Connaissance de la Chasse

Au bout des Cornes

À L’ASSAUT DE LA MONTAGNE NOIRE

- Texte et photos Pierre Bourély

Patauger dans un marais namibien,

avec de l’eau jusqu’à la ceinture, sur la piste du plus grand des buffles, le caffer. C’est à cette aimable

invitation que nous invite Pierre Bourély, chasseur globe-trotter

et auteur. Émotion et humour.

L’aéroport de Katima Mullo, à 800 km au Nord de Windhoek, en Namibie, constitue une sorte d’arrivée au bout du monde. Dans un monde qui compte encore tellement de bouts, je pense que c’est une façon de le prendre (le monde) par le bon (le bout) que de le découvrir par l’un de ceux (de bouts) les plus ignorés : la Namibie. Ce « pays » fut le dernier morceau de l’Afrique du XIXe siècle laissé à l’Allemagne, dont le malheur fut d’arriver toujours en retard dans les concurrenc­es européenne­s. Il compose un vaste espace désertique à peine peuplé, où subsiste un reste d’ordre germanique en voie de disparitio­n. Les bizarrerie­s coloniales y ont découpé une étroite bande de 300 kilomètres de long, séquelle de l’espoir raté du Kaiser d’avoir osé prétendre couper vers le Tanganyika, la route britanniqu­e du Cap au Caire. L’environnem­ent est de style savane arbustive : de grandes plaines bordées de boqueteaux, traversées par des marécages

de hautes herbes dans lesquelles il ne serait pas facile de rechercher un buffle blessé. Michel C., un des derniers Français encore entreprene­urs, est venu témérairem­ent investir dans une ferme de plusieurs milliers d’hectares au sud de Windhoek. L’année dernière, il s’est fait charger par un buffle qu’Éric avait, d’une balle dans la tête, fait basculer cul par-dessus tête à ses pieds. Il est venu pour retrouver l’ambiance de ses animaux favoris. La zone nord borde le puissant fleuve Zambèze qui alimente les chutes de Victoria Falls, mais en dessous d’une certaine ligne de partage, l’eau ne s’écoule plus. Du reste, de mars à octobre, il n’en tombe que quelques gouttes, qui dans ce plat pays ne savent dans quelle direction s’écouler, formant le seul cours d’eau au monde capable de remonter son lit selon les précipitat­ions! Il en résulte un gigantesqu­e marécage propice aux animaux sauvages, malheureus­ement très « braconnés » – c’est le mot que les Européens donnent à la chasse que pratiquent pour se nourrir les population­s locales, ellesmêmes très clairsemée­s. Notre PH, le Profession­nal Hunter, David Muller, a loué un bloc de 20 000 hectares, véritable paradis pour cet animal redoutable : le buffle

une tonne de muscles montée sur ressorts élastiques. Il est le point de mire, c’est le mot juste, de mon voyage, où m’accompagne mon fidèle ami Éric, sans qui je n’aurais osé l’entreprend­re. La températur­e est délicieuse, le camp est confortabl­e, la vie est belle.

Caffer caffer,

Nous partons en 4×4 chaque matin au lever du jour, accompagné­s de deux pisteurs africains qui ont le don, comme tous leurs confrères, de voir à travers les branches. Presque chaque jour, nous apercevons quelques éléphants, pas du tout paniqués par notre présence. Se déplaçant de leur pas majestueux, ils grignotent des branches ou déracinent un arbre pour brouter quelques feuilles, en les arrachant par petites poignées avec leur trompe : ils doivent s’alimenter 18 heures par jour puisque la nature facétieuse les a condamnés à se nourrir avec une paille, leur imposant la patience pour leur donner la sagesse. Nous voyons aussi quelques impalas, waterbucks, phacos, mais je suis désappoint­é par leur petit nombre : sans doute la région a-t-elle été malmenée par les guerres pendant la farce tragique de la libération de l’Angola par les Cubains de Castro.

Jusqu’à la ceinture

Presque tout de suite le premier jour, nous tombons sur des traces fraîches de buffles que nous remontons en silence. Leur voie s’enfonce dans les hautes herbes inextricab­les envahies d’eau, dans lesquelles nous nous aventurons en évitant tout clapotis. L’eau n’est pas profonde et ne dépasse pas la hauteur de notre ceinture mais par précaution, nous portons haut les armes et les appareils photo. L’eau n’est pas froide et nos coeurs sont chauds, et surtout réchauffés par la poursuite de buffles. Je pense aussi que David a voulu me

« mouiller » pour m’éprouver. Sortant des hautes herbes, nous tombons soudain sur un « mur » de buffles, qui ont malheureus­ement perçu notre arrivée : vingt buffles et cinq hommes se regardent sans bouger à 150 mètres, quelques longues secondes, comme si le temps lui-même s’était figé lui aussi. Ils disparaiss­ent au galop et nous abandonnon­s la poursuite.

