Connaissance de la Chasse

Le Mulot et la Chevrette

Braconnage, meurtre et compagnie

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Il ne s’agit pas d’une fable, mais d’un drame. Il se noue, car tout drame se noue, en forêt d’Orléans. Sous la plume d’un grand romancier chasseur du XIXe siècle, nous allons découvrir un hôte des bois particulie­r. Mi-prédateur, mi-proie, voici la Chevrette.

« La Martine avait un frère. Ce frère était un vagabond de la pire espèce, qu’on appelait le Mulot. Devait-il ce sobriquet à sa chevelure d’un jaune tirant sur le roux, couleur qui, on le sait, est celle du rat qui porte ce nom ? Ou bien, et c’était plus vraisembla­ble, le surnom était-il appliqué au moral bien plus qu’au physique ? Le Mulot était un affreux garnement qui, dès l’âge le plus tendre, avait marché sur les traces de sa soeur pour le mauvais caractère. Fils de garde-forestier, il devait naturellem­ent devenir braconnier. À dix ans, il excellait dans l’art de tendre des collets, des pièges à bécasses et des filets pour prendre les grives. À douze ans, il tirait passableme­nt un coup de fusil et faisait des hécatombes de lapins. À quinze, il tuait un lièvre à l’affût et un chevreuil à la traversée. Son père, désolé, s’en alla un matin trouver l’inspecteur des forêts et lui avoua les méfaits de son fils. L’inspecteur lui conseilla de faire partir l’enfant du pays et de l’envoyer, soit en Beauce, soit en Sologne. Le Mulot répondit à son père : - Je me fiche de l’inspecteur et de vous. Avec ça que vous me nourrissez bien… et que je couche dans un bon lit. J’ai assez de talent pour gagner ma vie, bonsoir ! Le Mulot s’en alla chez sa soeur. La Martine était déjà souveraine à la Renardière. Le commandant ne souffla mot tout d’abord.

Pendant quinze jours même, le Mulot se conduisit assez bien ; mais son amour du braconnage le reprit et il se mit à filouter les lapins du parc. Le commandant, s’en revenant de la chasse, un soir, plus tard que de coutume, entendit un coup de fusil dans une cépée voisine. Il descendit de cheval, jeta la bride à Saurin et s’avança à pas de loup. Le Mulot avait tué raide un broquart qui se dirigeait pour faire sa nuit dans un très trèfle incarnat du voisinage, et il s’apprêtait à l’emporter, lorsque la main de fer de l’ancien hussard le prit au collet. Le commandant n’entendait pas raillerie à propos de son gibier. Cet homme qui, en haine des prêtres, parlait à chaque instant du jour des principes de 89, avait des opinions plus que féodales en matière de chasse. Il n’admettait pas le braconnage, il eût volontiers fait prendre les braconnier­s. Il commença donc par rosser le Mulot d’importance, puis il déclara à la Martine qu’il ne voulait à aucun prix que le drôle remit les pieds à la Renardière. La Martine fut obligée de courber la tête. Le Mulot partit, mais en s’en allant il dit à Saurin : - Est- il bête le commandant ! Je ne lui laisserai ni un chevreuil, ni un lapin. La Martine aimait son frère cependant. Nature vicieuse, elle avait un penchant prononcé pour ce jeune homme, qu’elle avait vu naître et dont les mauvais instincts s’étaient développés sous ses yeux. Mais elle tenait à vivre en paix avec le commandant, et, en apparence, elle avait sacrifié le Mulot. Mais le Mulot revenait souvent le soir, quand le commandant était couché, et il s’introduisa­it à la Renardière par une petite porte de derrière qui donnait sur le jardin et que sa soeur allait lui ouvrir. De quoi vivait-il ? Car il ne demeurait plus chez son père depuis longtemps et nul n’aurait pu lui assigner un domicile réel. Sa soeur lui donnait quelque argent. Et puis, il continuait à braconner. Le Mulot, par sa situation de fils de gardechef, était une précieuse recrue pour une bande de braconnier­s qui avait ses principaux chefs à Châteauneu­f-sur-Loire, Loury, Boiscommun et Lorris. De temps en temps, il leur donnait des renseignem­ents. Plus d’une fois, il s’était introduit chez le brigadier, en l’absence de celui-ci, avait fouillé ses papiers, pris connaissan­ce de ses lettres et découvert que tel jour et à telle heure les gardes de la forêt, de concert avec les gendarmes, devaient faire une perquisiti­on dans telle ou telle ferme dont le maître passait pour receleur de gibier et d’engins de braconnage. Le coup naturellem­ent avait manqué. Le Mulot était, à cette époque, un garçon de vingt-quatre à vingt- six ans, maigre, agile, d’une vitesse extraordin­aire à la course et que jamais ni garde ni gendarmes n’avaient pu prendre. Sa rapidité était telle que souvent, dans la même nuit, il avait parcouru des distances fabuleuses. Tantôt ici, tantôt là, couchant en prés une nuit, dans une grange ou dans une ferme la nuit suivante, il défiait toute surveillan­ce et s’en allait quelquefoi­s boire un verre de vin dans le cabaret où les gendarmes qui l’avaient inutilemen­t cherché se reposaient un moment. Alors il les narguait, et comme en matière de braconnage le flagrant délit seul entraîne l’arrestatio­n du coupable, il s’en allait tranquille­ment. Le Mulot avait une compagne de déprédatio­ns et de brigandage. C’était une grande fille d’une agilité encore plus extraordin­aire que celle du Mulot, qui ne se contentait pas de tendre des collets, mais qui volait du bois, de l’herbe et avait rendu fourbus tous les gardes qui s’étaient mis à sa poursuite.

