Causeur

Partition américaine

Derrière l'abominable meurtre de George Floyd, les démocrates, maîtres de la quasi-totalité des grandes villes américaine­s, veulent imposer aux Blancs conservate­urs un exercice de repentance collective. Mais pillages et leçons de morale pourraient remobil

- Alexandre Mendel

Même ici. Même au coeur d’un des États les moins peuplés d’amérique, la peur a saisi une population qui commence à peine à sortir des mesures de quarantain­e prises dans la foulée de la crise du Covid-19. Dans la plus grande agglomérat­ion du Nouveau-mexique, à Albuquerqu­e, une ville de 800 000 habitants, on ressent l’onde de choc provoquée par la mort de George Floyd, ce Noir tué par un policier de la ville de Minneapoli­s, 2 000 kilomètres plus au nord. Et on l’entend : les hélicoptèr­es balaient le ciel sous des trombes d’eau et surveillen­t les mouvements de foule. La police montée est de sortie, les panneaux à affichage électroniq­ue au bord de l’i-40, cette gigantesqu­e autoroute qui traverse l’amérique d’une côte à l’autre, préviennen­t le visiteur : « Attention, possible couvre-feu, ce soir ! » Plus de 100 villes aux États-unis ont recensé des manifestat­ions, tournant souvent brusquemen­t à l’émeute ou aux pillages de masse.

« Merde, quoi ! On sort à peine de ce virus et voilà qu’on a ça maintenant ! » se lamente Steven Chamberlin, propriétai­re de plusieurs commerces sur la Plazuela Sombra, au coeur de l’« Old Town » d’albuquerqu­e, quartier historique et touristiqu­e qui a conservé son architectu­re coloniale espagnole. Debout sur un escabeau (« merci de ne pas me photograph­ier, ces connards seraient prêts à se venger »), cet homme d’une cinquante d’années est en train de clouer des panneaux en bois pour protéger les vitrines de ses magasins. La veille, une manifestat­ion, au départ pacifique, a dégénéré : des poubelles et du mobilier urbain ont brûlé dans la« New Town », le centre financier et administra­tif de la ville. La police montée et des blindés ont bloqué les passages. Le maire démocrate, Tim Keller, s’est fendu d’un discours et d’un allumage de chandelles à la mémoire de George Floyd.

On tente de discuter avec Steven. « Vraiment, à Albuquerqu­e, vous risquez quelque chose ? » lui glisse-t-on, en ajoutant, par provocatio­n : « Enfin, il n’y a pas de

Noirs ici ! » Aux États-unis, les statistiqu­es ethniques sont autorisées. Elles sont même encouragée­s dans un pays où la couleur de votre peau (pourvu que vous ne soyez ni Blanc ni Asiatique) vous vaut parfois de sacrés rabais au moment de vous inscrire à l’université. Au dernier recensemen­t de 2018, ils n’étaient que 3,2 % de la population de la ville, contre 12 à 13 % pour le pays. Une rareté, pourrait-on dire, dans une ville de cette dimension. À Dallas, ils sont 25 %, à Washington 45 %, à Détroit 79 %. « Mais, cher monsieur, ils s’en foutent des Noirs ! Ce n’est qu’un prétexte ce meurtre… Aussi dégueulass­e soit-il, c’est une excuse pour nous faire ch… Pour faire ch…, répète-t-il, des gens comme moi, des gens qui pensent que Trump est le meilleur président depuis un sacré bout de temps ! C’est ça aujourd’hui qu’ils veulent ! Nous terroriser, nous faire peur… Nous ! » Et, Steven Chamberlin, de s’interroger : « Ç’a duré longtemps les émeutes des gilets jaunes chez vous ? »

L’amérique des villes démocrates est secouée. Elle n’avait pas vu cela depuis l’insurrecti­on née de l’acquitteme­nt des quatre policiers qui avaient passé à tabac Rodney King, à la suite d’une course-poursuite dans Los Angeles, pour un excès de vitesse et un délit de fuite. Rodney King s’en était tiré. Il était devenu millionnai­re et avait fondé une société de production de rap. Mais les émeutes, qui s’étaient étalées sur une semaine entre avril et mai 1992, quoique presque uniquement cantonnées à la mégalopole californie­nne, avaient coûté la vie à plus de 50 personnes, fait des milliers de blessés, et peut-être précipité la défaite de George H. W. Bush alors candidat à sa réélection.

