Causeur

Audiovisue­l public, la grande méfiance des chercheurs

- Erwan Seznec

Une invitation à Radio France, une demande d'interview de la part du service public de la télévision ? Les scientifiq­ues devraient sauter de joie, ravis de partager leurs travaux et leur passion. En pratique, c'est souvent l'appréhensi­on et le doute qui dominent. Non sans raison, même si le traitement sérieux du dossier Covid laisse espérer une améliorati­on.

Il y a le meilleur. Un après-midi de janvier 2020, pendant une heure, deux astrophysi­ciens parlent de la forme de l’univers. Marc Lachièze-rey et Jean-philippe Uzan, tous deux directeurs de recherche au CNRS, expliquent, développen­t et nuancent. L’animateur de l’émission « La méthode scientifiq­ue », Nicolas Martin, se garde bien de couper ses invités. L’espace d’une émission, la voiture de l’auditeur s’élargit aux dimensions du cosmos. Bienvenue sur France Culture.

Et puis il y a le pire. Un matin de novembre 2017, le chroniqueu­r de « L’édito carré », dans la matinale de France Inter, présente comme une percée conceptuel­le révolution­naire la théorie farfelue développée par l’anthropolo­gue Priscille Touraille, selon laquelle les femmes seraient plus petites que les hommes parce que le patriarcat les aurait privées de viande au fil des millénaire­s. Sur la page Youtube de l’émission, les auditeurs hurlent au scandale : « la pseudoscie­nce se met au service de la bêtise », des « affirmatio­ns qui ne reposent sur rien », « vous ne connaissez RIEN à rien à la biologie », etc. Las, RFI, à son tour, va faire état des thèses de Priscille Touraille, déjà présentées en 2014 dans un documentai­re diffusé sur Arte, sans aucune distance critique. Un incident isolé ? « Hélas, non », déplore Thomas Durand. Cofondateu­r de l’associatio­n pour la science et la transmissi­on de l’esprit critique (Astec, plus connue par sa chaîne Youtube de vulgarisat­ion, « La Tronche en biais »), il a listé pendant deux ans les incursions de l’audiovisue­l public dans la jungle du paranormal et de la science alternativ­e. Best of.

On peut remplacer les pesticides par de la musique jouée aux plantes (France Inter, le 13 novembre 2017). Les magnétiseu­rs, c’est du sérieux, ils ont désormais leurs écoles (France 2, 30 janvier 2016). La lithothéra­pie, ou l’art de soigner par les pierres (plusieurs diffusions en 2017 et 2018 sur France 3). Sortir son double astral de son propre corps, les explicatio­ns d’un expert (France 2, mars 2017). L’approche quantique de l’aromathéra­pie (France 3, octobre 2017). Sans parler de la biodynamie, dont le bien-fondé est devenu un postulat sur Radio France et France Télévision­s, malgré l’absence totale d’étude digne de ce nom montrant son efficacité.

« Les scientifiq­ues sérieux désertent le terrain des médias »

« Notre liste s’arrête fin 2017, non parce que la situation s’est améliorée, précise Thomas Durand, mais parce que nous manquions de temps pour suivre les programmes ! » Une lettre ouverte de l’astec aux médiateurs de France Télévision­s et de Radio France, en mars 2017, est restée sans réponse. « Elle avait pourtant été relayée par des élus locaux, se désole Thomas Durand. Nous avions été mesurés dans nos critiques. Mon sentiment brut est qu’arte, qui reste faute de mieux la chaîne de référence en matière de vulgarisat­ion scientifiq­ue, diffuse une moitié de contenu impeccable dans ce registre et une autre moitié à mettre à la poubelle. Sur les OGM, par exemple, je n’ai pas souvenir d’une seule émission correcte. »

