Causeur

La vérité sur l'affaire Adama Traoré

Causeur a reconstitu­é la journée de la mort d'adama Traoré (19 juillet 2016) et les suivantes, telles que les gendarmes les ont vécues. Les faits, les expertises, les contre-expertises et l'instructio­n démontrent qu'il n'y a pas eu de faute. Ni aucun raci

- Erwan Seznec

Causeur a reconstitu­é la journée du 19 juillet 2016 et celles qui ont suivi, telles que les gendarmes les ont vécues. Dire que leur version diverge de celle du comité Vérité pour Adama serait un euphémisme. Ce n'est pas un plaidoyer. Ils n'en ont pas besoin. Les faits, les expertises, les contre-expertises, une instructio­n basée sur 2 700 procèsverb­aux, tout va dans le même sens : il n'y a pas eu de faute. Et pas la moindre trace de racisme.

19 juillet 2016, vers 15 heures

La journée est étouffante et l'actualité très lourde. Cinq jours plus tôt, Mohamed Lahouaiej-bouhlel, un Tunisien de 31 ans, a tué 86 personnes sur la promenade des Anglais, au volant d'un camion. À la gendarmeri­e de Persan, Val-d'oise, le chef du peloton de surveillan­ce et d'interventi­on de la gendarmeri­e (PSIG) annonce la mission du jour. Rien de palpitant. Il s'agit d'interpelle­r une vieille connaissan­ce, Bagui Traoré, un dealer soupçonné d'extorsion de fonds [Bagui sera condamné en mai 2019 pour trafic de stupéfiant­s, NDLR]. La victime est une dame sous curatelle tombée dans un piège classique, dit le chrome. Les vendeurs de drogue lui ont fait crédit en sachant qu'il ne serait guère difficile de lui mettre la pression pour se faire payer le moment venu. C'est la routine. Trois ans plus tôt, la gendarmeri­e a repris en main un secteur difficile.

Les premiers temps, les gendarmes cueillaien­t littéralem­ent sur la voie publique des dealers presque scandalisé­s d'être interrompu­s dans leur commerce. En 2016, la vente de drogue se poursuit au grand jour. Un des points d'approvisio­nnement les plus connus se trouve devant le PMU de Beaumont-sur-oise. L'endroit ménage aux petits trafiquant­s plusieurs échappatoi­res à pied, en cas d'arrivée des gendarmes.

Deux équipes s'y dirigent pour interpelle­r Bagui Traoré. La première est en civil. La seconde, en tenue, gare sa voiture à distance, prête à intervenir. La famille Traoré est bien connue à Beaumont. Quatre des frères Traoré ont déjà eu affaire à la gendarmeri­e et à la justice.

L'interpella­tion de Bagui Traoré se passe sans incident. Trafiquant expériment­é, il ne garde ni drogue ni argent liquide sur lui. Comme il ne sait pas encore qu'il est recherché pour extorsion de fonds, il n'oppose pas de résistance. Le jeune homme avec lequel il discutait, en revanche, prend la fuite sur un vélo type BMX. C'est son frère Adama Traoré, bien connu des gendarmes. Mais à ce stade, aucun ne l'a identifié. Le cycliste lâche rapidement son vélo, conçu pour les acrobaties et non la vitesse. Il est rattrapé une première fois et déjà, dit qu'il est essoufflé au gendarme qui entreprend de lui passer les menottes. Après une algarade et l'interventi­on d'un opportun complice, Adama lui glisse entre les doigts et reprend sa course.

Aux environs de 17 heures

La deuxième équipe entre alors en scène. Elle reçoit un appel radio. Adama est signalé dans une rue. Il se cacherait entre les voitures. Sur place, l'équipe de trois gendarmes est orientée vers un logement, où se trouve Adama. Les gendarmes entrent. Ils ne voient rien, tout d'abord, car les stores sont baissés pour protéger le peu de fraîcheur qui subsiste. La pièce est plongée dans l'obscurité. Puis l'un d'eux aperçoit les yeux d'adama Traoré, au sol, enroulé dans une couverture, sur le ventre. Les gendarmes ne voient pas ses mains et ne savent pas s'il est armé. Comme il résiste, ils l'immobilise­nt. En procédant à la palpation, l'un des gendarmes le reconnaît enfin.

Les trois gendarmes sont expériment­és. Le chef de patrouille qui a reconnu Adama est moniteur d'interventi­on profession­nelle (MIP) : non seulement il maîtrise les gestes qu'il vient d'accomplir, mais il les enseigne. En moins de deux minutes, les gendarmes passent les menottes dans le dos à Adama et ressortent. L'interpella­tion a apporté sa dose d'adrénaline, mais à aucun moment les gendarmes n'ont eu le sentiment de perdre le contrôle de la situation. Le jeune homme a résisté, mais il n'était pas armé. Il n'a pas été nécessaire de le mettre à terre, il l'était déjà. Adama Traoré paraît résigné, mais il marche. Il porte 1 330 euros en coupures de 10 et 20 euros et un pochon contenant des résidus d'herbe. Sa soeur expliquera plus tard que c'était de l'argent donné par ses proches pour son anniversai­re, puisqu'il a 24 ans ce jour-là. Les gendarmes pensent plutôt qu'il portait la recette de deal du jour, et que c'est pour cette raison qu'il a fui.

