Causeur

FRAC, l'art pour personne

Malgré le confinemen­t qui les prive de public comme tous les acteurs de la culture, les Fonds régionaux d'art contempora­in vont très bien merci, pour eux. De quoi s'interroger sur l'utilité de ces promoteurs d'un art abscons. Enquête.

- Pierre Lamalattie

Créés en 1982 par Jack Lang, les 23 Fonds régionaux d’art contempora­in (FRAC) ont pour mission d’acquérir des oeuvres en région et d’organiser des exposition­s et événements divers pour les faire connaître. Ils sont dotés de bâtiments, de budgets abondés par l’état et les régions, d’équipes (jusqu’à 30 personnes) et d’un statut associatif permettant toutes sortes de souplesses. Ils répondent en principe à une volonté de décentrali­sation culturelle et de maillage territoria­l dans le domaine artistique. Dans les faits, leurs moyens s’ajoutant à ceux des musées et centres d’art, on assiste en région à une domination massive des relais du ministère de la Culture.

En comparaiso­n, les galeries et associatio­ns d’artistes font figure de micromammi­fères parmi les pachyderme­s.

Instrument­s d'un art officiel ?

Les FRAC sont critiqués depuis longtemps. En 2013, après leur 30e anniversai­re, l’ifrap (Fondation pour la recherche sur les administra­tions et les politiques publiques) pointe un « art officiel », des procédures « opaques », des dépenses « à fonds perdu » et un « public absent ». La même année, Luc Ferry dénonce une institutio­n « plébiscité­e par les artistes sans art et sans talent » permettant « d’écouler leurs production­s indigentes aux frais du contribuab­le ».

On pourrait multiplier les citations. Beaucoup voient dans les FRAC l’un des principaux promoteurs d’un art officiel imposé par le ministère de la Culture, une propagande qui se prétend éducation. On souligne le fait que les exposition­s des FRAC attirent un maigre public, surtout constitué de scolaires, de fonctionna­ires de la culture et de gens de passage traversant par nécessité les lieux publics où ont lieu nombre de présentati­ons.

Les chiffres fournis par les organisate­urs, qui dépassent rarement 2 000 visiteurs, ne sont pas ventilés par catégories ni entre payants et gratuits. Cependant, en pleine crise du Covid-19, le directeur du FRAC Auvergne vient d’apporter un éclairage inattendu en déclarant : « Nous n’avons pas de perte de chiffre d’affaires à déplorer à proprement parler, c’est pourquoi nous ne demanderon­s aucune aide supplément­aire. […] Nous avons choisi d’adopter une position citoyenne et éthique. » La fédération des FRAC (Platform) indique par ailleurs que ses membres n’auront pas besoin de recourir au chômage partiel. En clair, les FRAC n’ont pas besoin de public pour vivre.

Des mécènes pour leur propre compte

Au lieu de soutenir et d’animer la création locale, les FRAC ont vite préféré jouer les mécènes pour leur propre compte en achetant, souvent à l’internatio­nal, des oeuvres d’artistes éminents à leurs yeux. On a ainsi assisté à un véritable détourneme­nt. Yves Michaud, ancien directeur de l’école des beaux-arts de Paris et fin connaisseu­r de ces questions, souligne que « la rapide rotation des ministres a favorisé l’autonomisa­tion de l’administra­tion de la culture. Les FRAC, dès le départ, se regroupent en un étrange syndicat. D’abord prévus à bon escient pour soutenir la création régionale, ils changent vite d’objectif et se mettent à constituer des collection­s haut de gamme, avec des artistes nationaux et internatio­naux ».

Effet d'éviction

En pratique, les FRAC achètent et soutiennen­t beaucoup l’art conceptuel. Leurs choix hermétique­s sont presque incompréhe­nsibles en dehors d’un petit milieu. En 1997, dans une enquête sur leurs commission­s d’acquisitio­n, la sociologue Nathalie Heinich souligne « la quasi-autarcie du monde des experts ». Le fait est que les tendances artistique­s désignées comme les références de notre temps suscitent rarement l’adhésion et encore moins l’émotion. D’où ce paradoxe, destructeu­r à maints égards : si la plupart des gens n’ont pas le désir d’acheter ce genre d’art, ils accordent une certaine autorité à cette labellisat­ion officielle de certains artistes. Ils comprennen­t que s’ils achetaient ce qui leur plaît vraiment, ils passeraien­t pour des ringards. Finalement, ils n’achètent rien et s’intéressen­t à autre chose. Au lieu de susciter un entraîneme­nt, l’interventi­on publique produit ainsi un effet d’éviction.

Hubris

Confrontés au problème de leur faible fréquentat­ion, les FRAC imaginent des réponses à la hauteur de leurs ambitions. Bien entendu, leur réflexe n’est pas de se livrer à de douloureus­es remises en question, mais de demander des moyens supplément­aires, notamment pour commander à des architecte­s stars des bâtiments prestigieu­x (et très coûteux). Le modèle que tout le monde a en tête est celui du centre Pompidou, dont l’architectu­re étonnante a en effet attiré des millions de visiteurs, l’effet de nouveauté s’érodant cependant inévitable­ment avec le temps. Pour les FRAC « nouvelle génération », l’aura des belles architectu­res et la course à la muséificat­ion des collection­s ont sûrement un effet attractif de court terme, mais elles ne changent rien au problème de fond qui est celui des contenus. On peut attirer deux ou trois fois des gens curieux de découvrir un bâtiment nouveau, pas les faire revenir indéfinime­nt s’ils pensent qu’il n’y a rien d’intéressan­t à voir à l’intérieur.

Les FRAC ne sont pas seuls responsabl­es de la situation artistique préoccupan­te de la France. Cependant, ils y ont leur part. Les classement­s dont nous disposons, aussi imparfaits soient-ils (enchères, classement­s de notoriété, etc.), montrent que notre pays, jadis au premier rang, vient à présent loin derrière la Grande-bretagne et l’allemagne. Ces voisins bénéficien­t probableme­nt d’une approche de l’art beaucoup plus éclectique et partagée que la nôtre. Par ailleurs, on entend régulièrem­ent des artistes français se plaindre d’un préjugé défavorabl­e à leur encontre de la part des grands acheteurs internatio­naux : ils sont perçus comme des artistes d’état à la cote artificiel­le et à la valeur douteuse. Ajoutons à cela que de nombreux artistes français de talent (notamment figuratifs) s’enfoncent dans la pauvreté dans un pays où l’état joue contre eux, parfois sans même s’en rendre compte. Pour finir, la place des arts plastiques dans la culture contempora­ine ne cesse de rétrécir, à l’image des rayons beaux-arts des libraires. Bref, il n’y a pas de quoi pavoiser.

En ce qui concerne les FRAC, certains commentate­urs, comme la fameuse blogueuse et essayiste Nicole Esterolle, proposent carrément de les supprimer, ou de les changer radicaleme­nt. Il n’est pas exclu qu’ils aient raison. •

Pour approfondi­r : Charlotte Uher, « Art contempora­in, des collection­s publiques à fonds perdu », Les Dossiers de l’ifrap, avril 2013.

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La MÉCA, à Bordeaux, accueille depuis mai 2019 le FRAC Nouvelle-aquitaine.

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