Affût subtil à l’ours
UN ROYAUME NOMMÉ SHANNON
Immense patchwork de terre boisée et d’eau, le Domaine Shannon, au Québec, abrite de fabuleuses densités d’ours noirs. Véritables fantômes dotés d’une méfiance exacerbée à l’égard de l’homme, ces plantigrades ne se dévoilent réellement que trahis par leur gourmandise.
Rapide coup d’oeil sur ma montre, elle indique 18h40. Je viens à l’instant de prendre place dans un minuscule affût de planches monté sur pilotis. Le réduit, percé de trois fenêtres avec moustiquaires et équipé d’une simple chaise de jardin, ne permet aucune fantaisie. J’appuie ma carabine dans un angle, extirpe de mon sac un appareil photo, une bouteille d’eau et un puissant répulsif à insectes sans lequel la vie deviendrait vite un enfer tant les « maringouins » (moustiques) et les mouches noires sont nombreux en ce début d’été 2014. Durant ce temps, à une centaine de mètres de là, Réjean, mon guide, recharge ses appâts. Ainsi, à l’intérieur d’un morceau de tronc d’arbre creux, il vide un seau de viande et recouvre l’ensemble d’une section de grillage sur lequel il pose une lourde bûche. J’apprendrai par la suite que le métal a le don de rebuter les loups. Dans et autour d’un bidon de plastique, il déverse ensuite orge et maïs mélangés à de la mélasse. Cette mixture est semble-t-il très appréciée des plantigrades. Mission accomplie, l’homme s’empresse de regagner son 4×4 et de disparaître en m’adressant un signe de la main, pouce levé, en guise d’au revoir. Désormais livré à moi-même, je ressasse les conseils prodigués le temps de mon acheminement sur zone.
Le bidon à céréales comme gabarit
Tous ces détails se bousculent dans ma tête. En même temps, je porte un regard attentif sur le long couloir tracé à travers bois qui relie ma cache à la nourriture. L’attente est de courte durée. À 18 h 50, je devine une masse sombre qui s’approche lentement vers la gauche. La dense végétation ne me permet pas d’identification formelle, pourtant
Bel ours noir mâle surpris dans son environnement. La force tranquille exposée au grand jour, image rare.
tout porte à croire qu’un ours est déjà en approche. À cette simple idée, mon coeur s’emballe et mon souffle se raccourcit. J’ai rêvé cet instant. Une tête et un cou pointent maintenant clairement dans l’allée spécialement dégagée. L’image de cette première rencontre me fige. L’animal est sur ses gardes. Gueule haute, il hume l’air pour s’assurer qu’aucun danger ne rôde. Tranquillisé, il s’avance vers la nourri- ture. Un bref coup de nez sans suite vers le grain enrobé de sucre liquide et le fauve jette finalement son dévolu sur le billot farci de produits carnés. Visiblement, le visiteur connaît la façon d’accéder à son but. D’un revers de patte, il balaie le couvercle de fortune et plonge son museau dans le réceptacle de bois pour en extraire immédiatement un gros morceau qu’il engloutit goulûment avant de se res- servir aussi vite. Je profite de ces agapes pour le juger. Imminent spécialiste de l’es pèce et de sa chasse, Réjean m’a notamment expliqué que le plus simple était de prendre pour gabarit la hauteur du bidon à céréales. Si l’ours le dépasse de 30 cm ou plus en hauteur, c’est un très grand trophée. En l’occurrence, mon vis-à-vis n’entre pas dans cette catégorie. De plus, son pelage est passablement clairsemé et ses oreilles se détachent nettement de chaque côté du crâne. Il fait par ailleurs preuve d’une indéniable nervosité. Ces trois derniers critères témoignent également de l’aspect juvénile du sujet. Pas question donc de passer à l’offensive. Je me délecte avec d’autant plus de plaisir du spectacle offert. Pendant une dizaine de minutes, Martin s’offre un véritable festin avant de tirer sa révérence. Je suis sous le charme de cette représentation et croise les doigts pour qu’elle ne soit pas unique. Moins d’une heure plus tard, alors que le soleil vient juste de basculer derrière les cimes des grands sapins, un nouveau plantigrade exauce mes souhaits. Plus imposant et plus foncé que son prédécesseur, il se présente franco aux appâts et s’attable sans plus de fioritures. Malgré sa masse, je demeure très surpris par sa faculté à se mouvoir sans le moindre bruit. Ce plantigrade montre un vif intérêt pour les céréales, dont il se rassasie à grande vitesse en se retournant souvent comme s’il avait perçu une présence alentour. Une poignée de secondes plus tard, ce subadulte me surprend par un démarrage en trombe, je ne le reverrai plus. Il est bientôt remplacé par deux mastodontes qui ar-
rivent de face depuis la profondeur des bois. Leur taille est impressionnante. Je n’ai cette fois aucun doute sur le fait que ces animaux sont tirables. Tantôt assis, tantôt debout, ils vont se gaver à tour de rôle sans jamais me présenter suffisamment longtemps leur profil. À plusieurs reprises, j’épaule et fais glisser la sûreté de mon arme mais je me ravise à chaque fois. Je verrai au cours de cette même sortie neuf ursidés. Réjean ainsi que Serge et Sylvain Danis, les patrons du Domaine Shannon, m’expliqueront plus tard que ce chiffre est exceptionnel.
