Gentleman Chasseur Marquis de Viana
Pour qui survole sa biographie, le marquis de Viana restera un chasseur impénitent. Mais faut-il pour autant lui coller à jamais cette étiquette réductrice alors qu’il suffit de gratter un peu pour découvrir un homme de contrastes. Qui est donc vraiment ce marquis chasseur que Manuel Escandon qui fut son ami, son compagnon de polo et son parent par mariage, décrit comme étant rude mais affectueux, hautain mais plein d’humour, simple mais fier ? Deux orphelins s’en allant à la chasse
Plantons tout de suite un décor espagnol qui ne nous est pas familier et faisons état d’une amitié menée tambour battant sur l’exemple du « parce que c’était lui, parce que c’était moi » que nous connaissons mieux. Le décor d’abord. L’espagne du début du XXE est mue par une monarchie parlementaire qui va durer jusqu’en 1923. Elle vient de perdre, peu à peu, la majorité de ses possessions étrangères, dont Cuba en 1898. Le royaume qui a enchaîné les guerres coloniales, restera neutre durant la Première Guerre mondiale.
En 1901, Alphonse XIII tire sa première perdrix et ses trois premiers lapins. Il a 15 ans. À 16 ans, il est déclaré majeur et devient roi à part entière. Entre ces deux événements “majeurs”, il a rencontré à l’école d’artillerie, José de Saavedra y Salamanca, marqués de Viana, deuxième du nom, son futur mentor cynégétique et l’un de ses plus fidèles sujets. Les deux hommes que plus de quinze ans séparent, ont une enfance d’orphelin qui les rapproche : Alphonse est né posthume, José a été recueilli à l’âge tendre par son oncle et sa tante qui ont fait de lui un homme immensément riche. Ils formeront à l’avenir un duo de chasseurs aussi indissociables qu’une paire de Purdey.
Parce que ça monte et ça descend
Il existe malgré tout de petits désaccords entre les deux chasseurs. Le roi préfère la plume et son sujet la grande chasse que le roi, tout d’abord, ne suit que pour faire plaisir à son ami. Viana, lui, veut bien être bon garçon mais cela a des limites. Le 10 décembre 1914, il décanille de Riofrío, territoire royal sublimé par le rose des murs et le vert des volets du palais qui s’y élève. Non sans s’être fait excuser auprès du roi de ne pas assister à la chasse aux faisans qui doit avoir lieu le lendemain à La Granja, il file à Madrid distante de quatrevingts kilomètres. Là, il saute dans l’express pour Cordoue et arrive à 2 heures du matin chez lui à Moratalla, avec son ami le duc d’arión. Sans attendre, ils enfourchent leurs chevaux et rejoignent Santa María où a lieu la montería convoitée. En Espagne, si montería – montaña, “montagne” –, signifie “grande chasse”, ce n’est pas pour rien : le pays est escarpé voire montagneux et ces chasses qui, à l’époque, durent quatre ou cinq jours, ne connaissent pas les plaines ou si peu.
Ni une miette, ni une minute
À bien y regarder, ces deux décennies qui s’achèvent dans les tranchées pour quasiment tout le reste de l’europe s’avèrent avoir été une époque bénie pour la vie au grand air espagnole, un eldorado giboyeux pour les aficionados de tous poils. Toujours grâce au chemin de fer qui décidément aura été l’une des grandes révolutions du mode de vie des chasseurs en ce temps-là, la bande royale chapeautée par Viana s’en va aussi tirer faisans et canards à Aranjuez. Pour n’en perdre ni une miette, ni une minute, on prend son petit déjeuner dans le train spécial en partance de la station de Mediodía et on y goûte au retour. Cependant, il ne faudrait pas croire que ça canarde à tout va sans penser au lendemain.
Préservation précoce
En 1905, Alphonse XIII charge en effet son ami Viana qui lui en avait soufflé l’idée, mais aussi le marquis de Villaviciosa et don Manuel Amezúa, de sanctuariser les montagnes de Gredos. Il s’agit de protéger l’incomparable Capra pirenaica Victoriae. Plus une balle ne sera tirée jusqu’en 1911. Et seules six chasses, royales, s’y dérouleront de 1911 à 1931. Cette politique de conservation bénéficiera également au chamois des Picos de Europa. Et quand, pour convertir son souverain à la grande chasse, le 8 mars 1920, Viana acquerra Rincón Alto, un superbe territoire dans la sierra andalouse d’hornachuelos, il ne pourra s’empêcher, une fois encore, de
faire montre d’une incontestable connaissance du terrain. Un observateur fit remarquer qu’un amateur de grande chasse tel que Viana, en devenant propriétaire d’un territoire de cette envergure, ne pouvait très évidemment qu’y obtenir des résultats étonnants.
Dandy d’espagne
Cette gestion cynégétique de premier ordre ressemble bien à José de Saavedra qu’on aurait tort de s’imaginer en homme des bois mal dégrossi. L’homme est des plus raffinés. Toujours tiré à quatre épingles à la ville comme à la campagne, il fume des Gourdoulis n°1 qu’il fait venir d’égypte, n’écrit qu’à l’encre américaine Waterman, ne brûle que des cartouches Eley, n’épaule que des fusils de chez Purdey, s’habille sur mesure chez Samuel Brothers, un tailleur londonien réputé pour ses uniformes. Lors des monterías, il revêt invariablement des zahones, cuissardes de cuir ou de toile toujours plus usées et toujours plus chic de l’être un peu plus à chaque chasse. Sur les photos de chasse, nombreuses à avoir été conservées, on le reconnaît au premier coup d’oeil à son chapeau mou si caractéristique. Plus les années passent, plus il y a en lui, vrai dandy d’espagne, quelque chose du Chaplin vieillissant en Suisse : mise impeccable épicée d’un soupçon canaille.
