Causeur

La mort, cette inconnue

Notre surréactio­n au léger rebond de mortalité provoqué par le Covid19 révèle notre hypersensi­bilité à la mort. En l'absence de fléaux ou de grandes guerres depuis des décennies, l'allongemen­t de l'espérance de vie est devenu un droit de l'homme.

- Guillaume Cuchet

L'épidémie de Covid-19 agit comme un extraordin­aire effet de loupe sur les attitudes contempora­ines devant la mort. Chaque soir à la télévision, le désormais célèbre directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, nous donne le décompte des morts du jour. On en oublierait presque qu’avant l’épidémie, 1 700 personnes mouraient chaque jour en France.

L’effet de loupe s’explique aussi par le plus grand nombre de décès simultanés. D’habitude, on meurt en ordre dispersé et chacun, les moribonds et ceux qui leur survivent, vit discrèteme­nt le problème à son échelle, selon un calendrier individuel et aléatoire. Ici, exceptionn­ellement, on vit tous ensemble les conséquenc­es de l’épidémie.

Techniquem­ent, dans ce genre de situation, on parle de mortalité extraordin­aire, bien qu’elle soit très limitée. Au xviie siècle, il se produisait localement une crise de ce genre tous les dix ou vingt ans, si bien que la mortalité ordinaire enregistré­e dans l’année doublait. Dans le cas présent, au pire moment de l’épidémie, on aura eu un surcroît hebdomadai­re de mortalité de l’ordre de 30 à 40 %, soit un nombre de décès quotidien approchant de celui de la guerre de 1914-1918 (autour de 950 morts), mais sur deux semaines seulement (et non 52) et avec 25 millions d’habitants en plus.

À la différence du sida, le corona respecte l’ordre de passage des génération­s face à la mort et seul son sex-ratio (très défavorabl­e à la gent masculine) est extraordin­aire. Bref, on a plus affaire à une amplificat­ion de la mortalité ordinaire qu’à une véritable crise de mortalité extraordin­aire. Le stress est bien réel, mais il est, finalement, assez limité, et on sent bien que le grand nombre a résisté à la tentation d’aller se confiner au soleil au retour des beaux jours. Les attitudes devant la mort dépendent surtout du régime démographi­que d’une société, même si ce n’est pas le seul paramètre. C’était le sens de la formule profonde de Pierre Chaunu pour qui l’histoire de la mort était « une dérivée de l’espérance de vie ». Or, notre régime démographi­que, tel qu’il s’est mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais dans le prolongeme­nt d’évolutions plus anciennes dont certaines remontent au xviiie siècle, se caractéris­e par quatre traits principaux.

1. La quasi-disparitio­n de la mortalité infanto-juvénile, qui a commencé à baisser fortement à la fin du xixe siècle et qui a été divisée par dix en dix ans après la Seconde Guerre mondiale. Elle atteint désormais des niveaux quasi incompress­ibles, mais elle ne doit pas nous faire oublier qu’au xixe siècle encore, les enfants et les jeunes fournissai­ent le gros contingent des morts.

2. Le gain d’une « vie en plus », de vingt ou trente ans, qui a bouleversé aussi bien la structurat­ion des existences individuel­les (en contribuan­t à déplacer le seuil physiologi­que et psychologi­que de la vieillesse) que l’équilibre des génération­s dans les familles. Le rideau de protection face à la mort que constitue la génération des parents, disparaît plus tard, ce qui retarde d’autant le moment où les adultes cessent véritablem­ent d’être des enfants. S’ensuit une « infantilis­ation » psychologi­que massive des sociétés.

3. La concentrat­ion tendanciel­le des décès après 65 ans, phénomène inédit dans l’histoire démographi­que de l’humanité. Mais comme la mortalité finale d’une génération reste, jusqu’à nouvel ordre, de 100 %, elle s’élimine désormais intégralem­ent en vingt ou trente ans, moyennant un système de départs groupés que les baby-boomers sont les premiers à étrenner. L’épidémie les surprend en pleine action et menace d’en accélérer dangereuse­ment les opérations. Ils ne sont peut-être pas pour rien dans la surréactio­n collective au phénomène, les plus jeunes étant moins concernés et les plus âgés moins consultés, bien qu’on parle beaucoup en leur nom.

4. La quasi-disparitio­n de la mortalité extraordin­aire, celle des famines, des épidémies et des guerres qui, en additionna­nt souvent leurs effets, pesaient lourd dans le bilan global de la mort. La dernière famine européenne date de 1846 (en Irlande), la dernière épidémie vraiment meurtrière de 1918-1919 (la grippe espagnole), la dernière guerre vraiment sanglante de 1939-1945. Depuis, plus rien ou des épisodes si modestes que les génération­s qui avaient connu l’ancien monde démographi­que n’ont pas pensé à les signaler, de même qu’on s’accommodai­t dans les années 1970 d’une mortalité routière annuelle de 15 000 morts.

Les sociologue­s notent que nos contempora­ins croient en une sorte de droit à vivre jusqu’à 80 ans. De sorte que tous les décès survenus antérieure­ment leur paraissent plus ou moins prématurés. Se généralise ainsi un profil de vie en cloche, qui voit les existences se terminer paisibleme­nt vers 80 ou 90 ans, comme une bougie s’éteint. À la limite, on redoute plus désormais la dégradatio­n physique et psychique inhérente au grand âge que la mort elle-même, comme on peut en juger au vu de l’ampleur de la littératur­e sur Alzheimer ou nos discussion­s sur la fin de vie. L’imprévisib­ilité de la mort ayant beaucoup diminué, ce serait plutôt sa trop grande prévisibil­ité qui nous angoisse désormais. L’espérance de vie, jadis simple artefact mathématiq­ue déformé par la mortalité infanto-juvénile, est devenue un pronostic assez sûr de la date du décès. C’est cette nouvelle représenta­tion dominante de la mort que la pandémie révèle. Nous surréagiss­ons au phénomène non seulement parce que nous n’y sommes plus habitués, mais parce que nous avons développé une forme d’hypersensi­bilité à la mort. De plus en plus maternel, notre État traumatisé par la canicule de 2003 applique un principe de précaution prophylact­ique qui accentue encore cette tendance. Pour la psyché collective, la focalisati­on médiatique sur l’événement entretient l’obsession des morts du Covid. Gageons que ceux d’entre nous qui viennent d’ailleurs, de pays en guerre (la « vraie », pas la « sanitaire ») ou moins favorisés, ne s’y trompent pas et sentent bien la différence.

D’où probableme­nt la tendance à exagérer la portée de l’événement, censé délimiter dans notre histoire un « avant » et un « après », sans qu’on voie très bien sur quoi repose un tel diagnostic. L’événement Covid ne bouleverse pas fondamenta­lement les données de la situation antérieure. Rien n’indique que notre monde divisé soit vraiment résolu à en tirer les conséquenc­es de manière convergent­e. Le plus probable est que celles-ci seront surtout économique­s et sanitaires. La prochaine fois, en somme, nos stocks de masques et de respirateu­rs seront au complet. Pour le reste, qu’on se rassure, ou qu’on s’en désole : nous sommes les mêmes, ou presque. •

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(région mulhousien­ne), 5 avril 2020.
Un agent des pompes funèbres récupère les corps de résidents d'ehpad décédés du Covid-19, Bantzenhei­m (région mulhousien­ne), 5 avril 2020.

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