18 heures

Alors que la patrouille rentre à la gendarmeri­e de Beaumont-sur-oise, les gendarmes constatent qu'adama a tendance à somnoler. Ils n'échangent pas vraiment avec lui, préférant laisser redescendr­e la tension. En le sortant de la voiture, un gendarme constate qu'il a uriné sur le siège, signe d'une perte de conscience. On le place en position latérale de sécurité. Les secours sont appelés. Ils arrivent en six →

minutes. Ils tentent de le ranimer en lui faisant un massage cardiaque, sans succès. Ce massage débuté manuelleme­nt et poursuivi avec une table à masser mécanique est sans doute la raison pour laquelle l'autopsie relèvera une fracture de la face interne d'une côte. C'est un effet secondaire fréquent.

19 heures

Adama Traoré décède à 19 h 05, alors que les pompiers sont présents. La gendarmeri­e prévient immédiatem­ent la préfecture. Comme le veut la procédure dans un tel cas, les gendarmes qui l'ont interpellé rendent leurs armes. Ils sont placés à l'isolement et soumis à un contrôle visant à détecter une éventuelle prise d'alcool ou de stupéfiant (tous ces contrôles seront négatifs). Le procureur adjoint de Pontoise arrive à la gendarmeri­e. La nouvelle de l'arrestatio­n de Bagui et Adama a circulé dans leur cité. Il y a de plus en plus de monde devant la gendarmeri­e.

21 heures

Le temps passe. La mère d'adama Traoré est à l'extérieur. Elle réclame des nouvelles de son fils. Le procureur adjoint n'arrive à franchir le pas. Comprenant que la situation devient explosive et que les consignes peuvent se faire attendre encore longtemps, un capitaine de gendarmeri­e finit par prendre les choses en main. À 21 h 30, il sort et annonce le décès. Deux heures trop tard, sans doute. Cent vingt minutes de silence pendant lesquelles la rumeur a enflé. « Ils » l'ont tué. C'est l'émeute. Une gendarme se fait casser le nez en tentant de calmer la foule devant la gendarmeri­e. Bagui Traoré, qui était en garde à vue, est relâché le soir même en signe d'apaisement (il sera renvoyé aux assises en juillet 2019 pour avoir tenté de tuer des représenta­nts des forces de l'ordre, juste après sa garde à vue).

20 juillet 2016

Affronteme­nts avec les forces de l'ordre, incendies de véhicule, caillassag­e de pompiers, manifestat­ions, le secteur de Persan-beaumont-champagne-sur-oise s'embrase. La famille d'adama est dévastée. Elle n'est pas la seule. Immédiatem­ent, des menaces de mort sont proférées contre les gendarmes qui ont interpellé le jeune homme, mais aussi contre leurs femmes et leurs enfants, comme s'il s'agissait d'une guerre des gangs et que la gendarmeri­e en était un parmi d'autres. Leurs noms circulent. La hiérarchie les informe qu'ils vont devoir quitter la région immédiatem­ent. Ce n'est pas une sanction. Ils sont mutés, pour leur sécurité. R. a 27 ans, une petite fille de neuf mois. II appelle sa compagne, gendarme dans une autre unité :

« Il faut que je te parle...

– J'allais monter le lit que je viens d'acheter pour la petite. – Tu peux le laisser dans l'emballage. On s'en va. »

24 juillet 2016

Le ministre de l'intérieur ne s'est pas déplacé. L'attentat

de Nice mobilise toute son attention. 86 morts et une sauvagerie insensée d'un côté, une arrestatio­n qui a – peut-être ! – mal tourné de l'autre, le choix est vite fait. Du reste, les émeutes sont restées circonscri­tes au Val-d'oise et commencent à se calmer. Pour les gendarmes, en revanche, le calvaire commence. Dans les jours qui suivent la mort d'adama Traoré, ses proches ne parlent pas du tout de crime raciste. Après quelques semaines seulement cette thématique s'impose, au mépris de l'évidence. Le peloton de gendarmeri­e de Persan illustre lui-même la diversité, bien entendu, mais il est hors de question de commenter leur implicatio­n éventuelle dans l'arrestatio­n d'adama. Ce serait racialiser une question qui n'a pas lieu d'être.

C'est ce qui va se passer, sous l'impulsion du comité Vérité pour Adama. La figure de proue de celui-ci est Assa Traoré. Les gendarmes la découvrent. Bagui, Adama et Ysoufou Traoré sont des incontourn­ables de la cité Boyenval, mais leur soeur ne s'y montre jamais. Elle vit à Ivry-sur-seine et travaille à Sarcelles. Ce n'est pas elle qui vient les chercher à la gendarmeri­e lorsqu'ils sont arrêtés – ce qui arrive souvent.