Moratalla, la voix de son maître
Un grand nombre de ces photos ont été réunies, pour la partie la plus anecdotique, en 2016, dans un livre intitulé El marqués de Viana y la caza. Cet album est d’autant plus séduisant qu’il nous transporte de domaine en domaine, sur les terrains privilégiés des chasses que “Pepe”, comme le surnommaient ses intimes, affectionna particulièrement.
En Andalousie, les fincas de chasse semblent toutes regarder vers Moratalla, propriété de Viana qui, si elle n’est pas à proprement dit une maison de chasse, est, en quelque sorte, la porte d’entrée de l’andalousie cynégétique. Outre qu’alphonse XIII en fit le point de chute de trois de ses voyages de chasse, Moratalla est remarquable parce que, à l’image de son maître, elle navigue entre tradition et
modernité. La maison, les écuries et les cours aux petits massepains de pierre respectent les codes décoratifs de la région. Mais le jardin est confié au français Forestier, le paysagiste star de l’époque. En 1908, Viana commande un terrain de polo. Dans une transversale du parc, non loin d’une source qui coule en contrebas et que l’on dit prodigieuse, il fait surmonter une pièce d’eau d’un piton rocheux en haut duquel se redresse, tout de bronze doré et fier, un cerf dans la force de l’âge. Ravi du résultat, Viana inaugure en grande pompe
cette inédite cascade en février 1927. À l’issue de la cérémonie, s’enchaîneront une montería et une chasse à la perdrix. Il reste au marquis de Viana deux mois à vivre.
Andalousie et revenez-y
Du QG de Moratalla, on peut facilement rejoindre les propriétés cynégétiques voisines. Citons San Bernardo tout proche, les fincas de la Sierra Morena et aussi, et surtout, l’unique, le sauvage domaine de Doñana aux humidités giboyeuses, à la faune et à la flore foisonnantes. C’est aujourd’hui une des réserves les plus extraordinaires d’europe. Elle s’ouvre au bon vouloir de Sa Majesté pour la première fois le 12 janvier 1908.
À compter de ce jour, presque chaque année jusqu’à son exil, le roi y viendra chasser une semaine par an. Et puis il y a Mudela, propriété du comte de Gavia, paradis de la perdrix le plus fantastique de l’époque. Villavieja, qui nous a laissé des souvenirs de ce début de siècle, y confia que Gavia ne tira jamais autre part que chez lui, certain que nulle part ailleurs, il ne retrouverait la même ivresse que sur ses terres.
Urbi surtout et orbi parfois
Évidemment, Viana, toujours en compagnie d’alphonse XIII – à moins que le protocole veuille que ce soit le contraire – n’oublions pas que José de Saavedra fut, dès 1906, élevé à la charge de Caballerizo y Montero mayor – alla chasser hors d’espagne, en Angleterre et en Écosse, en Autriche et en Hongrie. Une fois, en 1913, le roi se laissa convaincre d’aller chasser en France et malgré Viana qui faisait la moue à cette seule idée. La France, Viana la pratiquait dans son pays : la comtesse de Paris, Diane invétérée et en exil, avait trouvé refuge au Coto del Rey, recevant là ses enfants au premier rang desquels le duc vagabond et chasseur, Philippe d’orléans. Obligé de rallier Armainvilliers, le domaine des Rothschild, Viana reconnut cependant que le voyage en valait la chandelle. Il était moins une. La France, l’année suivante, allait voir se consumer jusqu’à s’évanouir tous ces domaines merveilleux.
Le fiancé de l’espagne
Mais le marquis de Viana aura d’abord et surtout été le fiancé de l’espagne, la chérissant de toutes parts. Il la chassa de long en large, s’imprégnant profondément de ses territoires comme lors de ces journées de chasse de septembre 1912 passées à 2500 mètres sur les Picos de Europa qu’un film a immortalisé. Viana fut aussi le promoteur de son pays de Cocagne, “inventant” l’huile d’olive extravierge. Jusque-là, l’huile ne se consommait qu’en mélange. Il fut encore collectionneur, rassemblant de beaux ensembles de cuirs de
Cordoue et d’azulejos, achetant en bloc la bibliothèque cynégétique du marqués de Laurencín. Le tout dans l’intention d’ouvrir sa maison de Cordoue à tous. Ce fut le cas en 1925. Le Palacio de Viana est depuis lors accessible aux curieux qui, après avoir admiré les intérieurs, ne manquent pas, en déambulant dans la succession des petits jardins qui rendent hommage, en mode intime, à ceux de l’alhambra, de s’interroger sur ce marquis qui fut souvent applaudi, parfois honni, mais qui, toujours, sut si bien révéler l’heureuse Espagne giboyeuse. À Madrid, le roi, son épouse – qui ne le portait pas dans son coeur –, le prince des Asturies surent s’en souvenir : ils sortirent sur le balcon du Palacio Real pour saluer le convoi funèbre du marquis chasseur qui cheminait vers le cimetière de San Isidro.
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Nous remercions les éditions Turner et le Palacio de Viana de nous avoir facilité l’enrichissement iconographique de cet article.