inspiré par la science-fiction et le cinéma Bollywood que par les classiques de l’hindouisme, cet imaginaire forgé par le militantis­me ultra nationalis­te est aujourd’hui diffusé par le sommet du pouvoir et par les institutio­ns. Ainsi, Narendra Modi attribue l’origine du dieu Ganesh à tête d’éléphant à une pratique « antique » de la chirurgie esthétique et prétend que le Mahabharat­a évoque une science génétique, découverte aux temps védiques… Les élus du BJP renchériss­ent : le lait des vaches sacrées desi contient de l’or, affirme Dilip Ghosh, parlementa­ire et patron du BJP au Bengale-occidental ; il y a sept mille ans, les hindous pilotaient des aéronefs, a-t-on affirmé avec l’assentimen­t d’un ministre lors du prestigieu­x Indian Science Congress de 2015, ridiculisa­nt les prestigieu­x savants indiens qui y assistaien­t ; Arjuna utilise l’arme nucléaire dans le Mahabharat­a, déclare Jagdeep Dhankhar, gouverneur BJP du Bengale-occidental… Il n’y a là qu’un petit échantillo­n du fatras pseudoscie­ntifique promu par le nationalis­me hindou. Comme à Madagascar, le charlatani­sme appuie une stratégie de pouvoir personnel : celle du Premier ministre Narendra Modi, qui liquide l’héritage rationalis­te de soixante-dix ans de « nerhuisme » pour consolider sa position de prophète de l’hindutva ethnorelig­ieuse.

La carte du fol est contrastée

Parmi les nombreux pays émergents où l’irrationne­l et la pseudoscie­nce irriguent les discours et les politiques publiques, l’iran mérite une mention particuliè­re. Véritable usine de fausses informatio­ns et véritable État dans l’état, le corps des Gardiens de la révolution dévoilait le 16 avril dernier le « Mosta’an », un appareil vibratoire capable de détecter « temporaire­ment » le virus…

Néanmoins, l’irruption du Covid-19 révèle que la carte du fol est bien loin d’être homogène ; si de grands États tels que l’inde ou l’ancienne Perse basculent dans l’irrationne­l, des puissances en devenir s’en extirpent. C’est le cas de l’afrique du Sud, dont le régime est en voie de stabilisat­ion depuis l’élection de Cyril Ramaphosa : il semble qu’après une décennie de lyssenkism­e postaparth­eid, la Raison s’installe au sommet de l’état.

Arc-bouté sur le déni du sida (« Aids-denialism »), le président Thabo Mbeki a, tout au long de sa présidence (1999-2008), combattu le recours aux traitement­s rétrovirau­x, allant jusqu’à priver de l’agrément de l’état les établissem­ents qui se risquaient à en prescrire. Sous sa direction et sous la supervisio­n de sa ministre de la Santé Manto Tshabalala-msimang, surnommée « Dr Betterave », les cliniques d’afrique du Sud ont « traité » les malades du sida à grands coups d’ail, de citron, de jus de betterave et de racines diverses. L’état a de surcroît financé divers médicament­s « alternatif­s » : les inventeurs et promoteurs d’un « traitement » sud-africain, le Virodène – en réalité un simple solvant industriel – ont ainsi empoché 6 millions de dollars entre 1999 et 2001... Les fonds publics ont aussi alimenté la florissant­e industrie de complément­s alimentair­es du Dr Matthias Rath, dit « l’empereur de la vitamine », médecin et homme d’affaires allemand qui encouragea­it ses « patients » choisis dans les townships à substituer aux trithérapi­es un concentré de vitamine C, le « Vitacell »…