Ceux-ci l’avaient nommée la Chevrette. Le paysan des bords de la Loire donne volontiers des noms d’animaux aux hommes et aux femmes, noms appropriés, du reste, avec certaines de leurs aptitudes. La Chevrette était une fille de l’hôpital. Elle avait été élevée à la charité ; mais dès l’âge de douze ans, le vol aidant, elle s’était suffi à elle-même. Comme le Mulot, elle n’avait ni feu ni lieu, couchait en forêt comme une vraie chevrette, mangeait des fruits à défaut de pain, et s’en ve n a i t ve n d r e chez les fermiers d’Ingrannes ou de Sully qui touchaient à la forêt le produit de ses déprédatio­ns. Les natures perverties se cherchent, finissent par se rencontrer et se lient entre elles par des liens indissolub­les. Depuis quatre ou cinq ans, la Chevrette et le Mulot s’aimaient comme s’aiment les bandits. Ils avaient couru les mêmes périls, ils s’étaient vus à l’oeuvre. Les grands taillis et les fourrés d’épines où les sangliers font leurs bauges leur avaient servi de refuge. Quand ils se rencontrai­ent, imitant en cela les bêtes fauves des bois, ils se fréquentai­ent un ou deux jours, accompliss­aient quelque méfait en commun, puis, obéissant à leur naturel sauvage, chacun tirait de son côté et s’en retournait à sa besogne personnell­e, c’est-àdire à ses méfaits. La Chevrette et le Mulot avaient fait connaissan­ce d’une singulière façon. Un garde, qui avait cent fois donné la chasse à la Chevrette sans pouvoir l’atteindre et fait le serment qu’il y réussirait tôt ou tard, s’avisa un jour d’un singulier expédient. Il dressa deux chiens à la poursuite de ce singulier gibier. Ces deux chiens prirent leur tâche au sérieux. Un matin, la Chevrette détala devant le garde en lui faisant un pied de nez. Le garde excita ses deux chiens, qui étaient de grands briquets féroces.

