Chasses Internationales

Gentleman Chasseur Pierre Fouques

Vie et mort d’un braconnier

- Par Valentine del Moral

Le Prix Goncourt, deux fois, fut victime de mystificat­ion. On connaît celle que Romain Gary lui infligea en 1975, en remportant le prix pour la Vie devant soi publié sous le pseudonyme d’émile Ajar, un Ajar qui refusa la distinctio­n l’ayant déjà reçue en 1956, sous son nom d’usage, pour les Racines du ciel. On sait moins qu’en 1925, Maurice Genevoix se joua de l’académie Goncourt, en se faisant remettre le Prix pour Raboliot qui n’existait pas plus qu’ajar. Ajar et Raboliot. Romain Gary et Pierre Fouques. Les alias supplantai­ent l’état civil pour mieux accéder à la célébrité.

Born to be Raboliot

À cela, vous allez me rétorquer et vous n’aurez pas tort, que la grande majorité de ceux qui le côtoyaient quotidienn­ement ne le connaissai­t que sous son surnom. Et pour cause : « cet autre-là, on ne l’appelait que Raboliot, écrit Genevoix, à tel point qu’on avait oublié le nom de ses père et mère, qui était Fouques ; et jusqu’à son nom de baptême, qui était Pierre. Sa mère ellemême, la vieille Montaine, sa femme Sandrine ne l’appelaient que Raboliot ; une sornette qui était sienne depuis toujours, depuis les premiers mois de sa vie. Déjà futé, remuant, le corps fin, l’oeil vif et noir, c’était bien vrai qu’il ressemblai­t à un lapin de rabolière, à un raboliot bien venu, de lignée sauvage et drue ».

Sors de ce corps, Maurice !

Le corps fin ? L’oeil vif et noir? Mais c’est tout Genevoix, ça! Et puis encore: Raboliot n’est pas grand – son surnom le rappelle assez – et si mince que pour un peu il aurait pu paraître chétif. Dans le portrait physique que Jean d’ormesson brossait de Genevoix dans un hommage qu’il écrivit au moment de sa mort, il rappelait son « apparence délicate [en ajoutant :] C’est une espèce d’athlète. Sa santé, sa résistance physique, la familiarit­é avec les exercices du corps lui permettent de survivre à ses terribles blessures de la Grande Guerre ». Cette guerre de 1914, Pierre Fouques la fit aussi et comme Genevoix, dans la fleur de ses 20ans. Mais, « dans le fond, il était resté gamin : quand on n’a guère plus de 30 ans, malgré les cahots de la vie, malgré la guerre que l’on a faite, on sent monter en soi, certains jours, des poussées de jeunesse, des élans de gaîté plus vifs que des cabrioles. On ne cabriole pas, bien sûr, mais la gaîté vous brille aux yeux, y fait danser des étincelles. » Sors du corps de ton personnage, Maurice !

Braconnier de la tête aux pieds

Les retours sur son existence, les réflexions sur la vie ne retenaient pas longtemps l’esprit de Pierre Fouques. Bien qu’il sût l’art du bûcheron et qu’il ait été, à ses heures ouvrées, un journalier de premier ordre, ce qui l’occupait vraiment était bien autre chose. Il était « braconnier, parbleu, comme tout le monde l’est en Sologne ». Genevoix nous le démontre page après page, nous lançant, à la suite de son héros, dans les sous-bois, les plaines et les abords des étangs de Sologne. Or, si l’auteur a pu décrire avec tant de précision ses faits et gestes, c’est qu’il avait dépeint le braconnier d’après modèle. Son modèle vivant, il avait été le chercher à Brinon-sur-sauldre. Il s’agissait d’un certain Alphonse Depardieu, star de la braconne que l’on ne connaissai­t, à dire vrai, que sous son surnom de Carré. L’homme, méfiant des hommes, jaloux de ses secrets, soucieux de garder haute son auréole et brillante son aura, avait échappé aux questions de l’auteur qui finit par puiser sa science des collets, aux langues bien pendues des gars du coin.

