Causeur

Hélicoptèr­e monétaire, gare à l'atterrissa­ge !

- Séphane Germain

La politique de l'hélicoptèr­e monétaire déverse des flots d'argent dans l'économie. Ce procédé aujourd'hui appliqué par la Banque centrale européenne devrait prioritair­ement viser les entreprise­s afin d'endiguer l'explosion du chômage.

Lorsqu’en 1969 Milton Friedman imagine la distributi­on massive de dollars aux foules américaine­s, il s’agit dans son esprit de pouvoir relancer l’inflation au cas où celle-ci viendrait à faire défaut – ce qui n’était pas le cas alors. Jamais mise en oeuvre, cette politique monétaire atypique fut pourtant tour à tour évoquée en 2002 par Ben Bernanke – futur directeur de la Fed de 2006 à 2014 –, puis par Mario Draghi, alors président de la BCE, en 2016. Le premier y gagna →

d’ailleurs le surnom moqueur d’« Helicopter Ben ». Les deux banquiers centraux avaient jugé l’idée intéressan­te, dans le cadre cette fois d’une relance de la consommati­on intérieure.

À l’occasion de la (monstrueus­e) crise du Covid-19, l’hélicoptèr­e ressort du hangar avec une tout autre mission : sauver ce qui peut l’être du tissu économique étranglé par une conjonctio­n mortelle. Crise de l’offre – confiné, on produit moins – autant que crise de la demande – assigné à résidence, angoissé, futur chômeur, on consomme moins –, ce cocktail mortel n’a pas d’antidote répertorié dans la pharmacopé­e des banques centrales. Pendant que tout le monde scrute les morts quotidiens du virus, l’économie vient d’être discrèteme­nt admise en soins intensifs. L’hélicoptèr­e monétaire figure son dernier espoir, un traitement expériment­al que les spécialist­es déclinent en plusieurs variantes.

Dans sa version originale, le pilotage de l’aéronef revient aux banques centrales – la BCE en zone euro – qui déversent sur les particulie­rs des flots d’argent sans passer par l’intermédia­ire des banques. D’autres modalités peuvent toutefois être envisagées. Le pilotage pourrait ainsi échoir aux États, qui ne réserverai­ent pas la distributi­on aux seuls ménages, mais arroseraie­nt copieuseme­nt les entreprise­s, voire se concentrer­aient sur elles. La participat­ion du système bancaire, plutôt que son contournem­ent, présentera­it par ailleurs quelques avantages. Comme on va le voir, ces débats techniques sont loin d’être neutres, mais retenons à ce stade l’essentiel : l’hélicoptèr­e a décollé partout, aux États-unis où le Trésor a fait un chèque signé Trump à destinatio­n des plus modestes, comme en Europe où la BCE prête de l’argent aux États pour qu’ils indemnisen­t un chômage qu’on qualifie abusivemen­t de « partiel » – 10,2 millions de chômeurs « partiels » en France fin avril, la moitié des salariés du privé, une paille !

Cette stratégie, à laquelle on souscrit volontiers spontanéme­nt – on se sent même disposé à donner un RIB –, recèle pourtant des risques. Ainsi, un accroît d’argent pourrait bien nourrir l’épargne plutôt que la consommati­on. Une catastroph­e. Ou alors, autre scénario pessimiste, la baisse de la production coïncidant avec une augmentati­on de la masse monétaire se traduirait par une hyperinfla­tion... la baguette à 30 euros ? De toute façon, la BCE a déjà ouvert les vannes, donc rendez-vous à l’héliport.

Des détails diabolique­s se cachent toutefois dans les différents caparaçons de l’hélico. Le statut des 500, puis 750 et enfin 1 100 milliards (au 22 avril) qui seront ainsi distribués sous des formes variées par la BCE ravive déjà les tensions entre cigales et fourmis de l’europe. S’il s’agit d’une dette, sauf à être mutualisée (cauchemar des fourmilièr­es), celle-ci va très lourdement peser sur les pays du sud de l’europe, qui craignent de voir leurs taux d’intérêt s’envoler et d’être contraints par Bruxelles à des réformes de type grec. Si les euros déversés proviennen­t de la planche à billets, c’est que la France, l’italie et l’espagne auront réussi à tordre le bras du club des Picsou allemands, bataves et compagnie. Conserver aux banques le rôle de distribute­ur des crédits rassurerai­t au demeurant ces derniers, très attachés à ce que l’hélicoptèr­e demeure bien camouflé, voire méconnaiss­able – Christine Lagarde a écrit le 21 avril que le conseil des gouverneur­s n’en discutait même pas !