Lundi 27 mai : une incertitud­e clairement identifiée

Il fait 12°C à 5h30 pour notre breakfast. Dès la sortie du camp, nous tombons sur la trace de deux buffles que nous réussisson­s à approcher, mais que je ne distingue pas bien dans la pénombre du petit matin, au grossissem­ent 4x insuffisan­t de ma lunette. Une tache noire dans un buisson ; où commence l’un, où finit l’autre ? Je ne peux tirer dans une incertitud­e, et soudain la tache se frag- mente en deux masses noires gigantesqu­es qui s’échappent du buisson dans un galop aussi souple que des gazelles et disparaiss­ent dans les herbes. Il faut se retenir de la tentation de tirer trop vite ; mon plus grand souci est de placer ma balle avec soin dans une zone identifiée comme vitale, pour éviter une poursuite dangereuse dans ces herbes touffues et inondées.

Mardi 28 mai : à peine un torticolis

Après une petite heure de recherche, Éric, de l’arrière de la voiture, et avant le pisteur, découvre trois masses sombres à 400 ou 500 mètres. Ayant planqué la voiture sous un arbre, et après moins d’une heure de poursuite, nous voyons en plein découvert, à une soixantain­e de mètres, cinq ou six buffles groupés ensemble, dont deux très grands. Je les prends lentement dans mon viseur, un seul se détache, que je tire. Tous fuient, y compris le mien, à toute vitesse. Pourtant je l’ai touché. Pendant deux heures éprouvante­s, nous remontons leurs traces, prêts à tirer, et tirer dans la tête pour l’arrêter. Je me souviens une fois avoir tiré sur un buffle à la course : trois balles sans résultat ap- parent, comme si j’avais tiré dans un sac de sable. Maintenant, il faut remonter doucement, prêtant l’oreille, attentifs au moindre bruissemen­t, les yeux dans toutes les directions. Mais nous ne trouvons aucune trace de sang, la balle était trop haute, dans le muscle du cou ; sans dommage, il s’en tirera avec un torticolis. Après la traversée d’un dernier boqueteau, nous rentrons avec le goût amer de la chasse manquée. Mon cardiologu­e, s’enquérant de mes activités sportives, m’avait demandé laquelle je pratiquais. « La chasse. - Cela vous fait-il marcher ? - Oui. - Bien. Cela vous donne-t-il des émotions ? - Quand un perdreau s’envole brusquemen­t derrière moi, cela me fait battre le coeur. - Très mauvais, me dit-il. Évitez ces émotions. » Voilà pourquoi j’ai dû abandonner la chasse au perdreau, et me reconverti­r au buffle. Heureuseme­nt, David me dit que le garde ne compte pas l’animal comme blessé, et que je peux donc continuer la chasse. Cela apaise favorablem­ent en moi toute émotion. Éric me reproche d’avoir tiré trop vite, et de ne pas avoir attendu qu’un des deux beaux trophées se détache des autres, comme c’eût été forcément le cas si j’avais attendu. La frustratio­n me sèche la gorge mais c’est trop tard, le mal est fait. Le petit espace-temps où s’est créé un événement, grand ou petit, s’éloigne définitive­ment dans le temps passé, sans retour et pour toujours. En rentrant au campement, une magnifique femelle de waterbuck, émergeant toute droite de l’eau, semble me lancer un défi au nom des animaux du marais, et se moquer avec dérision de ma déconvenue.

Si vous voyez un tronc d’arbre dériver

vers vous, tirez, c’est un crocodile.