Les mains du miracle

Si le corps de Raboliot était agile, « ses mains de femme, si menues qu’elles l’humiliaien­t » étaient les auxiliaire­s miraculeus­es de sa passion : « sa main droite, tâtonnante, palpait

sous le gilet le dur écheveau [de fils de laiton] qui lui ceignait le ventre, arrachait un fil d’un coup sec. Il ne s’arrêtait pas pour le tordre, il pliait le genou au cours même de sa foulée et, contre, lui faisant couler le fil, le lissait d’un geste appuyé, si vif que le métal sifflait dans le velours de la culotte. Marchant toujours, il nouait l’“oeil” où jouerait la boucle ; il ne regardait pas ce que faisaient ses doigts, assez savants pour travailler seuls ; il regardait le sol encombré de broussaill­es, il déchiffrai­t sur le terrain, en hâte, un grimoire chargé de sens ».

Déchiffrer la friche

Ce grimoire, Fouques, naturellem­ent érudit, était capable de le lire à livre ouvert, à la manière du latiniste pour qui les Bucoliques de Virgile coulent de source, ou à celle de l’égyptologu­e qui déchiffre la tablette encore terreuse d’avoir tout juste été sortie des fouilles. Genevoix partageait, selon Mistler, avec Fouques « une connaissan­ce profonde de la terre sous l’habit changeant saisons: elle n’était pas seulement pour lui un décor ». Au contraire de beaucoup des chasseurs homologués qui « ne savent pas, dit Pascal, que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchen­t », Fouques avait une vraie lucidité. Il savait que c’était les joies de la quête, la jubilation de l’indice trouvé, la fréquentat­ion intime de la nature qui le menaient.

L’homme-paysage

Au mitan du récit, il n’est déjà plus un homme comme vous et moi. Il n’est même plus un de ces rares-là qui sont pleinement acceptés par la nature, à l’égal de l’archer qui s’abîme dans le sous-bois, du chasseur de chamois qui épouse les versants de la montagne. Fouques “est” la nature. Et d’abord la nature solognote, on l’aura assez répété. Il ne faut cependant pas s’arrêter à cet a priori et hésiter à affirmer que Fouques dépasse la simple incarnatio­n régionale. Sous la plume de Genevoix qui écrit que « Raboliot respirait lentement, la chair pénétrée d’un bien-être végétal, si absolu qu’il ne sentait plus son corps [et qu’il] ne vivait que d’une pensée sporadique », il est devenu un hommepaysa­ge qui relève plus des Métamorpho­ses d’ovide que des personnage­s de folklore. Il y a, en effet, en Raboliot, un peu de l’abandon de Narcisse atteignant son état floral, une once de la grâce de Daphné se transforma­nt en laurier. On est loin, ici, de la femme-fleur, un peu tirée par les pétales, que peignit Picasso.

Homme-garou

Pourtant, Fouques n’est pas non plus tout à fait une créature d’ovide : les métamorpho­ses de Narcisse et de Daphné les arrêtent dans leur élan. Les racines leur poussent aux pieds qui les plantent sur place. Or, Fouques, lui, continue de courir, d’abord de sa belle foulée de braconnier, puis, peu à peu, à grandes enjambées d’homme traqué. La boucle se boucle, le piège se referme. Fouques, de traqueur devient traqué. Un garde et un gendarme obnubilés, le premier par la jalousie, le second par l’uniforme, en font leur gibier. Comme le dit si bien Moinot, Raboliot est « une image de l’homme partagée entre sa primitivit­é, à la fois innocente et sanguinair­e, et sa civilisati­on, à la fois solidaire et cruelle ». Or, le roman avançant, l’acquis s’amenuise, l’inné triomphe. Chassé, Raboliot n’est presque plus Fouques. Il ne sort plus des bois. Il ne parle plus. L’humain animal transmute en animal humain. Raboliot devient homme-garou.

Atride des bois

Pour comble de tout, Raboliot semble atteint de cette fatalité mythologiq­ue qui poursuivit les Labdacides et les Atrides. Genevoix, sous couvert de nous écrire un roman de terroir, nous livre un roman noir. Par petites touches, il tisse une toile d’araignée qui peu à peu enserre Fouques jusqu’à le pousser à dénaturer sa nature profonde.

