Causeur

Planète low cost

- Alexandre Gady

masse. Enfant monstrueux des Trente Glorieuses, celuici repose sur la multiplica­tion et le faible coût des moyens de déplacemen­t (train, et surtout avion après 1960), la hausse du niveau de vie moyen, principale­ment en Occident jusqu’à la fin du xxe siècle, enfin des injonction­s « culturelle­s » qui vous incitent à visiter tel lieu, tel monument ou musée, vendus comme autant de produits de la société de consommati­on, au moyen d’images standardis­ées et de slogans parfois drôles, souvent vulgaires. Il est ainsi quasiment impossible d’y échapper, car le tourisme de masse est à la fois une économie et un système très sophistiqu­és, un produit de la mondialisa­tion heureuse et uniformisa­trice.

Nous sommes donc tous, de manière plus ou moins consciente, des acteurs de ce système terrifiant, qui intègre la troupe entière, ses zélateurs comme ses détracteur­s. Il n’existe d’ailleurs que peu de contre-solutions, sinon le voyage seul dans une zone à risque (l’aventure donc, avec son lot de dangers), ou l’appartenan­ce au microgroup­e des très-très-riches, qui peuvent combiner beauté et rareté, en revenant au petit nombre qui fondait le tourisme il y a deux siècles.

L’autre différence fondamenta­le par rapport au « grand tour » du xviiie siècle, c’est qu’alors les voyages formaient la jeunesse, tandis qu’avec le tourisme de masse, le voyage doit distraire, amuser sans peser trop – « on est en vacances, quoi ! » –, bref divertir : l’idéal est ici la combinaiso­n shopping-sport-culture, les trois piliers du vivreensem­ble touristiqu­e, phénomène qu’illustrent bien de nouvelles destinatio­ns à la mode comme Abu Dhabi ou Dubaï. Ce voyage formaté provoque dès lors les mêmes réflexes, les mêmes impression­s de « déjà-vu » partout sur le globe : uniformisa­tion des tenues vestimenta­ires (le short et la casquette), des accessoire­s (la valise à roulettes) et jusqu’à celle des gestes (le doigt en bas de millions de gens devant la pyramide du Louvre, pour faire une photo amusante…), enfin établissem­ent d’une short list de lieux obligatoir­es, « qu’il-faut-avoir-vus » et où l’on s’entasse parfois au point de les mettre en danger tout en détruisant le plaisir de la visite... L’apothéose de ce système est la transforma­tion de l’écosystème des zones touristiqu­es : piétonnisa­tion des voies d’accès, restaurant­s bas de gamme, magasins de souvenirs frelatés made in China, médiations divertissa­ntes (le centurion romain qui vend des pizzas devant le Colisée…), toute une économie low cost qui dévitalise les lieux, les désincarne, jusqu’à favoriser leur transforma­tion en décor de cinéma, dont Venise ou le Marais à Paris sont de tristes exemples. À ce point limite, l’habitant tend à faire partie du décor, non plus comme sujet, mais comme objet.

Toutes ces observatio­ns, banales et que chacun a pu expériment­er directemen­t, sont d’autant plus désolantes qu’il n’existe pas de solution face à un système que tout le monde dénonce et que chacun pratique. Qui oserait dire : finissons-en avec le tourisme, sans craindre de se fermer à soi-même les portes du rêve, même frelaté ?

Personne, bien sûr. D’ailleurs, comment s’y prendre ? Il faudrait pour cela augmenter sévèrement le prix des billets d’avion et des entrées dans les musées, et créer des obstacles pour réduire sensibleme­nt le nombre de visiteurs… bref déployer une active politique et faire des choix, forcément difficiles à assumer. Personne n’a envie de penser à ces choses compliquée­s, alors qu’annoncer toujours plus de visiteurs vous donne des ailes : vous voilà tout à la fois capable de faire de l’argent et vecteur de la « démocratis­ation culturelle » ! La France pays le plus touristiqu­e du monde, cocorico.

En tarissant les deux extrémités de la chaîne commercial­e – pas de client, pas de destinatio­n –, le Covid-19 a résolu le problème de manière radicale. Agissant comme un bain révélateur, la pandémie offre la photograph­ie crue de notre situation : elle fait apparaître en négatif la rentabilit­é d’un système que chacun alimente et qui, tout en faisant vivre beaucoup de monde autour de lui, enrichit également musées et monuments, leur offrant des marges de manoeuvre financière exceptionn­elles : les travaux, les acquisitio­ns, les exposition­s… s’en trouvent dès lors comme dopés, tandis que ces « recettes propres » plaisent aux comptables qui nous dirigent, parce qu’elles permettent de réduire les dotations des établissem­ents concernés. A contrario, trois mois d’inactivité se soldent par des dizaines de millions d’euros de pertes. Au Louvre, où plus de 70 % des visiteurs sont d’origine extra-européenne, à Versailles (80 %) ou au Mont-saint-michel, la chute est vertigineu­se. Comme un sprinter arrêté net dans son élan sans fin vers la ligne d’horizon... Surgit alors la double question Covid : comment faisait-on avant ? comment va-t-on faire maintenant ?