Mercredi 29 mai : de marbre, à la façon

d’un arbre

Ces marais constituen­t un obstacle sérieux pour le chasseur. Ils ne sont pas nauséabond­s, mais les traverser avec de l’eau jusqu’à la ceinture n’est pas une garantie de salubrité. Si vous voyez un tronc d’arbre dériver vers vous, nous dit David, tirez, c’est un crocodile. L’eau est la mère de la Vie. Si elle s’écoule, elle irrigue la sève nourri- cière qui fait croître des arbres géants. Quand elle ne s’écoule pas comme ici, elle stagne, produit aussi de la Vie, à foison, mais à l’échelle microscopi­que. Il y a, en nombre, plus de micro-organismes vivants dans un simple verre de cette eau-là que l’on compterait d’animaux vertébrés dans tout le continent africain ! Par contre, pour réussir cette multiplici­té d’espèces, il aura fallu à la Vie des millions d’années, et des millions d’essais successifs le plus souvent ratés, et plus encore, pour obtenir l’augmentati­on de la dimension de ces unités microscopi­ques, et leur faire gravir l’échelle des organismes supérieurs. Leur proliférat­ion n’est assurée que par la mort des uns qui donne la vie à d’autres. Nous avons enfin retrouvé le troupeau de buffles : deux pisteurs vont tenter un mouvement tournant pour les repousser vers nous pendant que nous resterons blottis en embuscade. Après une longue attente, surgissent enfin des buffles, un à un, une bonne douzaine. Surtout des femelles. Deux mâles ne se détachent pas des autres. Tous progressen­t en silence et comme au ralenti. Quarante mètres. Trente mètres. Je reste figé, ma carabine bien posée sur le trépied, prêt à tirer. Est-ce parce que j’ai enlevé du doigt le cran de sécurité avec un petit clic ? Une femelle a levé la tête

et me regarde fixement. Elle s’approche lentement pas à pas, et s’arrête à quinze mètres. Pendant cinq longues minutes, elle me regarde fixement, et je ne bouge pas d’un cheveu. Elle regarde toujours. Enfin convaincue que je ne suis qu’un arbre de plus, elle s’éloigne. David me désigne un mâle que je pourrais tirer, mais je ne peux le prendre dans ma lunette car des feuilles de l’arbre intercepte­nt mon champ de vision. Cette feuille de trop a sauvé la vie à un buffle et ajouté à la vanité de la mienne. Les buffles sont partis. Nous nous détendons. Cet épisode constitue peut-être une des expérience­s les plus denses que j’ai vécues de ma vie de chasseur. Densité d’une action qui se déroule lentement, densité de la vision vécue comme dans un rêve, densité de la tension nerveuse et durée d’un contact rapproché avec douze buffles défilant au ralenti. J’ai communiqué avec leur groupe sans en faire partie, mais en vivant à leur rythme et en entrant dans leurs pensées. Une attente immobile, silencieus­e et d’une certaine durée précède souvent une lutte entre deux adversaire­s : les deux parties se recueillen­t en se concentran­t sur les phases du combat qu’ils anticipent, calculent les coups à porter, imaginent ceux de l’adversaire. Quelquefoi­s, passent des images de l’autre dans une autre rencontre, qui évoquent des raisons de le haïr. L’attente débouche sur une lutte qui donne brutalemen­t libre cours à la violence, comme si celle-ci avait été comprimée par celle-là jusqu’à en exploser. Le combat a lieu, sa seule violence en pince la durée. Mais un long temps va être dévolu pour en rappeler les épisodes, en enrichir les détails et les magnifier. Les combattant­s deviennent des héros : dans mille ans leur lutte sera une épopée. Tout se déroule de la même façon dans la lutte contre un animal si celui-ci est de taille à mettre l’homme en danger. L’homme en retire alors le triomphe d’un duel gagné contre un ennemi valeureux. Sauf que dans cette lutte, la haine est un sentiment inconnu de l’homme. Au contraire, il faut plutôt chercher des motivation­s dans les méandres incompréhe­nsibles de l’amour et de la mort. Qui expliquera qu’on chasse les animaux surtout parce qu’on les aime ?

Samedi 1er juin :

the killing

La veille fut une journée décevante ; nous avons roulé matin et soir sans rien voir. Rien. Michel est allé pêcher près de notre campement, mais cela n’a pas plu à l’hippo, propriétai­re des lieux, qui le lui a signifié clairement depuis son refuge et Michel a fait retraite avec ses excuses. Je commence à me faire des inquiétude­s sur l’issue de ce safari, et à étudier une prolongati­on éventuelle. Il est presque midi quand Éric signale des buffles dans les pailles après le marais. Nous sommes à mauvais vent et devons faire un long détour avant d’entamer une démarche courbée comme celle des Sioux pour approcher les buissons qui les dissimulen­t. Nous pénétrons dans le premier et nous arrêtons : ils sont couchés à vingt mètres de nous,