Une première fois il succombe quand, « il reconnut le visage de Bourrel, les crocs de sa moustache rousse, ses yeux pâles fixés sur lui. Et ce fut tout à coup comme si l’abcès longtemps gonflé crevait enfin dans sa poitrine, lui brûlait le coeur de son fiel. La notion d’un désastre l’envahit plus poignante, mille souvenirs cruels à quoi cet homme était mêlé, la mort de [sa] petite chienne noire au claquement d’un revolver, les angoisses souffertes à travers les êtres qu’il aimait, sa détresse impuissant­e d’homme traqué, rejeté hors de la vie des autres, et la menace de lendemains pires, l’écrasement proche, inévitable ». Et Raboliot d’assommer méchamment son persécuteu­r, avant, quelques semaines plus tard, de finir par l’assassiner. Ce geste définitif le fait brutalemen­t tomber comme l’ange

1. Alphonse Depardieu, star de la braconne, modèle inspirant mais fuyant du personnage de Raboliot. 2. Les étangs de Sologne, admirables décors des mésaventur­es du braconnier. 3. Labruyerre et Raboliot, deux braconnier­s aux destinées diamétrale­ment opposées.

déchu flanqué à la porte de la Nature paradisiaq­ue. Il se rend à la fatalité: « Quand Boussu et Dagouret entrèrent, il poussa un grand soupir, et de lui-même leur tendit les poignets. »

Raboliot, négatif de Labruyerre

Voilà donc Raboliot au cachot et peut-être bientôt la tête sur le billot. Le billot n’est rien pour lui, en comparaiso­n du cachot qui va le priver de sa terre natale, des odeurs familières, de sa liberté de chasseur. Il n’est certes pas le seul braconnier à s’être fait alpaguer. Bien d’autres avant lui passèrent derrière les barreaux, au premier rang desquels il faut mettre, sans nul doute, Labruyerre qui fut la terreur des gardes-chasses du XVIIIE siècle. Comme Raboliot, la passion de la chasse avait été en lui « depuis [sa] naissance, et elle [fut] longtemps comme étouffée pendant la vie de [sa] mère », qui, sachant ce penchant, lui avait conseillé de se trouver une occupation légale et cynégétiqu­e. Il ne l’écouta pas, vadrouilla sur les terres du comte de Clermont, fut arrêté en flagrant délit, emprisonné à la prison de Bicêtre. On lui promit la liberté contre ses astuces de braconnier. Il se plia de si bonne grâce à l’exercice que, bon prince, Clermont lui assigna la place de… garde de ses chasses ! Labruyerre touchait au paradis tandis que Raboliot s’enfonçait dans les enfers. Les deux hommes avaient été tenus pas la même passion inaltérabl­e. Seulement, ils avaient croisé sur leur chemin, des hommes aux antipodes les uns des autres. Si l’animal ne connaît pas la duplicité de l’âme, l’homme, au contraire n’est pas toujours à la hauteur de son humanité. Et ceux qui nourrissen­t en leur sein des sentiments indignes, sont capables d’entraîner à leur perte des Raboliot qui se transforme­nt, alors, en bourreaux. Plaignez l’infortuné braconnier !

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 ??  ?? Ci-dessus. Raboliot a inspiré les plus grands illustrate­urs du livre, de Méheut à Soulas. Ici, c’est Pierre Gandon qui s’y colle. Page ci-contre. Maurice Genevoix, l’année de son Prix Goncourt, reçu pour Raboliot avec qui il partage le même âge, la même silhouette, la même expérience de la guerre.
Ci-dessus. Raboliot a inspiré les plus grands illustrate­urs du livre, de Méheut à Soulas. Ici, c’est Pierre Gandon qui s’y colle. Page ci-contre. Maurice Genevoix, l’année de son Prix Goncourt, reçu pour Raboliot avec qui il partage le même âge, la même silhouette, la même expérience de la guerre.
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