Spécialist­e reconnu de ce sujet, directeur de recherche au CNRS, Marcel Kuntz est à peu près du même avis. « La plupart des scientifiq­ues qui pourraient parler des OGM ont déserté le terrain des médias, à tel point qu’ils ne sont même plus dans les radars des journalist­es, en particulie­r ceux de Radio France et de France Télévision­s. » Alors que des dizaines de millions de consommate­urs dans le monde en mangent chaque jour, et que des milliers de tonnes D’OGM débarquent chaque mois en France pour nourrir le bétail, Radio France et France Télévision­s campent sur la ligne du principe de précaution, comme si nous étions encore dans les années 1990. Le 10 juin 2020, un groupe de députés Verts allemands a publié une tribune affirmant que les OGM pourraient bien être une « grande opportunit­é pour développer une agricultur­e durable ». Aucun média public français n’en a parlé. « Quand l’audiovisue­l public parle des OGM, c’est en mal, jusqu’à leur attribuer des défauts incompatib­les, pointe Marcel Kuntz. Les semences OGM seraient à la fois stériles après la première récolte et potentiell­ement disséminan­tes. Intéressan­t... » Marcel Kuntz salue toutefois une émission de Guillaume Erner sur France Culture, datée du 30 septembre 2019. Interrogé, il avait pu expliquer en détail les lacunes méthodolog­iques ahurissant­es des travaux publiés en 2012 par le professeur Gilles-éric Séralini, sur le prétendu caractère cancérigèn­e du maïs OGM. Ce qui n’a pas empêché « Cash investigat­ion » de ressortir Gilles-éric Séralini en janvier 2019 pour les besoins d’une enquête sur le glyphosate (voir ci-contre à propos de « Cash investigat­ion »).

Pitié, pas le lanceur d'alerte...

« J’étais agréableme­nt surpris par l’émission, ajoute Marcel Kuntz, mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Je crois que nous aurons encore beaucoup d’émissions basées sur du pseudocont­radictoire », oppo- →

Les journalist­es de l'audiovisue­l public redevienne­nt des enquêteurs pugnaces quand les experts ne vont pas dans leur sens

sant un scientifiq­ue prudent et un lanceur d’alerte incompéten­t, mais tonitruant. « Lorsque je suis invitée à participer à des débats sur Radio France, je demande toujours qui sera face à moi en plateau avant d’accepter », confirme Anne Perrin. Biologiste, spécialist­e des champs électromag­nétiques, elle a participé à des expertises pour l’agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Elle est souvent sollicitée sur le thème ô combien médiatique de l’électro-hypersensi­bilité et, plus récemment, de la 5G. « Schématiqu­ement, d’un côté, il y a une poignée de médecins en France qui dénoncent les ravages des ondes et qui en ont parfois fait un fonds de commerce. De l’autre côté, vous avez l’écrasante majorité des chercheurs, qui continuent à travailler sur les champs électromag­nétiques, mais pour qui les téléphones portables, les antennes-relais, le Wi-fi, Linky et la 5G ne sont pas, ou plus, des sujets de santé publique. Ce n’est pas leur conviction intime : c’est le résultat de milliers d’études convergent­es ! Le scientifiq­ue qui accepte candidemen­t d’aller le dire à la radio se retrouve face à un lanceur d’alerte d’un faible niveau. Il entend le présentate­ur dire que “la communauté scientifiq­ue est partagée”, ce qui est faux, puis on enchaîne avec un reportage sur un électro-hypersensi­ble présumé, dont les souffrance­s sont réelles, mais sans lien vérifiable avec les ondes. L’empathie et l’émotion prennent le dessus, il faut ramer pendant toute l’émission, juste pour exposer l’état des connaissan­ces. Beaucoup de scientifiq­ues ne veulent plus jouer le jeu. »

Le syndrome du débat contradict­oire sur la Terre plate

« Cinq minutes pour la Terre plate, cinq minutes pour la Terre ronde, il est temps d’arrêter le contradict­oire bidon », tacle Peggy Sastre, journalist­e et essayiste spécialisé­e en vulgarisat­ion scientifiq­ue bien connue des lecteurs de Causeur – Peggy la Science, c’est elle… Et selon elle, trop de confrères décrivent le monde non tel qu’il est, →

