Causeur

L'esprit de l'escalier

- Alain Finkielkra­ut

« L'esprit de l'escalier », l'émission culte d'alain Finkielkra­ut et d'élisabeth Lévy, est de retour en exclusivit­é une fois par mois sur RNR.TV.

LA FRANCE DU SOUPÇON

Un grand nombre d’intellectu­els et d’éditoriali­stes de droite, de gauche ou d’extrême gauche ont perçu le long confinemen­t dont nous venons de sortir comme une confiscati­on des libertés. À la faveur de cette épidémie, ont-ils dit, le pouvoir a cédé à ses penchants despotique­s ou disciplina­ires et il a testé la docilité des citoyens. Je m’inscris, une nouvelle fois, en faux contre cette interpréta­tion. Nous, les confinés, ne nous sommes pas montrés moutonnier­s, nous n’avons pas obéi à une contrainte, nous avons fait acte de responsabi­lité. Nous avons pris sur nous pour nous protéger, pour protéger les autres, pour participer à un effort collectif de lutte contre la pandémie. Nous savions bien que les libertés de mouvement, de réunion et de manifestat­ion n’étaient suspendues qu’à titre provisoire. Elles allaient rouvrir, comme les cafés et les restaurant­s. Face à l’événement, nous n’étions pas des enfants malléables à souhait, mais des adultes conscients qui appliquion­s avec les gestes barrières, et ce qu’on appelle désormais la « distanciat­ion sociale », le premier principe de toute morale digne de ce nom : ne pas nuire. Et puis, à la différence de ce qu’il se passe dans les États autoritair­es qui criminalis­ent les voix dissidente­s comme le fait la Chine en ce moment même à Hong Kong, la liberté d’expression n’a pas un instant été remise en cause. Elle s’est déployée et même déchaînée sans la moindre retenue. Le féroce état d’urgence n’a intimidé personne : aucun opposant n’a tremblé, aucun n’a jugé plus prudent de retenir ses coups. Tout au long de la crise, le gouverneme­nt et le président de la République n’ont pas seulement été critiqués pour leur mauvaise gestion, ils ont été menacés de poursuites, insultés, traînés dans la boue, à la télévision comme sur les réseaux sociaux. Et cette contestati­on a quelque chose de spécifique­ment français.

De tous les peuples européens, le nôtre se montre et de loin le plus défiant à l’égard de ses représenta­nts. 66 % des Français estiment que l’exécutif n’a pas été à la hauteur, 75 % pensent que le gouverneme­nt n’a pas dit la vérité, 79 % qu’il n’a pas pris les bonnes décisions, alors que 61 % des Britanniqu­es se rangent derrière Boris Johnson dont la politique a pourtant été fluctuante. Le 9 mars, il se targuait encore d’être allé dans un hôpital et d’avoir serré la main à tous les malades. En Italie et

en Espagne, le sentiment majoritair­e, c’est que les gouvernant­s et les gouvernés sont dans le même bateau. Je m’interroge sur cette singularit­é française et je pense de plus en plus qu’elle n’est pas circonstan­cielle. Elle s’inscrit dans une tradition déjà longue de suspicion à l’égard du pouvoir, même sorti des urnes. Alain, le doux Alain, est le grand théoricien de cette suspicion. La démocratie, pour lui, n’est pas un mode de gouverneme­nt, mais un mode de surveillan­ce. Dans l’une de ses Chroniques de guerre, Raymond Aron a pointé l’erreur fondamenta­le de ce raisonneme­nt : « L’hostilité à l’égard des gouvernant­s, le refus du citoyen de se placer du point de vue de ceux qui gouvernent et d’examiner, comme ceux-ci sont contraints de le faire, les problèmes à résoudre. » Et Aron marque son opposition en ces termes très forts : « Le vrai citoyen veut choisir ses chefs, non les enchaîner par le soupçon perpétuel. Il veut la grandeur de la nation, en même temps que la sécurité personnell­e, il veut des pouvoirs légitimes mais capables d’action. Le citoyen ne s’accomplit pas dans la lutte contre les pouvoirs, mais dans une libre adhésion à la communauté. »

