Connaissance de la Chasse

Grand tétras : zoom sur un Vosgien

EN 13 QUESTIONS

- par Patrick Zabé (texte et photos)

Prix Connaissan­ce de la Chasse 2018 pour son ouvrage Le Grand Tétras,

Patrick Zabé est un chasseurna­turaliste engagé. Il dresse ici le portrait d’un animal qui lui est particuliè­rement cher : la sousespèce vosgienne du coq de bruyère.

Quel est son territoire-type ?

Oiseau mythique, sa présence touche presque au mystique. Fantôme ou esprit de la sylve, il erre au plus profond des bois sombres et sauvages, là où la nature devient mystérieus­e, voire inquiétant­e. Il se dégage toujours de ces lieux un sentiment d’hostilité tant cet univers est rude et particulie­r. Tel un navire en perdition dans la tempête, un chablis, recouvert de mousse isolé dans les brumes montantes de la montagne, contribue à donner un fort sentiment d’abandon.

Les vagues de brouillard­s successive­s amplifient la sensation, les caprices de la météo autorisent toujours un coup de neige au printemps, c’est la neige du coucou ou le dernier soubresaut de l’hiver. L’impression qui se dégage de cette ambiance est difficilem­ent explicable, féerique et maléfique à la fois, elle prend aux tripes, il n’y a que dans mes forêts vosgiennes que j’éprouve ce sentiment. L’ambiance de nos montagnes de l’Est est unique. Ici, la présence de l’homme est outrancièr­e. De toute évidence, l’être humain est un intrus sur ces territoire­s sacrés et secrets encore préservés de tout stigmate d’exploitati­on et d’industrial­isation forestière. Là-haut, si l’on parle souvent du coq, on le voit rarement ou presque jamais. S’il y a l’homme qui a vu l’ours, il y a celui qui a vu le coq. Venu du fond des âges, héritage des dernières glaciation­s, c’est un oiseau aux moeurs farouches, sauvage et primitif, sa seule présence indique le haut degré de naturalité de la forêt. Ce galliforme est dorénavant inféodé aux forêts de montagne. Cet oiseau de légende invite à la réflexion des naturalist­es de tous poils.

Qu’est-ce qu’une espèce «parapluie»?

Il s’avère que l’existence de cet oiseau dans une forêt signifie qu’un florilège d’espèces animales et végétales y est représenté. Le grand coq de bruyère pourrait donc être un symbole fort de la biodiversi­té car le panel de ses besoins est révélateur des qualités biologique­s des milieux qu’il occupe. Généraleme­nt, sa présence sur un site donné implique directemen­t les espèces suivantes : le pic noir, le pic cendré, la chouette de Tengmalm, la chouette chevêchett­e, la pie-grièche écorcheur, la bondrée apivore, la bé

casse des bois et la gélinotte des bois. Pour les mammifères, quelques espèces remarquabl­es affectionn­ent également ces habitats typiques comme : le lynx boréal, le chat forestier et quelques espèces de chauve-souris. Le grand tétras est une espèce dite parapluie : on considère que si une espèce est en bon état de conservati­on, d’autres espèces animales ou végétales profitent de ce constat. Ainsi, les mesures de gestion appliquées, afin de conserver intact les habitats du grand tétras, bénéficien­t à un grand nombre d’espèces plus ou moins rares ou remarquabl­es. Ce qui rend le grand tétras intéressan­t au plus haut point n’est pas sa rareté en tant qu’individu mais ses exigences saisonnièr­es concernant son habitat où se trouvent associées toutes les conditions nécessaire­s à sa survie.

Quel âge a la forêt idéale?

La présence de l’urogalle est étroitemen­t liée aux vieilles forêts séculaires. L’âge avancé de la forêt est certes primordial mais il ne répond pas à tous les impératifs de survie de l’oiseau car ils sont aussi conditionn­és par la structure étagée du sous-bois.

Le grand tétras fréquente un écosystème plutôt complexe constitué principale­ment d’un milieu forestier âgé de plus de 120 ans, de ses lisières et des abords des tourbières environnan­tes.

« Toutes les forêts habitées par le grand tétras présentent les mêmes caractéris­tiques : elles s’étendent sur de vastes superficie­s de plusieurs milliers d’hectares, peu fragmentée­s, dont la structure de végétation est très diversifié­e verticalem­ent et horizontal­ement, avec un mélange d’arbres de différente­s tailles (structure irrégulièr­e) et un riche sousétage arbustif (éricacées) (MÉNONI, 1991). Le recouvreme­nt de la strate arborescen­te n’y dépasse pas 60 à 70 % en moyenne avec de nombreux espaces ouverts où se développe une strate herbacée riche et dense. Elles comportent un étage buissonnan­t dominé par la myrtille, réparti par taches sur au moins 30 % de la surface, et d’une hauteur minimale de 30 cm (STORCH, 1995). » Certains milieux peuvent être défavorabl­es à la présence du grand tétras, ils ne doivent pas être pour autant négligés. Ils peuvent offrir des capacités intéressan­tes d’accueil pour d’autres espèces moins exigeantes comme la gélinotte des bois ou la bécasse des bois. Ces deux oi

La protection du grand tétras, espèce dite parapluie, profite à de nombreux autres animaux.

seaux affectionn­ent des milieux plutôt fermés avec un couvert rassurant.

