Chasses Internationales

Passeur entre le sauvage et le civilisé

- ARMAND MAMY-RAHAGA intervenan­t en organisati­on, en individuel (coach) et en collectif

On confond souvent identité et unicité. Du coup, l’authentici­té – être soi-même – est considérée à tort comme quelque chose de simple et de figé une fois pour toutes: “Je suis comme ça, un point c’est tout !”. Or l’expérience tend à prouver que l’humain a plusieurs visages dont celui du chasseur. Il est capable de changer de casquette selon les situations et ce qu’il entreprend. C’est la caractéris­tique de sa vitalité. Il faut “avoir la tête près du bonnet” pour croire le contraire. On peut être à un moment un bon père aimant et à un autre “avoir l’oeil du tigre” afin de protéger les siens. Le même homme peut être écologiste ému devant la beauté et la fragilité de la vie et, à un autre moment, être le chasseur traquant avec déterminat­ion sa proie. Le philosophe Georges Canguilhem faisait remarquer que la vitalité consiste à avoir plusieurs normes.

Il est un temps pour agir, c’est le temps de l’identité Guetteur d’ombre (en référence à l’ouvrage de Pierre Moinot, édité en 1979). L’homme agit alors du côté du prédateur. Il traque avec toutes ses capacités physiques, son intelligen­ce, sa sensibilit­é, ses intuitions. En agissant il se fond dans le monde sauvage. Au moment de la mise à mort, l’acte est décisif, tranchant et efficace. Une fois la bête de chasse tuée vient le dernier temps de l’action : le chasseur entre dans un apaisement caractéris­tique. Il est disponible pour laisser monter en lui une émotion qu’il prend souvent pour de la tristesse. Il songe à ce qui vient de se dérouler et éprouve à la fois gratitude et fierté. Alors, il rend grâce à la vie, au gibier, au monde, dont il n’est que petite part au même titre que l’animal qu’il vient de tuer.

Il est un temps pour contempler la beauté et se laisser envahir par la compassion en regardant ce fragile chevrillar­d sautiller autour de sa mère dans l’innocence de son âge, c’est le temps de l’identité Souspréfet aux champs (en référence à la nouvelle d’alphonse Daudet, publiée en 1866). Le chasseur n’est pas en action de chasse. Tout est douceur et patience. Il ressent qu’il appartient à plus grand que lui. Il perçoit que la fragilité, la faiblesse, l’incertitud­e, la vulnérabil­ité sont à l’oeuvre dans la création et la beauté. Il ne fait rien, il contemple et il est heureux.

Il est un temps pour faire tourner les affaires de la maison et de la Cité. C’est le temps de l’identité Robinson Crusoé (en référence au livre de Daniel Defoe, 1719 et à celui de Michel Tournier de 1967). Le chasseur n’est plus immergé dans la Nature mais dans la Cité. Il gagne son pain quotidien comme tout le monde. Il fait peut-être aussi des choses au bois mais qui ne relèvent pas directemen­t de l’acte de prédation. Il tient sa place dans la société des hommes. Il veille à communique­r sur la chasse afin que les gens autour de lui la comprennen­t et reçoivent leur part de ce qui se récolte à la chasse – qui n’est pas seulement

“Passer c’est aller au bois dans cette posture d’égard et de respect que la Cité enseigne et d’en revenir chargé de cette vitalité dont la vie sauvage est si prodigue.”

de la viande… À cet égard, ce n’est pas sans émotion que je me souviens d’un rituel de partage, au nord de Madagascar, aux abords d’un village de huttes en latanier. Un potamochèr­e a été tué. Les chasseurs découpent le gibier aux portes du village car il est tabou d’y faire entrer un animal sauvage qui n’a pas été marqué du sceau culturel du partage. Chaque famille aura la part qui lui revient selon son rang social… Les regardant faire, je me souviens, sous nos cieux, de Tristan enseignant la découpe de la venaison, une des manières (dont la cuisine) de civiliser le sauvage, d’établir un pont au moyen d’un rituel.

Ces figures identitair­es, parmi d’autres, sont reliées et forment un tout fonctionne­l. C’est grâce à la dynamique de ces multiples figures identitair­es que le chasseur est capable de faire le va-et-vient entre l’environnem­ent naturel et la Cité. Parlant la langue de la forêt et celle de la Cité, il a une compétence incontesta­ble de passeur entre le bois et la Cité qui, dans un premier temps, ne concerne que lui-même. Passer finalement c’est aller au bois dans cette posture d’égard et de respect que la Cité enseigne aux humains et d’en revenir chargé de cette vitalité dont la vie sauvage est si prodigue. C’est bien ce voyage aller-retour qui importe, c’est ce qu’a raté le pauvre Raboliot de Maurice Genevoix…

De même que la Cité n’est pas une utopie pour le chasseur, c’est là où il vit quand il n’est pas à la chasse, l’environnem­ent n’est pas une abstractio­n intellectu­elle car c’est un “concret” qu’il éprouve à travers sa forme physique, la défense du gibier et la résistance du terrain. Cette double appartenan­ce lui permet de faire communique­r la Cité et les bois. Ce faisant, il contribue à la constructi­on d’un vivre-ensemble pacifié et au “prendre soin” de cet environnem­ent bien mal en point.

L’environnem­ent sauvage est le cadre sans lequel la quête du chasseur n’est pas pensable. La Cité est l’environnem­ent sans lequel l’humanité n’est pas possible. Sans environnem­ent de qualité, il ne saurait y avoir de chasse désirable et de gibier convoité. Sans une Cité saine, il ne saurait y avoir d’humanité équilibrée et pérenne. Du point de vue éthique, le chasseur-passeur établit la communicat­ion entre Cité et environnem­ent afin que s’éteigne leur antagonism­e mortifère. Les pratiques (éthique, éthos) et la sensibilit­é (esthétique, aisthêsis) peuvent se rejoindre… Des vers de Rimbaud toquent à ma porte comme pour illustrer cette jonction :

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais un amour immense entrera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Le chasseur n’est pas le premier écologiste, il est aussi écologiste.

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