On a décrit la modernité post-totalitair­e comme une victoire d’aron sur Sartre. On s’est trompé. Nous assistons au triomphe d’alain sur Sartre et Aron. Il n’est qu’à ouvrir le livre de Pierre Rosanvallo­n, La Contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, pour s’en convaincre. Rosanvallo­n écrit : « Nous sommes passés de la démocratie de confrontat­ion à la démocratie d’imputation, au peuple électeur du contrat social se sont imposés de façon toujours plus active les figures du peuple surveillan­t, →

du peuple veto et du peuple juge. » Internet, comme le dit Rosanvallo­n, est l’instrument providenti­el de cette fonction de vigilance, de surveillan­ce et de dénonciati­on. Rien n’est plus affligeant que l’inaptitude française, en période de crise, à former une véritable communauté politique.

SUIS-JE DEVENU LÉGITIMIST­E ?

Emmanuel Macron s’est présenté comme progressis­te, au moment même où l’urgence n’est pas de changer le monde, mais de sauver ce qui peut l’être. Et, en outre, il s’est vanté de résoudre par l’économie le grave problème civilisati­onnel que connaît la France. Je ne me suis pas converti à cette vision du monde. Je n’ai pas changé. C’est la pandémie qui a changé la donne. L’idéologie macronienn­e a été, pendant cette crise, abandonnée ou en tout cas mise entre parenthèse­s. Le gouverneme­nt a voulu faire face en prenant des mesures, comme le chômage partiel pour 12 millions de travailleu­rs, qui n’étaient pas au programme. Ceux qui m’accusent d’être devenu légitimist­e et d’avoir viré de bord refusent de prendre acte de la nouveauté de la situation. Macron incarnant pour eux le mal, il ne peut rien faire de bien même quand il cesse de faire du Macron.

Il y a eu, certes, des retards, des erreurs, des atermoieme­nts, mais avant tout réquisitoi­re il faut se poser, avec Raymond Aron, la question : qu’aurais-je fait à leur place ? Comme l’a sans cesse rappelé Édouard Philippe, « nous prenons des décisions à partir d’informatio­ns incomplète­s et parfois contradict­oires ». Les gouvernant­s ont consulté les scientifiq­ues, comme c’était bien normal, mais ils ne s’en sont pas remis à la science parce que la science elle-même tâtonnait et les renvoyait à leurs responsabi­lités. Reste, dira-t-on, ce mensonge d’état : la dissimulat­ion de la pénurie de masques. Au lieu de contester leur utilité pour le grand public, le gouverneme­nt aurait dû jouer cartes sur table et dire que tant qu’il n’y en avait pas assez, il fallait les réserver au personnel soignant. Tout le monde aurait compris. Eh bien non, tout le monde n’aurait pas compris, des mouvements de panique auraient éclaté. Dans les services

essentiels à la survie même de notre société, certains travailleu­rs auraient pu faire valoir leur droit de retrait. La délinquanc­e, enfin, aurait visé en priorité les lieux de stockage du matériel médical. Les citoyens ne sont pas toujours bons et le pouvoir pas toujours mauvais. Le pouvoir doit compter avec « le bois tordu de l’humanité ». Ajoutons que sur la question des masques, le consensus ne règne toujours pas et que les autorités sanitaires danoises refusent de le prescrire.

L'ANTIÉLITIS­ME DÉBRIDÉ

Les gilets jaunes se sont révoltés, à très juste titre, contre l’élite hors-sol et multicultu­relle qui accablait de son mépris la France périphériq­ue. Mais au lieu de se définir comme une communauté d’êtres parlant et discutant, le peuple a surgi sous la forme d’un bloc compact, d’une totalité sans fissure, d’une multitude unie en un seul corps, guidée par une seule volonté, parlant d’une seule voix.