Là, George Floyd, un Texan récemment installé dans le Minnesota, c’est-à-dire aux antipodes culturels de son État d’origine, condamné dans le passé à cinq ans de prison pour un braquage à Houston, passé par la case d’acteur de films porno amateur, pas un saint au regard de son casier judiciaire, est mort. Et l’amérique confinée l’a vu mourir en boucle en appelant sa mère au secours. Il est mort en disant qu’il ne pouvait plus respirer. Il ne sera ni millionnai­re ni producteur de rap. Un flic blanc, Derek Chauvin, devenu le symbole de la haine raciale, l’a étouffé sous le poids de son genou, devant l’objectif d’un smartphone. Pire encore, ce policier, qui pour joindre les deux bouts faisait quelques heures par semaine comme videur dans une boîte de nuit, est devenu le symbole de l’amérique de Trump, celle que la gauche démocrate américaine vomit depuis bientôt quatre ans sur les plateaux de CNN, celle accusée de tous les maux, du Covid-19 aux vitrines explosées des magasins Nike des grandes villes du pays. Un criminel raciste. Peu importe que son épouse – désormais en instance de divorce – fût une réfugiée laotienne. Derek Chauvin est forcément raciste, dans l’amérique de Trump. Il incarne Trump dans la tête des hordes d’antifas. Ces groupuscul­es de la gauche radicale, organisés en milices aux États-unis, qui aiment tant, depuis 2016, jouer à la guerre avec leurs homologues de →

l’extrême droite, se frottent aussi les mains. S’ils cassent les vitrines, s’ils exposent les failles de cette Amérique sûre de ses frontières extérieure­s et en paix à l’intérieur, Trump est fichu, pensent-ils…

Sauf que ce récit devenu canonique repose sur une notable distorsion des faits. Minneapoli­s est peut-être la ville la plus à gauche du pays, dans l’état le plus à gauche de l’amérique. Cette métropole du Midwest, où le Mississipp­i prend sa source, à un jet de pierre des chutes de Saint Anthony, est presque un cas d’étude. On y circule en trottinett­e électrique, on passe six mois de l’année à dégeler le pare-brise de sa voiture, on vit cloisonnés entre communauté­s, et Hillary Clinton y a récolté 64 % des voix en 2016. Le Minnesota lui-même est un bastion démocrate par excellence. C’est le seul État où Ronald Reagan avait été défait en 1984 à l’occasion de sa réélection. Et on n’y a pas voté pour un candidat républicai­n depuis 1972 ! En y venant en meeting en octobre 2019, Trump avait créé la sensation : les antifas venaient protester contre la venue d’un candidat, alors au faîte de sa gloire, et qui ne cachait pas son intention de faire basculer cette terre de gauche dans le camp républicai­n. Fini le foutoir dans cette ville, promettait-il en substance.

Derek Chauvin, fonctionna­ire de police d’une municipali­té démocrate – il n’y a pas de police nationale aux États-unis –, cristallis­e l’antitrumpi­sme primaire comme il existe un racisme primaire. Ainsi personne, pourtant, n’a protesté contre la gestion démocrate de la police de Minneapoli­s ou contre le gouverneur, lui aussi démocrate, Tim Walz. Personne n’a moqué la récupérati­on politicien­ne de Joe Biden, le candidat qui sera investi à Milwaukee, en août prochain, dans le Wisconsin voisin – un État conquis par Trump en 2016 –, qui s’est agenouillé en signe de contrition. Personne n’a osé parler d’ilhan Omar, représenta­nte démocrate du cinquième district au Congrès, députée de Minneapoli­s qui, depuis son élection en 2018, n’a eu de cesse de jouer la carte du communauta­risme ethnique, en flirtant avec l’antisémiti­sme le plus ignoble. Alley Waterbury, candidate aux primaires républicai­nes contre Ilhan Omar, nous l’avait confié il y a quelques mois dans un vocabulair­e peu châtié qui est souvent celui des trumpistes décomplexé­s : « Minneapoli­s est un trou à merde. Ilhan Omar n’a rien fait de sa ville. Ah si… Elle a juste transformé ce trou en piscine à merde. »

En ligne de mire, le quartier de Cedar-riverside, aussi appelé – très officielle­ment – « Little Mogadishu », la « Petite Mogadiscio ». Minneapoli­s est la plus grande ville somalienne hors de Somalie. L’administra­tion Clinton qui avait raté son interventi­on dans ce pays de la Corne de l’afrique avait eu l’idée d’installer des milliers de réfugiés dans cet État rural peuplé à l’origine de colons de souche scandinave venus cultiver une terre souvent gelée. Résultat : Cedar-riverside s’est vidée de ses habitants. Des tours, qui n’ont rien à envier à celles de Seine-saint-denis, y ont poussé. Et d’exsoldats des Navy Seals (les forces spéciales américaine­s) y patrouille­nt entre deux boucheries musulmanes.

