Bonnes feuilles : Cinquante ans de souvenirs de chasse au marais, de Guillaume Vasse
Longtemps, l’homme piégea le gibier d’eau, créant pour cela des canardières, savant réseau de nasses. Puis il le chassa à l’arme à feu. Au XIXe siècle, l’évolution du fusil aidant, de grandes figures de sauvaginiers apparurent. Guillaume Vasse témoigne de
Si Guillaume Vasse commence administrativement sa carrière de sauvaginier en 1888, il est l’héritier de son père, qui chassa le gibier d’eau en Normandie, dans la région de Tancarville, dès le milieu du XIXe siècle. Aussi, le témoignage de Vasse fils, Cinquante ans de souvenirs de chasse au marais, à la hutte, sur les grèves et en mer, est intéressant, passionnant, et peu commun. Sa dernière réédition constitue une opportunité.
Quant au père, Charles, il signe une plaquette – très rare – intitulée La Chasse au marais, parue en 1865. Une réédition sera effectuée en 1989 (lire encadré p. 194). C’est donc en Basse-Seine que le fils, à l’instar du père, chassa le gibier d’eau sur un territoire de rêve : « Approximativement, sur ces deux rives, 40000 hectares de marais de première qualité offraient à tous les oiseaux de marais, de rivage et de mer, la plus merveilleuse étape qu’ils pouvaient choisir dans leur double migration annuelle. » Peu de chasseurs, des armes moins meurtrières, beaucoup de gibier, le rêve. Féru d’ornithologie – Vasse mentionne un phalarope hyperboréen qu’il chassa en Normandie –, naturaliste, grand lecteur, notamment de Charles Dumas (Le Chasseur de sauvagine), l’auteur témoigne de toutes les facettes de la chasse du gibier
d’eau à la fin du XIXe siècle. Dont la découverte de la chasse à la hutte, au gabion, imposée par des oiseaux rendus méfiants à cause d’une forte pression de chasse diurne.
Voliers inouïs, armes archaïques
« Les narrations de ces chasses étaient du reste à peu près identiques car tout le monde chassait de la même manière, au chien d’arrêt. Tout en tirant cailles, marouettes, râles et bécassines suivant la saison, le chasseur était sûr de faire un fond de carnier de canards et sarcelles. Puis, au cours des grands froids de l’hiver, la chasse se modifiait, il fallait visiter les sources, les ruisseaux qui ne gelaient jamais et les cressonnières où le gros gibier trouvait abri et nourriture. Au bord de la Seine, à l’abri du vent glacial, dans les criques encaissées et au pied des écores abruptes, le chasseur trouvait souvent l’occasion de coups de fusils sensationnels. Puis quand arrivait le dégel, caché dans une touffe de roseaux, dans un trou creusé en hâte, le chasseur voyait des dizaines de milliers de canards de toutes espèces, d’oies sauvages randonner à l’horizon. Des bandes passant à portée lui offraient de superbes occasions souvent renouvelées et quand le gibier posé sur le marais se montrait paresseux, les allées et venues du porte-carnier suffisaient à créer chez les oiseaux une agitation profitable au chasseur. Pour les enragés, la passée du soir, dont je décrirai, dans un chapitre suivant, le charme mélancolique et poétique, était l’occasion de nombreux trophées. On ne parlait pas encore de la chasse au gabion ; elle était inutile puisque, de jour, on voyait et on tirait des canards et que certains soirs de passée propice on pouvait, en trois quarts d’heure, abattre ses quatorze cols-verts comme le fit, par certaine soirée de décembre 1863, un gardien d’herbage nommé Renaud que mon père cite dans une lettre parue dans le Journal des chasseurs en 1864 et qui atteignit ce record avec son calibre 14 à baguette et à piston, par un froid de 14 °C en dessous de zéro. Or, ce Renaud qui demeurait à Radicatel et que j’ai bien connu dans sa vieillesse m’a plus d’une fois raconté ses succès à la chasse, en me faisant remarquer que le résultat obtenu par lui ce soir-là n’avait rien de comparable avec nos succès actuels dus à des armes se chargeant avec des cartouches par le tonnerre. En effet, après chaque coup de feu, il fallait mettre la crosse sur son pied, verser la poudre, bourrer à grands coups de baguette, placer la
charge de plomb, bourrer par-dessus et enfin, travail particulièrement délicat lorsqu’on avait l’onglée, placer la capsule sur la cheminée. Certes nombre de chasseurs possédaient des fusils Lefaucheux calibre 16, 12 et 10 qui faisaient déjà du bon travail mais combien ces armes étaient en retard sur les fusils dont se servent actuellement les sportsmen de notre époque. Et pourtant les tableaux réalisés à cette époque peuvent faire pâlir d’envie tous ceux qui les méditeront. Sur le carnet de chasse de mon père, entre 1862 et 1870, je relève une journée de quatre-vingtquatorze pièces de gibier d’eau, canards, oies et sarcelles tués par lui, dans une journée, au bord de la Seine, dans le marais de Radicatel. Je vois dans ce même carnet une journée de soixante-deux pièces au marais en novembre 1864, comprenant quarante-huit bécassines, deux canards, sept sarcelles, deux butors, trois râles tués sur le marais de Petitville. Le même jour un ami de mon père M. de Tournion mettait dans son carnier soixante pièces recueillies sur le marais de Tancarville. En 1865, M. Auguste Desgénétais, un autre ami de ma famille, abattait, avec deux cartouches de son calibre 10, douze oies sauvages. La moyenne d’une année de chasse au marais de mon père oscillait entre deux mille cinq cents et trois mille pièces dont les deux tiers en bécassines.
