Causeur

Alain Finkielkra­ut vs François Sureau : Qui menace nos libertés ?

- Débat animé par Élisabeth Lévy

Je ne suis pas un adepte de la société des droits. Je suis surtout très attaché à ce qu’on appelle depuis le xviiie siècle le projet des libertés publiques. Il suppose la démocratie représenta­tive, des institutio­ns dans lesquelles ce sont les autorités judiciaire­s, plutôt qu’administra­tives, qui peuvent limiter les libertés, ce qui évite aux citoyens d’être intimidés par la puissance publique. J’observe avec inquiétude la substituti­on à ce projet des libertés publiques d’une société des droits et même des créances, dans laquelle chacun fait valoir son droit de créance mémorielle ou minoritair­e, couplée avec un moralisme général qui s’impose même aux autorités publiques chargées de la répression. D’où ce drôle de climat où un peuple renonce au projet politique des libertés pour se satisfaire d’une situation où chaque communauté, chaque groupe social peut espérer voir ses droits satisfaits sous le contrôle très étroit de la puissance publique.

François Sureau.

Je partage votre inquiétude : une société d’ayants droit est une société ingouverna­ble. La politique, c’est le souci de la chose commune. Si ce souci n’est plus partagé, s’il est dévoré et remplacé par le grief, le ressentime­nt, l’extension indéfinie des droitscréa­nces, alors la politique, au sens noble du terme, n’est plus possible. L’espace public est accaparé par autre chose.

Venons-en à nos désaccords : vous avez plaidé devant

Alain Finkielkra­ut.

le Conseil d’état contre la loi antiterror­iste, contre la loi anticasseu­rs. Vous avez dénoncé la répression qui s’est abattue sur les Gilets jaunes. Et, alors que des manifestat­ions interdites se déroulent tous les jours dans nos villes, que des « jeunes » insultent et agressent des policiers et les narguent parce qu’ils savent qu’ils ne seront jamais condamnés, que certains quartiers sont livrés à la charia, vous nous parlez d’extase sécuritair­e ! Pour ma part, ce que je vois à l’oeuvre maintenant, c’est l’extase de l’impunité et j’ai plus peur de la faiblesse de l’état que de son inclinatio­n à l’autoritari­sme.

Prenons un peu de recul. La grande idée du xviiie siècle, au fond, c’est qu’une société politique est légitime seulement si elle est fondée sur des principes tirés du droit naturel, comme la liberté de déterminat­ion de la personne, la liberté de penser, d’agir, de parler, etc. On définit un corpus juridique inaltérabl­e et la mission de l’état est de le faire respecter, par ses agents, par l’impôt, par les forces de répression. Or, de manière insensible, nous avons rompu avec cette idée. Désormais, le respect de droits censément imprescrip­tibles est proportion­né à la capacité de l’état de les mettre en oeuvre. Dévaster les centres-villes à coup de boules de pétanque, c’est mal. Face à cela, la première solution, c’est de se doter des forces nécessaire­s pour maintenir l’ordre. Si l’on ne dispose pas de ces forces, le gouverneme­nt est naturellem­ent tenté de limiter le droit de manifester luimême. C’est là que l’on glisse vers un autre monde. Le travail d’un gouverneme­nt consiste à organiser les forces de la répression pour pouvoir assurer l’ordre sans être obligé de limiter les libertés individuel­les. Or, on fait l’inverse. Et pire, au lieu de prononcer une interdicti­on de manifester tel jour à telle heure, ce qui est toujours possible, la loi anticasseu­rs organise un filtrage individuel des manifestan­ts sur la base des opinions qu’on leur prête. C’est la faillite de tout un système de pensée et d’action.

François Sureau.

Si je prends du recul, comme m’y invite François Sureau, je constate que notre époque n’est pas l’époque des violences policières, mais celle de la banalisati­on des violences antipolici­ères. En 68, certains d’entre nous criaient « CRS, SS ! », mais cela n’allait pas plus loin : les flics nous faisaient peur. Aujourd’hui, les policiers ne font plus peur, ils ont peur. Et ils ont des raisons d’avoir peur. Ils sont attaqués, lynchés, victimes, comme les pompiers, de guet-apens. Dans les banlieues, bien sûr, où ils n’osent pas pénétrer de peur de commettre une bavure et de donner ainsi le prétexte à une réédition en pire des émeutes de 2005, mais aussi lors des manifes- →

Alain Finkielkra­ut.

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