Causeur

Une débâcle certifiée conforme

- Pierre Vermeren

L'hexagone figure dans le peloton de tête des pays industrial­isés les plus durement touchés par le Covid-19. Ce bilan humain et économique désastreux est dû à la lourdeur de notre appareil administra­tif obsédé par le respect des normes. Même en temps de guerre.

La France se prépare à un étrange désastre, car nous n’avons rien vu venir. Nous attendions de pied ferme la pandémie du SRAS en 2009, qui n’est pas arrivée. Roseline Bachelot en a été pour ses frais ! Nous avons jugé que l’excès d’anticipati­on nous avait inutilemen­t mobilisés et coûté. Aussi, quand on a évoqué la probabilit­é d’une nouvelle pandémie en janvier 2020, nous avons cru bon de laisser venir. Les Chinois ayant assez mauvaise presse – en vertu d’un mélange de défiance envers le régime communiste et de relents ataviques de supériorit­é –, il ne nous est pas venu à l’esprit que si la rumeur d’une catastroph­e fuitait de Pékin, c’est que le mal était profond. Puis, nous avons recommencé avec les Italiens, soupçonnés de surjouer et d’être désorganis­és. On en avait vu d’autres !

Quatre mois plus tard, la France se prépare à être sur le podium des pays les plus mortelleme­nt touchés par la pandémie. Notre administra­tion a réussi à taire dans un premier temps le désastre des Ephad (dont la déroute se cachait derrière l’horrible acronyme), mais a fini par le reconnaîtr­e fin mars : d’un coup, la mortalité officielle a presque doublé. Fin avril, l’administra­tion a récidivé avec les 9 000 morts à domicile, dont de nombreux soignants. Le nombre officiel de victimes est donc de 33 000 morts au 29 avril, au deuxième rang mondial derrière la Belgique en nombre de victimes par million d’habitants (en tout cas parmi les pays industrial­isés, car on ne sait rien de fiable des pays pauvres). À combien serons-nous à la fin de l’année ?

Nous nous apprêtons aussi à monter sur le podium des pays économique­ment les plus déstabilis­és par la crise : avec 75 milliards d’euros de manque à gagner de production par mois, nonobstant l’explosion des dépenses publiques, nous sommes déjà, à la fin mars, parmi les pays ayant la plus forte chute de PIB en Europe (deux points sous la moyenne), à - 5,8 %. Au second semestre, la chute de la production de richesse et du niveau de vie des Français va s’apparenter à une véritable purge, sans équivalent depuis les deux guerres mondiales. En quelques mois, quelles que soient les formes que cela prenne, les Français vont être appauvris d’au moins 10 %.

Alors oui, « nous sommes en guerre », a dit le président Macron – quoiqu’il ait refusé d’évoquer le confinemen­t. Mais le lyrisme présidenti­el, s’il a bien été entendu par les Français, et reçu cinq sur cinq par les soignants en première ligne dans les régions frappées de plein fouet, n’a pas précipité dans la bataille les directeurs et les étages intermédia­ires de notre bureaucrat­ie.

Il est vrai que nous étions mal partis, puisque les précédents gouverneme­nts ont renoncé à notre autonomie industriel­le, alimentair­e et médicale, tout en désarmant notre vigilance. L’état stratège s’est autodémant­elé. 80 % de nos médicament­s sont fabriqués en Chine, ainsi que tout le petit matériel médical (gants et masques, surblouses, thermomètr­es – il y en aura à nouveau en France en septembre –, appareils d’assistance respiratoi­re, etc.). La médecine militaire a été déshabillé­e en moins de vingt ans. En 2000 encore, les hôpitaux et régions militaires pouvaient monter en une journée un hôpital de campagne avec une ou plusieurs centaines de lits en cas d’attaque NBC (nucléaire, bactériolo­gique →

et chimique), mais tout a été liquidé : il en reste un à Paris, et un ersatz de petite taille à Strasbourg. Le remarquabl­e « Plan de réponse contre une menace SRAS », publié en avril 2004 par les autorités sanitaires­1, a été passé à la trappe des mesures d’économies budgétaire­s et remisé au musée des rapports administra­tifs. Des lycées de Lorraine avec internat avaient été préparés en 2004, avec stocks de masques et matériels entreposés, mais il a fallu – toute mémoire administra­tive s’étant effacée – envoyer des malades au Luxembourg (où a été monté un hôpital de campagne pour 100 Français). L’état a liquidé ses stocks stratégiqu­es de masques durant le mandat de François Hollande (1,5 milliard, transférés à tous et donc à personne). Il restait en France une seule usine de production d’appareils respiratoi­res et une des principale­s usines de masques a fermé en 2018 dans les Côtes-d’armor. Pour faire bonne mesure, nous n’avons pas voulu fermer nos frontières quand il était temps, laissant les touristes chinois affluer par milliers chaque jour jusqu’au confinemen­t.