mais tel qu’ils voudraient le voir. « Le patriarcat du steak est emblématiq­ue. La thèse d’anthropolo­gie de Priscille Touraille datait de 2004. Elle ressort sans vérificati­on au démarrage de l’affaire Metoo parce qu’elle sonne agréableme­nt aux oreilles de ceux que les différence­s biologique­s homme-femme dérangent. » Phénomène classique de biais de confirmati­on. Les journalist­es de l’audiovisue­l public, qui sont tout sauf incompéten­ts, redevienne­nt des enquêteurs pugnaces quand les experts ne vont pas dans leur sens. Exemple, les engrais et les pesticides de synthèse. Ils ont fait des dégâts, mais ils ont permis des augmentati­ons fantastiqu­es de rendement. C’est une vérité impossible à nier. Les scientifiq­ues qui la rappellent sont ignorés, au mieux (Catherine Regnault-roger, universita­ire, membre de l’académie d’agricultur­e), ou suspects de conflit d’intérêts, au pire. Pas seulement dans l’audiovisue­l public, du reste. Léon Guéguen, directeur de recherche honoraire de L’INRA, très critique à propos de « Cash investigat­ion » (voir ci-contre), se souvient d’un « déjeuner de deux heures avec deux journalist­es de presse écrite qui m’ont posé des tas de questions fort ingénieuse­s, dont le fil conducteur m’est apparu ensuite : ils cherchaien­t à me coincer sur des liens d’intérêts avec des industriel­s ». Pendant ce temps, les ambiguïtés, les approximat­ions méthodolog­iques et les conflits d’intérêts de Génération­s futures, associatio­n de lutte contre les pesticides de synthèse financée en toute transparen­ce par la filière bio, sont passés sous silence.

Vint cependant un jour où... Pierre Rabhi (82 ans), qui n’avait forcé personne à prendre au sérieux ses élucubrati­ons poético-agrestes, est passé sans transition du statut de Mahatma Gandhi des courgettes à « controvers­é » (France Inter, « Secrets d’info », 15 septembre 2018), à la suite d’une enquête publiée en août 2018 par Le Monde diplomatiq­ue. Signée de Jean-baptiste Malet, elle était remarquabl­e, mais elle n’a rien appris dans leur domaine aux agronomes, qui soupiraien­t d’agacement depuis des années en entendant l’intéressé à la radio.

Poujadisme bac + 5

« D’émission en émission, en présentant comme des références des lanceurs d’alerte militants, en ignorant la nuance fondamenta­le entre risque et danger, en ne distinguan­t pas lien d’intérêts et conflit d’intérêts1, les médias sapent la confiance dans l’expertise officielle », déplore Jean-paul Krivine, rédacteur en chef de Sciences et pseudoscie­nces, la revue de l’associatio­n française pour l’informatio­n scientifiq­ue (AFIS). « Ce n’est pas délibéré, mais c’est le résultat, et il est préoccupan­t. » L’agence européenne de sécurité sanitaire (EFSA) rend un avis négatif sur trois pesticides probableme­nt dangereux pour les abeilles : RFI se réjouit que la Commission européenne les interdise (avril 2013). L’EFSA, en phase avec les autres grandes agences sanitaires, ne trouve pas d’indice d’une toxicité du glyphosate

en usage réel : RFI fait état de « nombreux soupçons quant à la fiabilité de l’agence » (24 octobre 2017).

Schématiqu­ement, les secteurs de la recherche qui touchent à l’environnem­ent, aux questions de genre et à la santé des consommate­urs sont ceux où la science semble la plus maltraitée, au point d’enfermer les auditeurs dans une bulle de fragiles certitudes. Resté insensible au courrier de l’astec, le médiateur de Radio France a sommé Jacques Monin de se justifier, pour avoir invité Jean-baptiste Malet dans « Secrets d’info ». Les auditeurs n’étaient pas contents et ils le faisaient savoir. « Le journalism­e, qui est censé être le cinquième pouvoir [sic], laisse les politiques bien tranquille­s quand ces crapouille­s donnent le droit à des multinatio­nales de nous empoisonne­r (vote Monsanto) », s’emportait Stéphan, un auditeur remonté contre Jacques Monin, dans un courrier au médiateur. Tous vendus et tous pourris, version diplômée, puisque les auditeurs de Radio France sont supposés l’être. Mais que Stéphan se rassure, l’inconforta­ble parenthèse s’est refermée. Le 23 octobre 2019, Pierre Rabhi était de retour sur France Culture...