Quatorze animaux en quatre sorties
Le point d’orgue de cette soirée surviendra à 21 h 10. Ainsi, tandis que je suis des plus attentifs à l’environnement proche des appâts, j’ai la sensation étrange de sentir à deux reprises vibrer légèrement mon siège. Prenant alors appui sur les accoudoirs, je me lève lentement et, passant la tête par la fenêtre de tir, découvre sous mes pieds un ours qui paraît gigantesque. Il se frotte l’épaule à l’un des poteaux de sou-
tien de la cache. Cette vision me tétanise. Moins de deux mètres me séparent du fauve. Sans empressement, la peluche géante s’avance, dépasse le mirador d’environ cinq mètres, s’arrête derrière un petit buisson, adresse un regard dans ma direction sans pour autant me deviner, repart en roulant des hanches et des épaules en me tournant le dos, sensation étrange. J’en profite pour saisir ma carabine, réduire le champ de l’optique à son minimum
« Deux mètres me séparent du fauve. Cette vision me tétanise. »
et prendre position. Avec un peu de chance, la bête va s’arrêter à nouveau et me montrer son profil. Il n’en sera rien. Elle file son chemin sans s’arrêter, ne s’intéresse pas à la nourriture et s’évanouit dans les profondeurs de la forêt, surréaliste. Un moment après, un bruit de moteur annonce le retour du guide. Il est 22 h 10, ma première sortie s’achève, que d’images et d’émotions accumulées. J’aurai beaucoup de mal à trouver le sommeil ce soir-là. La seconde session sera beaucoup moins riche en événements. Seul un jeune plantigrade fera une irruption très tardive. En revanche, dans le même temps, à une quinzaine de kilomètres de là, dans un autre affût, Grégory, mon coéquipier, ne laisse pas passer sa chance face à un très grand mâle. Frappé pleins poumons, le plantigrade s’est écroulé à jamais à une cinquantaine de mètres de la place de tir. Pesé de retour à la pourvoirie, il affiche 320 livres (145 ki- los). Il faut savoir que le record du Domaine Shannon, en quarantecinq années d’exploitation par la famille Danis, s’élève à 360 livres (163 kilos) et que la moyenne des prélèvements sur ce même territoire est de 175 livres (79 kilos). En place dès 17 h 20 pour ma troisième séance, je reçois très vite la visite d’un respectable nounours qui répond sans problème aux exigences de tir. Ce dernier, couché face à moi à la façon d’un sphinx, s’attarde un petit quart d’heure devant le « buffet » sans jamais me permettre de l’ajuster. Je rage quelque peu quand il m’abandonne à la hâte. Il est rapidement remplacé par un congénère de belle taille qui pointe timidement tête et encolure sur la même coulée. Carabine fermement serrée, je suis, à cet instant, fin prêt à en découdre. Mes
tempes cognent fort. C’est décidé, je ferai feu dès que j’apercevrai distinctement l’épaule. Le pas fatidique est franchi. Une puissante détonation déchire le silence du bois. Instantanément, le fauve fléchit les quatre pattes. Il est cloué sur place sans avoir eu une fraction de seconde conscience qu’il venait de perdre la vie. Aussi promptement, je suis prêt à expédier une seconde balle. Elle ne s’avère pas nécessaire. Je lâche un long soupir de soulagement. Tuer un ours n’est pas un geste anodin. Je suis aux anges. L’histoire que Je conclus là méritait vraiment d’être vécue. Au total, j’aurai observé quatorze animaux différents en quatre sorties, c’est fabuleux. Il est vrai que j’ai pris le temps de savourer chaque tête-à-tête afin de me familiariser avec les plantigrades. Je ne déplore pas ce choix, bien au contraire.
La pêche, un complément des plus agréables
Le Domaine Shannon n’usurpe pas sa réputation de très bon secteur à ours noirs. Il est parmi les meilleurs du Québec. D’aucuns trouveront vraisemblablement à redire sur le fait de tirer des ursidés à l’appât. L’affaire est pourtant tout aussi respectable qu’avec un léopard ou un lion en Afrique. La méthode permet notamment de choisir son animal et d’éviter bien des erreurs. Par ailleurs, il est impossible de prétendre chasser l’ours noir à l’approche dans les massifs épais et sombres de l’Outaouais alors que les populations sont élevées et imposent une certaine régulation. Ayant atteint mon objectif avant le terme de ma villégiature, je cède, en compagnie de Sylvain Danis, guide professionnel patenté, aux plaisirs halieutiques sur l’un des innombrables et poissonneux lacs du territoire. Épaulé par notre professeur et Grégory, je sortirai au cours de la même matinée quelque dix-sept dorés (sandres) et un brochet alors que selon l’homme de l’art, la météo n’était pas propice. Les amateurs apprécieront. La pêche s’impose donc comme un complément très agréable de la chasse à l’ours noir. Le Domaine Shannon est, à tous points de vue, une valeur sûre. Je vous recommande chaleureusement cette adresse et ses formidables acteurs. Vous ne regretterez pas le voyage !