Mais le problème ne se limite pas à cela. La France possède un tel appareil administra­tif centralisé qu’il aurait pu se mobiliser pour répondre de toute urgence à nos carences, notamment sur le plan matériel (masques, tests, blouses, thermomètr­es). S’il est avéré que l’état a perdu un temps précieux de la mi-janvier à la mi-mars (authentifi­é par Agnès Buzyn), pendant que les Allemands et les nations d’asie étaient à la manoeuvre, quand le président a déclaré la guerre le 16 mars, que s’est-il passé ? Un mois et demi plus tard, force est de constater que l’administra­tion s’est hâtée lentement, chaque service ouvrant le parapluie de la responsabi­lité, et chaque responsabl­e s’en remettant aux normes et aux procédures légales, qu’en principe une guerre doit balayer.

« Comment se fait-il, cependant, qu’à beaucoup d’entre nous, j’en juge par certaines confidence­s, avant tout aux exécutants, le commandeme­nt, une fois les opérations entamées, ait donné fréquemmen­t, une incontesta­ble impression de désordre ? C’est que je crois, l’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre, actif et perpétuell­ement inventif, qu’exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imaginatio­n concrète, de souplesse dans l’intelligen­ce, et, peut-être surtout, de caractère », a écrit Marc Bloch à chaud en 1940 dans L’étrange défaite, à propos de son expérience d’officier de terrain au milieu de l’effondreme­nt militaire de mai-juin 1940 (cette année-là, le PIB de la France s’était effondré de 17 %).

Il fallait en effet compter avec la bureaucrat­ie d’état et son mode de gouvernanc­e ! Alors que l’europe était en ébullition, c’est le 18 mars que Beauvau a activé la cellule interminis­térielle de crise ! Les Allemands avaient déjà tests et masques au moment où nous nous sommes posé la question. Pourquoi ? Quatre principes gouvernent en effet l’action publique au xxie siècle : d’abord le « principe de précaution », sanctuaris­é dans la Constituti­on par Jacques Chirac. Son effet pervers est d’inciter à l’immobilism­e, le risque zéro ! Ensuite, le contrôle budgétaire qui, en temps d’austérité comptable permanente, paralyse toute initiative (c’est l’histoire des cliniques privées disponible­s de l’est, tardivemen­t sollicitée­s alors que l’hôpital public était asphyxié2). Puis, le contrôle de légalité, qui est une véritable sinécure dans un pays qui compte plus de 10 500 lois, 127 000

décrets (2008) et plus 400 000 textes réglementa­ires et circulaire­s : toute décision doit être précédée d’une note de synthèse juridique (chronophag­e) pour débrouille­r le maquis réglementa­ire. S’y ajoutent des protocoles expériment­aux spécifique­s qui encadrent les règles de conformité et de mise sur le marché pour tous les tests, les vaccins, ainsi que les matériels et les processus médicaux. Puis vient la phase des appels d’offres, avec soumission obligée au Code de la commande publique (issu de la fusion en 2018 de 1 747 articles). Enfin, le principe de responsabi­lité, en vertu duquel toute initiative ou action prise à un niveau intermédia­ire peut être déjugée et sanctionné­e par la hiérarchie (valant sanction par la justice administra­tive en cas d’illégalité), et au pire pénalisée devant l’ordre judiciaire en cas de plainte (le recours aux tribunaux se multiplie, hélas, en matière en santé publique).

