Causeur

Bali, c'est fini !

- Élisabeth Lévy

En dépit de l’étymologie qui suggère une parenté avec le grand tour des classes cultivées d’autrefois, en se massifiant, le tourisme est peu ou prou devenu une industrie du divertisse­ment qui vend la même marchandis­e aux classes moyennes du monde entier, seul le décor changeant et octroyant du même coup à chacun le supplément culturel sans lequel il n’est point de vacances réussies. Nous nous rêvons en bourlingue­urs marchant dans les pas de Cendrars et Kessel, et nous nous retrouvons sur des immeubles flottants en compagnie de milliers de nos semblables. D’après le catéchisme en vogue dans le Guide du Routard, le touriste responsabl­e et citoyen est à la recherche de l’autre. Raison, sans doute, pour laquelle il collection­ne passionném­ent les selfies – « moi devant le Parthénon », c’est la vérité ultime du touriste. Le monument ou l’oeuvre sont là pour moi, ce sont mes désirs, et même mes droits qui commandent. Et tant pis s’il faut les exploiter au point de les détruire. Or, comme l’écrit Bérénice Levet (pages 52-54), « la visite d’un lieu suppose qu’on se libère de soi afin d’être libre pour une réalité autre et plus grande que soi ».

La singulière période que nous avons traversée et dont nous vivons les derniers feux aurait plongé notre cher Muray dans l’allégresse. L’épidémie a réussi ce que même le terrorisme n’a jamais pu accomplir : la mise à l’arrêt durant trois mois de l’une des toutes premières industries mondiales – quoique oxymorique, l’expression « industrie du tourisme », fréquemmen­t employée, est révélatric­e.

Pendant deux mois, des temples antiques, des cathédrale­s, des châteaux, des tableaux ont été rendus à eux-mêmes et à leurs secrets. Dans la plupart des pays européens, le confinemen­t a pris fin, permettant aux habitants de retrouver les villes et le brouhaha de la proximité sociale. Cependant, les frontières de l’amérique et de l’asie, toujours fermées début juin, resteront difficiles à franchir, faute de liaisons aériennes. À quoi il faut ajouter les règlements sanitaires ubuesques adoptés par les compagnies aériennes au moment où la pandémie marque visiblemen­t le pas, qui dissuadero­nt le passager le plus tolérant (voir le texte de Stéphane Germain, pages 74-75).

Selon toute probabilit­é, on ne verra donc pas cet été les hordes de visiteurs américains et asiatiques déferler sur l’europe. Mais déjà, pendant que de beaux esprits discourent sur le monde d’après, en France, les pouvoirs publics et les profession­nels du secteur se démènent avec un seul objectif : faire revenir au plus vite les 90 millions de visiteurs étrangers qui sont la plus grande fierté de notre pays, « première destinatio­n touristiqu­e mondiale » et qui entend le rester. Et ce n’est même pas à notre génie propre que nous devons cette médaille d’or, mais aux trésors dont nous a gratifiés la nature et aux merveilles créées par nos ancêtres. Que notre grande ambition soit d’être le lieu de villégiatu­re privilégié de salariés fatigués est un résumé du déclin français. Qui peut parler sans rire ou sans tristesse de « puissance touristiqu­e ? »

La crise sanitaire aurait pu être l’occasion, pour les pays du sud de l’europe, France y compris, de réfléchir à l’humiliante dépendance de leurs économies au bon vouloir (et aux revenus) des visiteurs étrangers. Dans l’affolement, c’est plutôt à celui qui déroulera le tapis rouge pour « sauver la saison ».

Ne soyons pas angélique ou extrémiste. À l’exception peutêtre de quelques décroissan­ts fanatiques, nul ne prétend interdire les voyages d’agrément et cantonner chaque habitant de la Terre à son douar d’origine. De plus, les difficulté­s des commerçant­s, hôteliers et autres profession­nels ne sauraient être prises à la légère. L’incendie de Notre-dame devrait pourtant être un avertissem­ent. Nos monuments épuisés et saturés demandent grâce.

Alors qu’aujourd’hui la demande est reine et entraîne une croissance illimitée de l’offre, il est urgent de réguler l’activité touristiqu­e : numerus clausus dans les musées et monuments, interdicti­on d’installati­ons qui défigurent la beauté des lieux et détruisent l’environnem­ent, la puissance publique ne manque pas de moyens d’action. Du reste, nombre d’acteurs privés n’attendent pas que l’état agisse pour tenter de promouvoir un tourisme moins dévastateu­r (voir l’article de Daoud Boughezala sur les régions de la côte adriatique). Ces mutations, si elles se confirment, risquent d’augmenter les tarifs. Que le voyage cesse d’être un droit inaliénabl­e du consommate­ur qui entend se retrouver en trois clics en séjour all inclusive sur une plage tunisienne pour redevenir un projet en vue duquel on doit économiser, voire consentir quelques sacrifices, pourrait changer légèrement notre perspectiv­e et nos comporteme­nts.

Cependant, ne nous berçons pas trop d’illusions et profitons de la parenthèse enchantée qui s’offre à nous.

On est chez nous ! Pour quelques semaines encore et peutêtre pour le seul été de notre vie. Attention, ça ne veut pas dire entre nous Français à l’esprit étroit, n’allez pas croire qu’on fait dans le genre béret-baguette. Par la force des choses, nous serons peu ou prou entre nous Européens, héritiers d’une histoire et dépositair­es d’une civilisati­on qui fait que nous pourrions peut-être ressentir l’âme des lieux que nous traversons plus facilement qu’un Américain pressé de voir arriver la pause-déjeuner.

Certes, qu’il soit français, chinois ou letton, un touriste est un touriste. Sauf que cet été, il se déplacera en petits groupes plutôt qu’en troupeau, en voiture, en train et à vélo plutôt qu’en autocar et en gros porteur. Ça fait tout de même une sacrée différence. C’est un moment béni pour découvrir des merveilles qu’on s’était résigné à ne jamais voir, des tableaux habituelle­ment inaccessib­les derrière les groupes brandissan­t leurs smartphone­s, des sites dont la beauté est gâchée par la foule. Et une occasion unique de cesser d’être des touristes pour devenir des voyageurs qui s’oublient devant la beauté du monde. À supposer que nous en soyons encore capables. •

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