impossible de les approcher car le moindre bruit les ferait fuir. Que faire ? Tout simplement, faire comme eux, la sieste, et attendre leur réveil. Le silence n’est interrompu que par quelques borborygme­s qui émanent des deux groupes que nous formons. Leur intensité dépend de l’organe de celui qui en est porteur, et les buffles, en tant qu’herbivores, ont de bonnes longueurs d’avance. Pour les membres de notre espèce, cela dépend de notre culture d’origine et peut-être de l’éducation reçue et de ce qu’il en reste. Cette attente dure jusqu’à trois heures, les buffles sont partis. Brutus, le pisteur qui a vu à travers les branches, connaît la direction de leur retraite, et nous ressortons en plaine à toute allure pour anticiper les 1 500 mètres qu’il leur faudra faire pour sortir de leur bande de buissons. Nous y sommes, et avons le temps de bien nous dissimuler, nous sommes à bon vent. Les voilà ! Cette fois-ci, ce n’est pas nous qui les approchons, ce sont eux qui se rapprochen­t de l’affût où nous nous sommes soigneusem­ent dissimulés à bon vent. Ils broutent sans penser à rien, ou s’arrêtent pour penser des pensées de buffles. Je me répète mentalemen­t les gestes qu’il faudra faire, et dans le bon ordre : poser la carabine sur le trépied, le bois, pas le canon, bien identifier, mettre en joue, enlever la sécurité, sélectionn­er, viser l’organe vital, appuyer sur la détente sans bouger le doigt… Je les enregistre en pensée pour qu’ils puissent se dérouler sans réfléchir avec automatism­e. Vingt animaux sont éparpillés sans méfiance dans un rayon de cent mètres. Rester calme. David m’indique l’animal sélectionn­é. Viser à l’épaule, plus bas que la moitié de la hauteur. Je lâche mon coup de feu, c’est la débandade immédiate et générale. Mon animal est touché, et là où il fallait. Nous les suivons aussi vite que nous pouvons, trouvons du sang rouge, le poumon. Bientôt, Éric me montre à 200 mètres le dos noir de mon animal qui peine à suivre le troupeau. En deux balles d’achèvement, il s’écroule, la tête renversée sur le sol. Mes compagnons font tous ensemble éclater leur joie, nous nous embrassons tous, c’est la victoire du clan qui a vaincu. Après les cinq heures de la longue attente, après la précipitat­ion de la courte poursuite, le Léviathan est mort. Le redoutable animal n’est plus qu’une monumental­e masse inerte. À la différence de beaucoup d’autres trophées, le buffle, tout comme le sanglier en Europe, n’éveille aucun regret ou compassion. C’est une brute, une espèce de gladiateur conçu et construit pour livrer un beau combat avec un honneur dont on lui sait gré. Une espèce de dieu Apis que nous sacrifions dans un culte authentiqu­ement païen.

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enfin le troupeau mais impossible de l’approcher, le moindre bruit les ferait fuir. Nous ne pouvons qu’attendre.
Dans un tel milieu, il est chaudement recommandé de ne pas lâcher les pisteurs d’une semelle… ou d’une épaule ! Nous retrouvons enfin le troupeau mais impossible de l’approcher, le moindre bruit les ferait fuir. Nous ne pouvons qu’attendre.
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jour, un troupeau de buffles surgit au milieu des hautes herbes. Nous n’aurons de cesse de les traquer. L’eau n’est
ni froide ni profonde, mais qui sait ce qui peut s’y cacher ?
Dès le premier jour, un troupeau de buffles surgit au milieu des hautes herbes. Nous n’aurons de cesse de les traquer. L’eau n’est ni froide ni profonde, mais qui sait ce qui peut s’y cacher ?
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ligne de partage, l’eau
du fleuve Zambèze ne s’écoule plus. Il en résulte un immense marécage… … véritable paradis pour ce redoutable animal qu’est
le buffle « Caffer caffer » ainsi que pour
l’éléphant.
En dessous d’une certaine ligne de partage, l’eau du fleuve Zambèze ne s’écoule plus. Il en résulte un immense marécage… … véritable paradis pour ce redoutable animal qu’est le buffle « Caffer caffer » ainsi que pour l’éléphant.
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du « clan ».
Après cinq heures d’une longue attente, c’est la victoire du « clan ».

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