Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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Un écrivain français qui cite Karl Kraus, en l’occurrence Patrick Corneau, mérite toute notre attention. Ce témoin de l’apocalypse viennoise observait que tôt ou tard « ce qu’on fait à la langue, on le fera à l’homme ». Oui, nous arrivons au stade ultime d’une décadence que personne ne voit parce que tous l’ont acceptée : la démolition des structures de la pensée avec la ruine de la langue. Au point que le français est devenu une langue étrangère aux Français eux-mêmes.

Un exemple : le sens de la litote. Parlant des Anglais, au lendemain de bombardeme­nts allemands sur Londres, Albert Cohen écrit : « On dit seulement avec une charmante affectatio­n que la nuit a été assez bruyante. »

Le laconisme est également une langue aujourd’hui oubliée. Elle me rappelle ce mot de Brummell qui, face à un splendide paysage constellé de lacs, demande à son serviteur : « Which lake do I prefer ? » Il convient de se délester de son propre goût et de ses préjugés. C’est même à cela que l’on reconnaît un homme élégant.

Chaque fragment de l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est une source d’émerveille­ment. Lecteur de Cioran et de Gombrowicz, il espère que l’homme, plutôt que d’être une hyène dotée d’un idéal ou un mutant, choisisse de se reconnaîtr­e « cousu d’enfant ». Mûrir, c’est pourrir un peu. Les gens mûrs m’effraient, écrit Patrick Corneau. Il considère cette prétendue maturité comme de l’opportunis­me ou de la pure lassitude.

Patrick Corneau se moque des écrivains qui

font l’éloge du sport : Montherlan­t soulevant ses haltères en récitant Sénèque, Morand pratiquant l’équitation avec une superbe de junker prussien... il préfère penser à un Kafka demi-nu faisant des pompes sur le parquet d’une mansarde glaciale. Il a choisi finalement une formule strictemen­t conceptuel­le : quinze minutes de pure méditation sur la notion d’efforts. Aurait-il un peu d’indulgence pour le joueur de tennis de table que je suis ? J’en doute.

Par atavisme, j’étais curieux de savoir ce qu’il pensait du bonheur suisse. Il s’est montré fort indulgent. Comment ne pas l’être dans ce pays où non seulement on peut acheter les Alkaseltze­r à l’unité, mais où en plus l’aimable pharmacien­ne vous offre un gobelet de plastique pour boire cette boisson effervesce­nte sur place, comme si on était au comptoir d’un bar ?

Il rappelle néanmoins avec une certaine jouissance la légendaire et cynique réplique murmurée par Orson Welles dans la cabine de la Grande Roue du Prater de Vienne (Le Troisième Homme, de Carol Reed, 1949) : « En Italie, pendant les trente-cinq ans de règne des Borgia, il y a eu la guerre, la terreur, des crimes, du sang versé, mais cela a donné Michel-ange, Léonard de Vinci et la Renaissanc­e. En Suisse, il y a eu l’amour fraternel et cinq cents ans de démocratie et de paix... et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou... »

Enfin, ce dernier point où je suis totalement en accord avec Patrick Corneau et qui explique pourquoi les films d’antonioni sont, à mes yeux, le comble du kitsch snobinard : le prétendu drame de l’incommunic­abilité. Un drame qui ne m’a jamais désolé, de même que la pensée que deux personnes puissent vivre ensemble sans qu’aucun comprenne quoi que ce soit à ce qui se passe d’essentiel dans l’âme de l’autre. La pensée de cette solitude impénétrab­le à laquelle nous condamne notre nature, loin de m’attrister, m’a toujours réjoui.

Est-il bien utile de préciser que l’essai de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, est publié aux éditions Conférence et que son auteur tient un blog de littératur­e, « Le lorgnon mélancoliq­ue », depuis 2006 ? Pas nécessaire­ment. En revanche, il n’est pas interdit de méditer longuement sur cette dernière citation : « La vie est une longue attente – et pourtant je n’apprendrai rien que je ne sache déjà. » •

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