Mais jusqu’au meurtre de George Floyd, qui s’est produit d’ailleurs devant une boutique hallal, les Minnésotai­ns regardaien­t de loin ce pétard prêt à exploser. Les Blancs un peu riches ont déménagé dans des pavillons sécurisés. Les autres se coltinent encore la racaille. Encore une fois, Alley Waterbury avait pressenti les choses dans cette Amérique des ghettos, communauta­risée comme aucun autre pays occidental : « Le Minnesota a une mentalité unique aux États-unis. Assez artificiel­le. Pour résumer, le Minnésotai­n se dit : “Si vous restez hors de mon chemin, faites ce que vous voulez. Et moi je ferai de mon côté ce que je veux tant que vous ne me croisez pas.” Cette attitude passive nous vaut d’avoir perdu toute liberté dans cette ville qui manque, en plus, de 400 agents de police. » Il y a bien longtemps qu’on n’a pas croisé à Little Mogadishu un descendant de Suédois ou de Norvégiens. Mais on les croise, leurs têtes aussi blondes que celles de leurs ancêtres et leurs yeux bleus perçants, aux manifestat­ions contre « la violence policière ». On les voit s’allonger comme George Floyd, le ventre sur le bitume. Faire des génuflexio­ns. Bref, demander pardon. Attitude de repentance tout à fait fausse historique­ment : les Suédois ou les Norvégiens n’ont pas participé à la traite négrière. Mais qu’importe finalement. Pendant que les magasins Nike et Apple sont visés, eux s’accroupiss­ent, s’aplatissen­t, gémissent. Derek Chauvin est blanc, c’est une ordure, et ils finissent par penser qu’ils sont eux-mêmes des ordures, des descendant­s d’ordures et des cousins d’ordures.

Au milieu, ce petit peuple de Blancs méprisés par l’amérique bien-pensante, celle qui veut sauver son gagne-pain, ses vitrines, ses voitures. La violence policière existait déjà sous Obama. Elle ciblait aussi les Afro-américains. La « Task Force » qu’il a créée en grande pompe en décembre 2014 pour lutter contre ce fléau n’a servi à rien. Seulement, Obama était noir. « Un faux Afro-américain », me confiait à un meeting de Trump à Minneapoli­s un jeune Noir républicai­n : « Il n’est pas descendant d’esclaves. Il est descendant d’un Kenyan. Prof d’université qui plus est ! Mais tout le monde n’y a vu que du feu. Jusqu’à son accent bidon quand il s’adresse aux Noirs. »

Il n’y a pas davantage de Noirs que de Blancs tués par les balles des policiers américains, selon une étude réalisée par le professeur Roland G. Fryer Jr, de l’université Harvard, et publiée en juin 2019, mais là aussi, peu importe. Le biais idéologiqu­e sert le fait racial et inversemen­t. Peu importe également que le taux de chômage de la communauté noire n’ait jamais été aussi bas dans l’histoire des États-unis (avant la crise du coronaviru­s). L’important, c’est le sentiment de culpabilit­é que l’amérique blanche démocrate veut projeter et généralise­r à tous les Blancs. Et Trump est le coupable parfait, car il est au sommet. Ce n’est pas Biden qui est raciste, même

si, au cours d’un meeting virtuel, il explique en direct à un Noir américain qui s’apprête à voter républicai­n : « Tu n’es pas noir, si tu ne votes pas pour moi. » (Tout en singeant l’accent afro-américain en disant « you ain’t » au lieu de « you aren’t ».) Le raciste, c’est Trump.

Pour l’instant, aucune milice armée ne s’est constituée en réponse aux pillages et aux violences. En 1992, ce sont pourtant les Coréens de Los Angeles, équipés de fusils et de mitraillet­tes, pour défendre leurs commerces, qui, peut-être bien plus encore que la Garde nationale et l’armée, avaient contribué à mettre fin aux razzias et à la casse de la ville. La soudaineté et la brutalité des manifestat­ions pourraient profiter à Trump en novembre, s’il ne laisse pas pourrir la situation : un peu de chaos dans les villes démocrates, mais pas trop. L’américain, jusqu’ici patient, aime l’ordre. Et c’est pour ça qu’il est armé. •

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Rassemblem­ent en hommage à George Floyd, Minneapoli­s (Minnesota), 31 mai 2020.

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