Les briquets partirent en hurlant, empaumèren­t la voie, comme s’il se fût agi d’un vrai chevreuil et se mirent à chasser à pleine gorge. Le premier jour, la Chevrette leur échappa. Mais le lendemain la chasse recommença et le troisième jour, à bout de forces, éperdue, vomissant le sang, la Chevrette tomba en sautant un fossé. Déjà les chiens étaient sur elle et s’apprêtaien­t à la saisir par sa jupe de cotonnade bleue, son seul vêtement, car elle avait toujours eu les jambes et les pieds nus ; déjà la malheureus­e se voyait perdue sans retour et entendait les pas du garde retentir dans le lointain, lorsque deux coups de feu se firent entendre ; une fumée blanche enveloppa la cépée voisine, deux balles sifflèrent successive­ment et les deux chiens furent tués raide. Le Mulot sortit alors de la cépée, prit la jeune fille dans ses bras, la chargea sur ses épaules et prit la fuite, abandonnan­t pour cette fois ses collets et ses autres engins prohibés. À partir de ce moment, ce fut, comme on le pense bien, entre elle et lui à la vie à la mort. Or donc, ce soir-là, tandis que Saurin ramenait le curé Duval à la Renardière et le faisait entrer si rapidement dans la chambre du commandant Richard, le Mulot rôdait en forêt, lorsqu’il rencontra la Chevrette. Celle-ci lui dit : - Tu sais qu’il y a du nouveau à la Renardière ? - Quoi donc ? demanda le Mulot. - Le commandant est quasi mort. - Oh ! cette chance ! fit le garnement. - Il s’est tué en passant une haie. Voilà pour ta soeur, acheva la Chevrette, une jolie occasion de mettre la main sur le magot. Mais déjà le Mulot était loin et courait à perdre haleine dans la direction de la Renardière. Il arriva par le parc, sauta la haie du potager, se glissa à plat ventre jusque sous les murs du château et prêta l’oreille. Il entendit la Martine crier, Saurin tempêter, le petit Auguste courir, le commandant jurer. Au lieu de frapper à la porte, au lieu d’entrer, le Mulot obéit cette fois encore à ses habitudes forestière­s et en vrai braconnier exercé à surprendre toute espèce de gibier, il grimpa sur un arbre qui montait verticalem­ent en face de la fenêtre du commandant. Puis il s’établit à califourch­on sur une branche et, de ce poste d’observatio­n, il put assister à la scène que nous avons précédemme­nt racontée. La fenêtre était fermée, mais les persiennes étaient ouvertes. Le Mulot n’entendit pas, mais il vit. Et en voyant, il devina. Il devina que ce prêtre qui était là, et qu’il reconnut pour être le curé de Saint-Florentin, allait faire revenir le commandant sur une foule de décisions. Quand le curé apporta auprès du lit la petite table sur laquelle il y avait de quoi écrire et que le commandant prit la plume, le Mulot fut fixé. « Il va refaire son testament » se dit-il. Alors, il se laissa couler en bas de l’arbre et alla coller son museau de fouine à la fenêtre

de la cuisine. La Martine s’y trouvait, et elle s’y trouvait seule, son enfant sur ses genoux. Elle pleurait. Saurin était sans doute toujours à la porte du commandant. Michel aidait probableme­nt Bigorne à mettre les deux chevaux à l’écurie. Le Mulot frappa deux coups aux carreaux de la croisée. À ce bruit, la Martine tressailli­t et se leva vivement. Puis, déposant son enfant à terre, elle sortit précipitam­ment de la cuisine et courut à cette petite porte qui donnait du corridor dans le potager. La Martine avait reconnu le signal ordinaire de son frère. Celui-ci dit tout bas : - Je n’entre pas. C’est pas la peine qu’on me voie, je sais ce qui est arrivé. Le vieux va tourner de l’oeil et il est en train de faire son testament. La Martine jeta un cri. - Tais-toi ! dit le Mulot en la saisissant à la gorge, le bruit ne sert à rien. - Son testament ! répéta la Martine bouleversé­e. - Et ce n’est pas en ta faveur, ricana le Mulot, puisqu’il en a déjà fait un dans lequel il te laisse tout. - Oh ! Le misérable ! murmura la Martine, dont la nature violente reprit le dessus. - Tais-toi donc, répéta le Mulot, ou plutôt réponds-moi. Où est le testament qu’il t’a donné ? - Je l’ai… - Eh bien, garde-le… il aura beau en faire un autre ; celui-là… c’est le bon. Au revoir ! Et le Mulot s’éloigna en courant. Quand il fut à la haie du potager, il se baissa, ramassa son fusil qu’il avait fourré dans une broussaill­e et coula deux balles dans les canons par-dessus la charge de gros plomb. Puis il se sauva dans la direction de la forêt. »

Pierre-Alexis de Ponson du Terrail

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