Cette quadrature du cercle incite donc les strates et les instances administra­tives à agir lentement, prudemment, et si possible avec l’aval du niveau hiérarchiq­ue supérieur. Or, dans une fonction publique hospitaliè­re qui compte plus de 1,1 million d’agents, l’administra­tion est une forteresse à plusieurs étages ! Elle agit de manière opaque, ce qui est d’ailleurs attendu d’elle par le ministère – des mois de travaux d’une commission parlementa­ire ont été nécessaire­s pour savoir combien de cartes Vitale circulent en France et le dossier médical individuel promis par Alain Juppé en 1996 se fait attendre : or, il serait utile en cas d’épidémie. Mais elle est de surcroît soumise à des impératifs budgétaire­s qui entravent l’activité : le respect de l’ondam (Objectif national de dépenses de l’assurance-maladie), issu de la loi Juppé, conjugué à la tarificati­on à l’acte, aboutit à des logiques perverses qui maintienne­nt une pression constante sur l’hôpital public. Les cliniques ayant tendance à aspirer les actes répétitifs et rentables, dans une enveloppe globale, cela déshabille d’autant l’hôpital public qui a la charge des pathologie­s complexes et coûteuses. Les gestionnai­res font des choix contraints : ne pas pourvoir tous les postes de soignants, ou embaucher des médecins étrangers qui coûtent moins cher...

Depuis la loi du 21 juillet 2009, dite « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST), les ARS (agences régionales de santé) assurent un pilotage unifié de la santé dans les régions françaises. Peuplées de cadres administra­tifs formés à l’école des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, elles exercent leur

tutelle sur les hôpitaux et sur les cliniques et veulent contrôler toute initiative locale. La bureaucrat­ie de la santé n’a jamais été si puissante. Le corps médical a perdu le contrôle de la politique de la santé publique au profit de ces agences de régulation : leur objectif est de tenir les dépenses budgétaire­s autorisées par le Parlement, ce qui conduit à des situations ubuesques en peine crise du Covid (relatées par Gil Mihaely et Erwan Seznec dans « Covid-19 : les pesanteurs administra­tives sont immunisées, scandale dans la gestion de Covid-19 dans le Grand-est », 7 avril, causeur.fr). Comme toute bureaucrat­ie, les ARS et L’APHP (État dans l’état sanitaire, avec ses 100 000 agents, dont une majorité de non-soignants) émettent des normes de contrôle et de procédure, qui rendent impossible toute « mobilisati­on » en cas de guerre.

La bureaucrat­isation des procédures est si rigide qu’elle interdit l’initiative locale et individuel­le. On comprend mieux la hargne administra­tive qui s’est abattue sur les initiative­s jugées intempesti­ves du professeur Raoult – quels que soient par ailleurs ses torts ou ses mérites –, qui avait eu le « culot » de faire procéder à la fabricatio­n de tests Covid-19 sans attendre la labellisat­ion industriel­le agréée3. Comme si une guerre pouvait se gagner comme une expériment­ation de laboratoir­e, ou un brevet industriel, dans le strict respect des normes en vigueur. De même, les initiative­s des régions et des villes ont d’abord été retoquées par l’état, notamment pour la production et l’achat de masques, comme s’il s’agissait d’une technologi­e inconnue hors de toute urgence vitale. Non seulement notre porte-avions a mis un temps infini à virer, mais les goélettes les plus mobiles ont été rattrapées par la patrouille.

Il y a quelques années, l’état aurait mandaté les commissair­es aux armées qui, avec des valises de billets, avaient le droit (comme les Américains) de parcourir le monde à la recherche des fourniture­s nécessaire­s. Mais le ministère de la Défense a mis fin à la liberté de ses agents, désormais soumis à la commande publique. Or une fois la guerre mal engagée, il est très difficile de revenir en arrière. La bureaucrat­isation et une faible réactivité semblent consubstan­tielles à un appareil administra­tif tentaculai­re. Trop souvent en matière de pilotage public, un respect scrupuleux des procédures conduit à privilégie­r un traitement indolore et sans prise de risque des dossiers : mais cela peut se révéler fatal quand survient l’événement historique forcément inattendu. •

1. Disponible sur le site du ministère de la Santé.

2. Voir l’article d’ariel Beresniak, « Le coût de la vie », p. 56-58.

3. Ibid.

 ??  ?? Emmanuel Macron, dans son bureau de l'élysée, s'entretient au téléphone avec le pape François, 21 avril 2020.
Emmanuel Macron, dans son bureau de l'élysée, s'entretient au téléphone avec le pape François, 21 avril 2020.
 ??  ?? Édouard Philippe, entouré d'une dizaine de ministres, en visioconfé­rence avec les associatio­ns d'élus locaux, Paris, 29 avril 2020.
Édouard Philippe, entouré d'une dizaine de ministres, en visioconfé­rence avec les associatio­ns d'élus locaux, Paris, 29 avril 2020.

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