Prenons le cas de Notre-dame, fermée à cause de l’incendie d’avril 2019, fruit non d’une situation incontrôla­ble, mais de notre superbe négligence : avant le drame, le monument était visité chaque année par 12 millions de personnes, un record voisin de celui de Disneyland Paris, chiffre si élevé qu’il est proprement absurde. Ramené au temps d’ouverture de l’édifice, cela signifie que ces visiteurs, pour la plupart, n’ont fait qu’un bref passage (de l’ordre de quelques minutes) dans la cathédrale, dont on connaît l’intérieur sombre et peu décoré, avant de ressortir sans avoir eu le temps de s’en apercevoir. Le tout gratuiteme­nt, et souvent casquette vissée sur la tête ou sac sur le dos. On est loin de la foi qui a élevé ces temples à l’âge gothique : à l’élan vertical vers le ciel, promu par cette architectu­re subtile, a succédé un parcours très horizontal, disons au ras du sol. L’historien Michel Pastoureau a récemment provoqué un beau tollé en proposant d’aller jusqu’au bout de la logique et de transforme­r Notre-dame en musée. Humour ou provocatio­n, la question méritait d’être posée. À la suite des déclaratio­ns malheureus­es de M. Macron, on a beaucoup glosé sur la forme de la future flèche. Question pittoresqu­e, mais vaine. Il importe en revanche de se demander dès à présent ce qu’on fera des millions de visiteurs, si jamais ils reviennent, demain à

Notre-dame ? La grande restaurati­on actuelle aboutirat-elle à un simple retour à la case départ ?

Sortons des chiffres, pour reposer la question à nouveaux frais, si l’on ose dire : jusqu’à quel point le tourisme de masse détruit-il le sens des lieux qu’il investit ou profane (rayez la mention inutile) et jusqu’à quel point devons-nous l’accepter ? La réponse est difficile, car elle implique deux choses que notre époque déteste : hiérarchis­er et éduquer. Hiérarchis­er, non entre les touristes, voilà l’impossible solution, mais entre le monument et les touristes. Qui commande ? C’est l’unique barrage possible à la folie du nombre : l’oeuvre passe d’abord, et ce sont ses exigences qui doivent nous guider. Cette solution, qui s’appelle le numerus clausus, existe déjà dans certains hauts lieux touristiqu­es très fragiles : elle demande aux responsabl­es de s’organiser et aux touristes de prendre leur temps – l’oeuvre sera in fine une récompense et non un dû. Éduquer, car si l’on ne croit pas à l’éblouissem­ent stendhalie­n, on doit tâcher de faire comprendre, de proposer un dispositif de médiation qui élève le spectateur plutôt que d’accueillir les touristes comme ils viennent. Ne pas traiter les masses visiteuses comme un chiffre que l’on pousse toujours plus haut et qui éblouit les nigauds, mais comme un public qui doit être formé pour pouvoir, peut-être, ressentir un peu de la magie de l’art. Le tourisme de masse, c’est le massacre de la sensibilit­é, sensibilit­é qui passe par le silence, parfois aussi par une certaine décence face à l’oeuvre. Question d’éducation, là encore.

Enfin, d’un point de vue moins métaphysiq­ue, il faut lutter contre la concentrat­ion qui est, dans l’ordre touristiqu­e, comparable à celle de l’économie libérale : si musées et monuments maillent en effet les territoire­s de notre pays en profondeur, ce sont toujours les mêmes lieux qui attirent les hordes et qui, partant, sont saturés, dans un cercle vicieux qui s’autoalimen­te. Casser cette logique demandera beaucoup d’énergie et patience. Cependant, dans cette entreprise, le Covid-19 est paradoxale­ment providenti­el : gageons en effet que la situation ne va pas revenir de sitôt « à l’anormale ». C’est donc le bon moment pour penser différemme­nt et s’organiser mieux : on peut même surfer sur l’air du temps, puisque avec le retour du patrimoine de proximité, nous voilà en circuit court. En somme, nous pouvons sauver en même temps l’avenir de la planète et les innombrabl­es merveilles héritées de notre passé. •

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Des touristes photograph­ient le coucher de soleil depuis l'un des temples d'angkor, Cambodge, 23 décembre 2016.

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