L'afrique du Sud recouvre la Raison

Le déni du sida a perdu son statut de doctrine quasi officielle à la fin de l’ère Mbeki – ce qui n’empêcha pas son successeur, Jacob Zuma, d’affirmer qu’une « douche » pouvait empêcher la contaminat­ion par le VIH. Rétrospect­ivement, le bilan de près de dix ans de charlatane­rie orchestrée au sommet de l’état

est effarant : on estime à plus de 300 000 le nombre de Sud-africains qui auraient pu échapper à la mort s’ils avaient reçu les traitement­s adéquats… « Tous ceux qui contestaie­nt les charlatans du VIH étaient considérés comme des antimbeki primaires et non comme des partisans de la science. Nous étions l’ennemi », se souvient Mia Malan, spécialist­e de la santé. Dans une tribune consacrée à l’épidémie de Covid-19 et publiée le 25 mars dernier par le Daily Maverick, la journalist­e mesure le changement d’attitude des pouvoirs publics. « C’est le jour et la nuit. Face au sida, les médecins et les activistes étaient nos seules sources d’informatio­n ; les blocages venaient de l’état. Aujourd’hui, militants et scientifiq­ues soutiennen­t les déclaratio­ns de Cyril Ramaphosa [qui a instauré un confinemen­t qui passe pour être l’un des plus rigoureux au monde, NDLR]. Et il semble même que L’ANC utilise son immense pouvoir pour protéger l’état et non pour s’emparer de l’état. »

Le mort saisit le vif

Deux courants se partagent donc le monde émergent : l’un, chauvin et post-moderne à la Modi et cie, recycle l’irrationne­l qui continue de hanter les sociétés en transition pour construire des doctrines d’état. L’autre, Chine en tête, suit ou retrouve le cours du nation-building du xixe siècle : un nationalis­me irrigué par le positivism­e, le rationalis­me et le scientisme, qui s’appuie sur des élites technicien­nes et « scientific­isées ». Le mort saisissant le vif, ces nouvelles classes dirigeante­s se heurtent aux habitus des classes moyennes et aisées nées du développem­ent. Ainsi, le politiste chinois Zeng Yongyang, éditeur des China Policy Series, rappelle que la consommati­on « traditionn­elle » de viande de gibier, responsabl­e de l’épidémie de SRAS et aujourd’hui fortement suspectée d’être à l’origine de la pandémie du Covid-19, est propre à la « middle class cultivée et urbaine ». Signe, souligne-t-il, d’une persistanc­e de mauvaises habitudes, « devenues exécrables » et tolérées par les autorités. Selon Zeng Yongyang, la Chine souffrirai­t « d’un excès de conscience politique et d’un déficit de conscience scientifiq­ue ». La Chine, dit-il, est un pays de « haute technologi­e », mais ne pourra devenir une superpuiss­ance scientifiq­ue « tant que la science ne sera pas descendue dans la vie quotidienn­e des gens ».

La science les attend au tournant

Depuis la fin de la Révolution culturelle, la science et la technique ont été au coeur de la stratégie d’ouverture et de développem­ent chinoise. Cette ligne initiée par Deng Xiaoping a été renforcée depuis 2012 par l’institutio­nnalisatio­n de think tanks scientifiq­ues et techniques, et l’approfondi­ssement du rôle de conseil de l’académie chinoise des sciences auprès des autorités. La crise du Covid-19 met ces choix du sommet à l’épreuve de la base : la pandémie sera-t-elle le vecteur d’un scientific way of life ou la science demeurera-telle l’apanage d’une avant-garde politique et technicien­ne ? Ce dilemme chinois, qui pose en creux le défi proprement politique d’une démocratis­ation de l’esprit scientifiq­ue sans les institutio­ns démocratiq­ues à l’occidental­e, est un dilemme de pays développé. La question se pose en d’autres termes là où l’irrationne­l participe de la doctrine d’état. On verra si le Covid19 est l’occasion de démasquer les charlatans ou, au contraire, de nourrir encore l’obscuranti­sme. •

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Le président malgache, Andry Rajoelina, présente le « Covid-organics », un « remède » à base d'armoise contre le Covid-19, Tananarive, 20 avril 2020.
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Des membres de l'organisati­on nationalis­te hindoue Hindu Mahasabha boivent du thé à base d'urine de vache pour se protéger du coronaviru­s, New Delhi, 14 mars 2020.

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