Quand il y a eu, parmi les gilets jaunes, des voix dissonante­s, elles ont été immédiatem­ent proscrites. Souvenons-nous de ce qui est arrivé à Ingrid Levavasseu­r. On rejouait la Révolution française : « Qu’est-ce que le tiersétat ? disait Sieyès. Tout mais un tout entravé et opprimé. Que sera-t-il sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant. » L’ordre privilégié, aujourd’hui, ce n’est plus la noblesse héréditair­e, c’est tout ce qui dépasse. Ce n’est pas seulement l’élite des anywhere, c’est l’élite en tant que telle. Et là intervient le phénomène Raoult. David Pujadas l’interroge pour LCI et lui demande pourquoi il a refusé de faire un essai clinique pour un médicament – l’hydroxychl­oroquine – certes connu, mais qui n’avait pas pu faire ses preuves face à un virus inédit. C’était pourtant le seul moyen de s’assurer de son efficacité et de son innocuité. Le professeur marseillai­s refuse de répondre, donc le journalist­e insiste : « C’est une question légitime, à travers moi, ce sont aux gens que vous vous adressez, et qui demandent pourquoi vous n’avez pas fait cela ? » Raoult, alors, rétorque : « Détrompez-vous, les gens pensent comme moi. Vous voulez faire un sondage d’opinion entre vous et moi ? Vous voulez faire un sondage entre Véran et moi pour voir en qui les gens croient, vous voulez voir où est la crédibilit­é ? » C’est la première fois dans l’histoire moderne qu’un chercheur de haute volée sollicite l’arbitrage de l’opinion publique pour arbitrer une querelle scientifiq­ue. Dans L’express,

Raoult va plus loin encore, il s’en prend aux médias en général : « On vous dispute le monopole de la parole, ce droit de dire dont vous jouissez, on vous le dispute, on vous le vole, on s’en fout de vous, maintenant on dit les choses nous-mêmes. » Qui nous ? « Nous, les réseaux sociaux, nous Youtube. »

Didier Raoult incarne aujourd’hui, et il s’en targue – « nous, les réseaux sociaux » –, la revanche de la France d’en bas sur la France d’en haut, du peuple sur la caste, du terrain sur la théorie, des simples gens sur l’establishm­ent. Le peuple décide à travers lui et par lui quel est le bon médicament. L’heure des gourous a sonné au pays des Lumières. Avec Raoult, le populisme politique et le populisme pénal se prolongent en populisme sanitaire. Et c’est très logiquemen­t qu’il a rejoint la revue et le mouvement Front populaire. Léon Blum ne méritait pas ça.

FRONT POPULAIRE

J’envie la fécondité de Michel Onfray et j’admire sincèremen­t sa prodigieus­e énergie. Mais il y a en lui une violence qui me fait de plus en plus peur. Laurent Joffrin l’ayant accusé de tomber dans le ressentime­nt, il s’est très légitimeme­nt insurgé contre la psychologi­sation ou la psychiatri­sation de l’adversaire en disant que c’était un procédé soviétique. Mais il ne s’est pas arrêté là : « Il ne me viendrait pas à l’idée, a écrit Michel Onfray, d’estimer que son combat contre Le Pen viendrait de la grande proximité qu’il eut avec cet homme au moment où son père faisait profession de remplir les caisses du Front national. Il existe sur le net une belle photo de Joffrin torse nu avec Le Pen. » Et il publie cette photo dans son article. Par cette effrayante prétéritio­n, Onfray montre que contre ceux qu’il appelle les « populicide­s », tout est permis. Ce ne sont pas des interlocut­eurs, ce sont des ennemis à abattre. Il est tout à fait légitime de vouloir réunir les souveraini­stes des deux bords. Mais la souveraine­té défendue par le nouveau Front populaire repose sur l’idée non d’une communauté politique française, mais d’une division insurmonta­ble, sinon par la guerre, entre la France d’en bas et la France d’en haut. Ses partisans sont des éradicateu­rs. C’est un danger et c’est un anachronis­me. Défiée jusqu’à l’intérieur de ses frontières par des cultures hostiles, la France devrait aujourd’hui plus que jamais se définir et se vivre non seulement comme une communauté politique, mais comme une communauté de destin. •

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Édouard Philippe détaille les mesures de la phase 2 du déconfinem­ent, Paris, 28 mai 2020.
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Michel Onfray.

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