Les résultats obtenus étaient dus à la quadruple collaboration d’un bon chasseur, d’un excellent porte-carnier, de fusils éprouvés et bien en mains et de chiens parfaitement adaptés à ce genre de chasse. Ces derniers étaient à cette époque des épagneuls pour la grande généralité.» (chapitre Premier)
Porte-carnier, tout un art
Le coadjuteur indispensable du chasseur au marais est sans conteste le porte-carnier. En ce temps ils étaient légion: marins, pêcheurs de crevettes, gardiens d’herbages chargés de la surveillance des troupeaux, ouvriers agricoles et travaillant au marais, fournissaient des hommes remarquables à tous points de vue, robustes et endurants, doués d’une vue perçante, permettant de voir la remise lointaine d’une bécassine piquant
après une randonnée, d’un canard blessé tombant au milieu des roseaux. Le porte-carnier de mon père était un nommé Firmin qui remplissait toutes les qualités requises et qui avait un choix varié d’expressions heureuses qui faisaient notre joie. Nous l’avions baptisé (la jeunesse est impitoyable) du surnom “d’Inimaginable”, car cette locution revenait perpétuellement dans sa bouche, mais quand Firmin disait “Y en a monsieur c’est inimaginable”, il ne fallait pas hésiter à prendre cinquante cartouches de plus et quelle douce fierté dilatait le coeur de son chasseur quand Firmin disait, à mi-voix, en introduisant une nouvelle pièce dans son carnier déjà rebondi, “C’est inimaginable, à tous coups ça tombe!” « (chapitre Premier)
Tableau très varié
« Cet hiver de 1879 marque parmi les fastes cynégétiques et ce fut, sans aucune exagération, par montagnes, que le gibier fit son apparition chez nous. Il était de règle à la maison qu’au retour de la chasse tout le gibier rapporté fut extrait des carniers, exposé en tableau sur une toile cirée qui garnissait la grande table de l’office. Et à chaque retour de chasse mon père exigeait que je fusse présent à cette solennité! C’était vraiment un beau spectacle que cette rangée infinie de bécassines, de marouettes encadrant les canards, sarcelles, pilets et vingeons [siffleurs] dont l’exposition formait le noyau de la présentation. Par-ci, par-là quelques butors, hérons, blongios, oiseaux de proie venaient en varier la nomenclature. Je ne me lassais pas d’admirer les couleurs chatoyantes de ces canards; les plumes de leur miroir venaient composer des cocardes placées fièrement à mon chapeau. Enfin je me rappellerai toujours mon admiration enthousiaste pour un grand harle mâle, rapporté par mon père, en février 1880 du marais de Radicatel et dont la poitrine rose déchaîna chez moi une véritable exaltation. » (chapitre Premier)
Découverte du gabion
« C’est à cette époque [vers 1891] que je fis mes débuts dans un genre de chasse tout à fait spécial, à la
quelle, bien que venu tardivement, je me suis adonné avec la plus grande ferveur : je veux parler de la chasse au gabion.
Autrefois, nous nous souciions peu de ce mode de chasse; nous étions si gâtés que, remplissant notre carnier de bécassines, canards et sarcelles tirés au grand jour devant nos chiens, nous songions un peu dédaigneusement aux malheureux qui allaient s’enfermer toute une nuit dans une caisse plus ou moins confortable, pour y assassiner, comme disent les ignorants, des oiseaux confiants, posés sans défiance sur une mare. Mais avec l’évolution du marais il nous fallut déchanter et, pour tuer canards et sarcelles, il fallut bien admettre que puisque le gros gibier ne venait plus dans la journée au marais et qu’il n’y séjournait qu’entre le crépuscule et l’aube, il fallait le chasser, soit à la passée du soir, soit au gabion. Mon père, dès 1889, avait senti la nécessité de cette nouvelle orientation de nos méthodes de chasse et il avait fait établir par un menuisier de La Cerlangue, réputé pour ce genre d’installation, un gabion qui, à l’époque, représentait une certaine somme de confort. Ce gabion avait 2,50 m de long sur 1,80 m de large et 1,70 m de hauteur. Il était divisé en deux parties : une manière d’antichambre à laquelle on accédait en descendant une échelle qui s’accrochait au trou d’entrée recouvert par un solide capot. De l’antichambre on pénétrait dans la pièce principale par une porte dont l’ouverture et la fermeture s’obtenaient en faisant coulisser un panneau. » (chapitre IV)
Secret de tir à la hutte