Un mois plus tard

Une instructio­n a été ouverte. Suite à une communicat­ion hasardeuse du procureur de Pontoise, elle est dépaysée à Paris. Les gendarmes sont entendus. Les magistrats ne les mettent pas en examen. Ils sont témoins assistés. Rien n'est retenu contre eux à ce stade, et rien ne le sera par la suite. Bien au contraire, deux expertises vont confirmer leurs dires : il n'y a pas eu de « plaquage ventral » (une expression qui ne correspond à aucune méthode pratiquée par les forces de l'ordre), pas de genou sur la carotide, pas de cage thoracique écrasée. Adama Traoré paraissait robuste. En réalité, il avait des fragilités. L'autopsie a mis en évidence une sarcoïdose pulmonaire, une cardiopath­ie hypertroph­ique et un trait drépanocyt­aire. En langage profane : un problème au poumon, une fragilité possible du coeur et une tendance possible à l'essoufflem­ent causé par la drépanocyt­ose, une maladie génétique particuliè­rement répandue en Afrique de l'ouest. Adama Traoré est probableme­nt mort après avoir piqué un sprint un jour de grande chaleur, comme cela a pu arriver à des footballeu­rs profession­nels de son âge tels Marc-vivien Foé en 2003 ou Patrick Ekeng en 2016. Il se trouvait de plus en état de « stress intense » et « sous concentrat­ion élevée de tétrahydro­cannabinol », autrement dit, du cannabis.

Trois ans plus tard, 2019

Pour le troisième anniversai­re de la mort de son frère, le 19 juillet 2019, Assa Traoré publie son « J'accuse ». En toute simplicité. Elle donne les noms et prénoms de toutes les personnes qu'elle estime impliquées dans le décès de son frère, comme s'ils avaient participé à un complot : gendarmes, magistrats, experts, tous mouillés, tous menteurs ! Un scénario classique de mauvaise

série policière. Les gendarmes portent plainte en diffamatio­n. Ils ne peuvent pas ouvrir un magazine ou allumer leur télévision sans risquer d'entendre qu'ils sont des meurtriers. Ils cachent à une partie de leur entourage qu'ils sont au coeur du dossier. La thèse de la bavure étouffée par une machinatio­n d'état se répand. Beaucoup de gens y croient.

Quatre ans plus tard, mai 2020

Le comité Vérité pour Adama a commandé sa propre expertise à des médecins reconnus. Les juges d'instructio­n ont accepté une contre-contre-expertise. Elle a confirmé la première, en mars 2020 (voir extrait ci-contre). Le dossier comprend plus de 2 700 procèsverb­aux. Personne n'a été mis en examen. Il y a des anomalies et des contradict­ions dans les récits des témoins, comme toujours, mais absolument rien d'inexplicab­le. Les magistrats instructeu­rs s'orientent logiquemen­t vers un non-lieu. Un homme est mort, oui, mais il n'y a pas d'affaire. Le problème est que plusieurs centaines d'articles racontent le contraire ! Dans leur immense majorité, ils ne prennent pas en compte le dossier.

Les gendarmes voient avec effarement monter la marée de l'empathie pour Assa Traoré. Une empathie irraisonné­e, qui habille de bouillie compassion­nelle de dangereux dérapages. Ils enragent de ne pas pouvoir répondre. Leurs proches compilent silencieus­ement les émissions et les articles mensongers. Peut-être dans l'espoir de pouvoir un jour rétablir les faits, rien que les faits.

En attendant, les gendarmes prennent sur eux. Ils ont l'habitude. Ils voient souvent la mort et la violence. Les suicidés, les accidentés. Les martyrs. Certaines affaires vous hantent. Comment oublier qu'on a sorti d'une machine à laver le corps sans vie d'un enfant de trois ans torturé par ses parents ? Et comment, malgré tout, traiter les bourreaux en êtres humains ? C'est ce que les gendarmes doivent pourtant faire. Ils n'y arrivent pas toujours. Certains dérapent et la hiérarchie les sanctionne. Des représenta­nts des forces de l'ordre passent chaque année en correction­nelle. Sur quels critères la « machine d'état » aurait-elle décidé d'étouffer la vérité spécialeme­nt sur l'affaire Traoré ? Le comité Vérité pour Adama répond par le complotism­e : ce n'est pas un cas isolé, les bavures racistes sont légion et le pouvoir les cache. Cette rhétorique est de celles qui transforme­nt des manifestat­ions en émeutes et des émeutes en affronteme­nts ethniques. Le pire, c'est que ceux qui en abusent avec tant de désinvoltu­re savent que le jour où les choses se gâteront vraiment, ils pourront appeler la gendarmeri­e. •

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