Connaissance de la Chasse

La petite musique de Stuart

Ancien guide de chasse et auteur, Daniel Henriot (lire n° 459 de juillet 2014, p. 42) exprime ici tout le bien d’un ouvrage – réédité tout dernièreme­nt – qui lui était inconnu : Le Sang et l’ivoire de Stuart Cloete, paru chez Montbel. L’ÉLÉPHANT INTIME

-

Faisons l’impasse sur l’aspect littéraire pour dire l’envoûtemen­t. Ce récit se distingue des glorieuses chasses à l’éléphant de nos bibliothèq­ues : débuté par un coup de fusil en 1870, il s’achève d’un coup de trompe en 1937. L’Afrique y tient le rôle principal et rend à la chasse l’intensité et la grandeur que le safari moderne a perdues. Foin du folklore qui sacrifie à la tombée du jour un géant à cent pas de l’avion, on avance au pas lent et cé- rémonieux d’un rite païen, dans le concentré d’émotions que provoque une approche d’éléphant. Les tableaux de ce retable de papier disent les Cafres, charmeurs de serpents et sorciers, l’arbre, le mode de pensée et les sentiments

des maîtres du continent : les Noirs. Au sommet de la chasse, somme cachée de l’éléphant, testament d’amour et de mort, le chasseur blanc trouve une place.

La malédictio­n de la violence…

Avant qu’il n’en trouble la léthargie, le Mozambique n’est que baobabs, arbres à fièvre et trypanosom­es. Sur un feu de charbon qu’attise un soufflet de peau de bouc en forme de cornemuse, l’indigène fond le fer des flèches, le chant du bulbul à l’aube et du pigeon le soir scande le temps d’où surgit la malédictio­n de la violence qui va l’écarteler entre culture ancestrale et nouveaux codes. Depuis que le conservate­ur de nature n’a pas gagné la guerre que le chasseur a perdue, l’esprit de la chasse a disparu. On le retrouve dans ce talisman, entrelacs d’ivoire et d’aventure que ne soupçonnen­t pas les clients du Grand Hôtel de Lourenço- Marques qui sirotent leur whisky tandis que, de l’autre côté de la baie, le passé des chasseurs et des éléphants s’écrit encore au présent. Vers 1850, alors que l’Afrique australe exporte des milliers de tonnes d’ivoire, le boer Pretorius a propulsé quatre onces de plomb dans la jambe arrière d’un animal aux défenses fabuleuses qui l’a aussitôt écrasé. Le décor est campé : le Zambèze, un couple de Cafres, un sorcier, les éléphants, l’Anglais Carew, tueur de légende nonagénair­e avec le tonneau de brandy destiné à conserver son cadavre, Maniero, chasseur portugais, l’amour de N’Tembi pour Mashupa, de Carew pour Esther, et l’aura magique d’un arbre dans lequel le choeur antique d’un essaim d’abeilles fredonne des mélopées tragiques.

… dans la torpeur tropicale

Les définition­s d’une défense d’ivoire n’expliquent pas mieux l’éléphant que la section d’un tronc ne dit l’arbre, monument antique, oeil de Dieu sur le monde, commenceme­nt et fin. Arbre d’amour, les initiales de Carew et Esther gravées dans un coeur, arbre de mort sur le marécage où périt Pretorius, dans le passé son ombre a abrité Bochimans, Boers, négriers arabes, les idylles de Carew et Esther, de N’Tembi et Mashupa. Pour le final, il rameute démons et dieux : le Boiteux et son frère, Carew le vieux chasseur, Maniero son cadet qui rêve d’exorciser le goût du meurtre. Depuis que Pretorius l’a blessé, le Boiteux et son frère ont été traqués sans relâche plus de cent années, l’effluve de l’homme les embrase de rage vengeresse. Il a tué un Blanc, des Cafres, excepté l’affection qui le lie à ce frère, l’inextingui­ble haine de l’homme est sa raison de vivre. Pour en finir, la volonté de la bête calque celle de l’homme : tuer. En 1870, les fabuleuses défenses du Boiteux avaient cinquante ans, soixante-sept années plus tard son ivoire s’est alourdi de haine, la vengeance l’a mûri : « L’éléphant ne frappa qu’une fois de sa trompe tendue, foula le corps comme une grappe de raisin, posa une patte sur le ventre, enlaça la taille du chasseur et le rompit en deux. » Longue traque du destin dans l’excitation intense de la chasse, quand les rôles du chasseur et du chassé s’inversent, que la chance est à l’avantage de qui sait attendre. Roman farouche dans la torpeur tropicale, vie exotique accommodée aux ingrédient­s de la magie, de la sévérité de la traque, du mystère de l’éléphant, de la superstiti­on des hommes, de l’inflexibil­ité du destin. Éloge de l’Afrique, de ses arbres et mammifères géants, de la chasse des origines. Sublime ! Ne ratez ni l’avant-propos ni l’appendice final, clés d’un texte intime et flamboyant mêlant virtuel et réel dans un univers fantastiqu­e. Daniel Henriot

Le décor est campé : le Zambèze, un couple de Cafres, un sorcier, les éléphants, l’Anglais Carew…

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France