« C’est ainsi que je le vis, avec surprise, fouiller ses poches et placer au bout de mon fusil un bout de cuir s’adaptant exactement au canon et présentant deux oreilles d’ânes, laissant un vide entre elles qui correspondait exactement à la bande du fusil. Il m’expliqua que cet appareil était destiné à me permettre de tirer la nuit, que ne voyant pas le bout du canon de mon fusil quand il serait passé dans la meurtrière, je n’aurais qu’à mettre la pièce que je tirerais dans le milieu des oreilles d’âne, à bien découvrir mon gibier et à tirer en maintenant cette visée. J’ai connu, depuis, nombre d’autres moyens de distinguer le bout de son fusil la nuit : gros bouton noir en étoffe maintenu sur le point de mire par un élastique, boulette de mie de pain ou de papier mâché collée sur le guidon qu’il fallait remplacer après chaque coup de fusil, guidon passé à la craie, guides à oreilles d’âne en métal, manchettes de cuir coulissées sur le canon et portant des oreilles d’âne noires ou phosphorescentes. Rien, à mon avis, n’est supérieur à la modeste mire dont j’ai parlé. Sa fabrication est, en outre, à la portée de tout le monde. Il suffit de prendre un morceau de cuir et d’appliquer dessus fortement le bout de votre fusil. En vous guidant sur l’empreinte produite sur le cuir, vous découpez le trou par lequel passeront vos deux canons. Puis vous taillez à chaque extrémité deux triangles très pointus qui forment les oreilles d’âne et entre lesquelles vous laissez un vide d’environ 2,5 cm à 3 cm. La seule modification que j’ai apportée à ce système est la suivante : ayant remarqué que parfois, à la suite de la vibration du coup de fusil, le guidon sautait du canon, je perce avec une
alène, un trou dans la bande de cuir qui est en dessous du canon, j’y attache une ficelle très mince dont l’extrémité est fixée par moi entre le canon et le devant du fusil ou à la grenadière si le canon est équipé pour avoir une bretelle de fusil. De cette façon, si mon guide saute en tirant, il tient toujours au fusil par la ficelle et je n’ai pas l’ennui de passer ma main par la meurtrière pour chercher à tâtons, dans l’herbe ou dans la vase, la mire tombée. » (chapitre IV)
Gloire au pluvier doré
« En ce qui concerne la chasse au marais, le passage de bécassines en 1895 fut très ordinaire : la seule migration qui vaille la peine d’être signalée fut un passage considérable de pluviers dorés qui se manifesta en novembre. Je tuai bon nombre de ces oiseaux si jolis et si succulents dont le cri mélancolique évoque les regrets de ces hôtes désolés de quitter, devant les rigueurs de l’hiver, les immenses plaines du Danube où s’est écoulée toute leur jeunesse. Le tir du pluvier doré passant en battue est certainement l’un des plus difficiles que je connaisse. Non seulement l’oiseau est très rapide mais il est très rusé. Combien de fois, à l’arrivée d’une bande se dirigeant de façon à me passer sur la tête, me suisje félicité du coup que j’allais réussir. Mais, chaque fois, en me voyant mettre le fusil à l’épaule, la bande s’éparpillait en plongeant vers le sol. C’est un tir que je recommande à nos grands fusils. Les pluviers dorés ne sont pas les seuls oiseaux qui utilisent ce mode de défense, j’ai vu quelquefois les barges opérer de la même façon. » (chapitre V)
Les meilleurs appelants
« Voici comme je procédais pour sélectionner mes appelants. Après la première ponte des canes, je la retirais et la mettais à couver sous des poules prêtes à remplir ce rôle et achetées exprès pour cela. Le prix en était à cette époque de 5 francs pièce. J’opérais de même pour la seconde ponte et je laissais les canes couver la troisième. Dès que celleci était éclose je retirais mes poules et confiais à chaque cane les sujets éclos des trois couvées. J’étudiais chaque sujet dès qu’il devenait adulte. Tout d’abord je ne gardais qu’un mâle jeune d’aspect bien sauvage et je le réservais pour la saison de chasse avec le vieux maillard, pur sauvage, dont je m’étais emparé un jour ainsi que je l’ai raconté. Ce premier triage opéré, je sélectionnais parmi les jeunes canes celles qui se rapprochaient le plus du type sauvage par leur forme, leur plumage et leur chant. J’en gardais neuf qui étaient ensuite essayées au gabion et sur lesquelles je ne conservais que trois sujets. Mon attelage de six canes et deux maillards se composait donc de trois vieilles canes et de trois jeunes, d’un vieux maillard et d’un jeune. Mes poules étaient revendues 3 francs et mes canards inutiles 5 francs. Les bénéfices de cette vente me couvraient des frais de leur élevage, de leur nourriture et de celle de mes appelants toute la saison, car en ces temps heureux si les canards ne valaient que 5 francs, le maïs de qualité inférieure que j’achetais au Havre, se payait de 12 à 15 francs le sac de 100 kg suivant les cours. À ce sujet je dirai que j’ai abandonné toute autre nourriture pour les canards adultes autre que le maïs. L’avoine est détestable pour leurs voix qu’elle éraille, l’orge est moins mauvais, et cependant moins profitable que le maïs, le blé est trop cher. » (chapitre V)