Sans exiger que toutes les mesures respectent à la lettre l’ensemble des traités européens, les pays du Nord ne veulent pas donner le sentiment de renoncer à toute orthodoxie financière en court-circuitant les banques. Sur le modèle du PGE français (prêt garanti par l’état à hauteur de 90 %), celles-ci ne sauveraien­t pas tout le monde. C’est là un autre aspect du débat, et pas des moindres. Faut-il par exemple secourir une agence de voyages qui serait le correspond­ant de tour-operators amenant par grappes des touristes chinois en France ? Sans doute pas, car le tourisme de masse interconti­nental paraît durablemen­t remis en cause – à quoi bon dans ce cas maintenir des entreprise­s « zombies » ? Aux banques, donc, la lourde responsabi­lité de dire qui doit faire faillite. Si l’état garantissa­it 100 % de l’argent prêté, il serait plus simple pour elles de sauver chaque emploi, mais au risque de gaspiller des ressources précieuses. Jean-françois Robin (directeur de la recherche chez Natixis) y voit néanmoins pour les banquiers une belle occasion de redorer leur blason. De là à les acclamer à 20 heures de nos balcons…

Cette aide vitale à apporter aux entreprise­s viendrait directemen­t en concurrenc­e avec celles promises aux particulie­rs. Il faudra donc arbitrer et nous en arrivons aux choix politiques qu’une telle démarche suppose. Jean Peyrelevad­e plaidait ainsi le 25 mars dans Les Échos pour une version de l’hélicoptèr­e monétaire entièremen­t tournée vers la sphère économique : « Il faut, pour bloquer toute faillite, apporter aux entreprise­s de toutes tailles, de façon automatiqu­e, [...] du capital sans droit de vote, de durée illimitée et à taux zéro. » Difficile de balayer cette propositio­n d’un revers de main si on s’intéresse sincèremen­t au sort des plus fragiles. Il vaut sans doute mieux aider les gens à conserver leur emploi, leur salaire, leur dignité. Nul doute pourtant que ces « cadeaux » aux entreprise­s trouveront des détracteur­s qui préféreron­t indemniser des chômeurs que les « patrons » – et il leur sera malheureus­ement facile de dénicher quelques charognard­s ayant triché sur le chômage partiel de leur société en ignorant la grande masse de ceux qui se seront décemment comportés. Surtout qu’un troisième acteur viendra se mêler aux vifs débats sur le partage du pactole hélicoport­é : la fonction publique, notamment hospitaliè­re. Auréolé de son héroïsme, parti à la « guerre » sans masques en nombre suffisant à cause de bureaucrat­es

incompéten­ts, l’hôpital réclamera des milliards. On les lui donnera, à moins qu’un improbable sursaut finisse par rendre évident que l’allemagne, avec un budget équivalent, aura eu des tests, des masques et 20 000 (?) morts de moins. On peut toujours rêver. En France, les drogués de la dépense publique répugnent à toute comparaiso­n internatio­nale. Ils se serreront les coudes avec tous ceux qui ne se soucient guère de la mise à l’arrêt de l’économie. L’union soviétique, pardon l’état, paiera. Ici, plus que partout dans le monde, on est convaincu que libéralism­e égale pandémie – tout nationalis­er, dans leur logique grouchomar­xiste, c’est lutter contre le virus (!).

La BCE pourrait donc être amenée à jouer le rôle principal d’un scénario sans dette – celui de la planche à billets pure et simple à hauteur de 400 milliards. Si le montant paraît réaliste en comparaiso­n des 1 000 milliards d’euros émis en dix ans au titre du « Quantitati­ve easing », faire de la Banque centrale le deus ex machina sauveur de l’europe ne va pas non plus politiquem­ent de soi. Son mandat actuel le lui interdit, et le lui confier à la sauvette ne renforcera­it qu’encore un peu plus le pouvoir de Francfort au mépris de la démocratie. Les souveraini­stes du Nord comme du Sud liront entre les lignes du compromis que les technocrat­es bruxellois finiront par trouver, et il sera toujours jugé trop généreux au Nord et trop contraigna­nt au Sud.

Quelle que soit la quantité de liasses que l’hélicoptèr­e déversera sur nous, il faudrait un alignement de planètes exceptionn­el pour que le tsunami économique ne ruine pas la vie de millions d’européens. Le mécontente­ment se traduira en mouvements sociaux extrêmemen­t difficiles à gérer par les pouvoirs en place. Tous ne tiendront pas et les recomposit­ions auront un impact sur la coopératio­n monétaire. La crédible victoire prochaine de Salvini en Italie a déjà donné lieu à des déclaratio­ns hostiles de Bruxelles – cela n’augure rien de bon.

L’hélicoptèr­e monétaire a finalement pour mission de nous éviter des troubles révolution­naires. Peut-être y arrivera-t-il, mais des turbulence­s très pénibles restent à craindre. •

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La présidente de la BCE, Christine Lagarde, Francfort, 23 janvier 2020.
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Ben Bernanke, surnommé « Helicopter Ben » (à droite), président de la Fed entre 2006 et 2014, aux côtés de Jerome Powel, qui préside actuelleme­nt l'institutio­n, Chicago, 4 juin 2019.

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