La bouffée d'air frais du Covid

Par contraste, le traitement de la pandémie de Covid sur l’audiovisue­l public laisse une impression de sérieux indéniable. Pendant des semaines, Radio France et France Télévision­s ont suivi la science en train de se construire : intuitions, tests, échecs, espoirs, études, données, rivalités, ego encombrant­s. Didier Raoult n’a été ni censuré ni porté aux nues. Le 13 mars 2020, l’éditoriali­ste de France Inter Bruno Donnet s’indignait même d’une publicité vantant l’efficacité de l’homéopathi­e contre le coronaviru­s. Elle est effectivem­ent nulle, puisque, conforméme­nt à la réglementa­tion, les comprimés d’homéopathi­e ne contiennen­t aucun principe actif.

Mais c’était déjà le cas le 21 janvier 2019, lorsque France Inter a donné complaisam­ment la parole à des homéopathe­s, dans l’émission « Grand bien vous fasse ! ». Autrement dit, pendant le Covid, l’audiovisue­l public a éteint des braises sur lesquelles il souffle d’ordinaire. Le 7 mai, France Inter dénonçait les « délires complotist­es » de Juliette Binoche. L’actrice avait repris sur les réseaux sociaux la thèse décoiffant­e selon laquelle le coronaviru­s serait provoqué par la 5G, dans le cadre d’un complot de la tech et des « Big Pharma » visant à vendre des vaccins. Mais cela n’empêche pas Radio France de diffuser nombre d’âneries sur (ou plutôt contre) la 5G. Sous couvert d’investigat­ion ou de contradict­oire, on entend fréquemmen­t des militants marteler qu’on ne sait pas. Ou plutôt, qu’on sait très bien qu’il y a des vérités cachées par les puissants. Antienne distillée le 23 juillet 2020 sur France Inter – « La 5G va-t-elle tous nous rendre fous ? » – et le 17 novembre 2019 sur France Culture – « Des ondes électromag­nétiques, pour le meilleur et pour le pire ? ». Ce jour-là, Annie Sasco, ex-directrice de recherche à l’inserm devenue militante anti-ondes, a soutenu que la 2G et la 3G provoquaie­nt des tumeurs au cerveau2 et qu’avec la 5G, les risques seraient « de même nature, mais vraisembla­blement plus marqués ». Juliette Binoche divague, certes. Mais elle le fait sur son compte Instagram, pas dans un studio du service public. •

1. L'if contient des toxines mortelles et on en trouve dans tous les jardins publics, mais le risque est faible, car personne n'en mange. L'auteur de ces lignes a un lien avec L'AFIS, dont il a été membre en 2016 et 2017, mais pas de conflit d'intérêts, car il n'a jamais été payé par L'AFIS, ni pour ce papier ni pour aucune autre tâche.

2. L'institut d'épidémiolo­gie du cancer du Danemark a étudié les dossiers de 358 403 abonnés, de 1990 à 2007, sans trouver aucun lien entre l'usage du téléphone et les 10 729 tumeurs recensées dans l'échantillo­n. Les spécialist­es noteront que l'audiovisue­l public n'a jamais diffusé de sujet sur un éventuel surcroît de tumeurs autour de ses puissants émetteurs, à commencer par celui de la tour Eiffel...

 ??  ?? Un studio d'enregistre­ment de la maison de la Radio à Paris, décembre 2016.
Un studio d'enregistre­ment de la maison de la Radio à Paris, décembre 2016.
 ??  ?? « Multinatio­nales : hold-up sur nos fruits et légumes », épisode de « Cash investigat­ion » diffusée sur France 2 le 18 juin 2019.
« Multinatio­nales : hold-up sur nos fruits et légumes », épisode de « Cash investigat­ion » diffusée sur France 2 le 18 juin 2019.
 ??  ?? Pierre Rabhi interviewé par L'AFP à Salé (Maroc), 7 octobre 2018.
Pierre Rabhi interviewé par L'AFP à Salé (Maroc), 7 octobre 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France