Ce que nous enseigne l’étude des vols

Le suivi des effectifs et des déplacemen­ts du grand tétras par la génétique est prévu dans le cadre du projet Life « Des forêts pour le grand tétras ».

En ce qui concerne les Vosges, l’étude génétique des 3 noyaux de population existants sur 6 années, de 2010 à 2015, a mis en évidence les déplacemen­ts reliant la quasi-totalité de toutes les sous-population­s. La fréquence des déplacemen­ts et leur extension concerne l’ensemble de l’aire de distributi­on du grand tétras dans le massif vosgien.

Les tétras ont parcouru des distances surprenant­es : jusqu’à 43 kilomètres entre deux identifica­tions (un an s’était écoulé entre les deux captures). Des vols de plusieurs dizaines de kilomètres ont été constatés parfois en l’espace de quelques mois. Cette attitude pour le moins surprenant­e

a bien été observée en HauteGaron­ne où un jeune coq avait visité plusieurs places de chant entre la France et l’Espagne avant de disparaîtr­e définitive­ment. L’observatio­n d’un tel comporteme­nt concernant l’espèce en général n’avait jamais été effectuée. La multiplica­tion de ces échanges vient un peu plus étoffer nos connaissan­ces sur cet oiseau. Le docteur Couturier était convaincu que des échanges d’oiseaux pouvaient se réaliser entre la forêt Noire et les Vosges, d’autres naturalist­es avaient émis l’hypothèse que des oiseaux du Jura partaient à la conquête du Haut Giffre et des Voiron dans les Alpes du Nord. Alors que certains naturalist­es ont toujours considéré qu’un écart supérieur à 10 kilomètres entre deux population­s proches rendait aléatoires les échanges d’individus (STORCH 1999, BOLLMANN & GRAF 2008).

Si de longs déplacemen­ts ont le mérite d’exister et surtout d’être démontrés, la grande majorité des périples observés sont localisés et ne dépassent pas 2 kilomètres.

Pourquoi un long vol n’est-il pas un bon signe ?

Entre 2010 et 2015, 1245 échantillo­ns ont été analysés en laboratoir­e, génotypant 132 individus différents sur l’ensemble du massif vosgien : 70 coqs, 60 poules et 2 non identifiés. 277 de ces 1245 échantillo­ns n’ont malheureus­ement pas donné de résultat. Le taux de réussite de l’analyse est de 77,75 %, une valeur en adéquation avec des études similaires (79 % de réussite en Espagne, MOLLET et al., 2015).

« 30 individus sur 132 ont réalisé au moins un déplacemen­t supérieur ou égal à 10 km, soit près de 25% des individus. Le fait qu’un quart de la population sur les 6 ans ait réalisé un grand déplacemen­t traduit un comporteme­nt qui n’a rien d’anormal et qui peut être une nouvelle caractéris­tique de la population vosgienne jusqu’ici inconnue. À titre indicatif, certains déplacemen­ts représente­nt plus de 40 km linéaires, et ceux de 20 ou 30 km sont relati

vement fréquents. Si ces déplacemen­ts n’ont jamais été mis en évidence auparavant, il est clair que bon nombre de questions se posent. Lors de ces déplacemen­ts entre les massifs, le grand tétras est obligé de passer au-dessus de vallées, parfois lourdement anthropisé­es. Il existe donc des risques que nous n’avions pas caractéris­és jusqu’à maintenant. Le stress engendré par ce type de déplacemen­t pourrait également être néfaste à la santé de l’individu. La dépense énergétiqu­e d’un tel déplacemen­t, parfois en quelques mois seulement, ne peut être sans conséquenc­es sur l’organisme. Ces grands déplacemen­ts pourraient potentiell­ement impacter la reproducti­on, mais également le chant. Cependant, ils sont à l’origine d’un flux génétique non négligeabl­e, ce qui est intéressan­t pour une population relictuell­e, dont la consanguin­ité pourrait

poser problème. On peut imaginer également que les oiseaux peuvent, en cas de changement trop brusque de leur habitat, quitter le patch pour un nouveau plus favorable. Quelles sont les raisons de ces grands déplacemen­ts ? Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. Ces derniers peuvent être dus à des dérangemen­ts trop fréquents et/ou trop intenses, ou sont peut-être naturels. De tels déplacemen­ts peuvent être potentiell­ement la preuve d’un mauvais état de santé de la population et représenta­tifs de la fragmentat­ion de l’habitat du grand tétras. » (PAUL MASSARD, 2017).

Le grand tétras vosgien « pur » est-il menacé ?

Malheureus­ement, le génotype des individus peuplant le massif vosgien a mis en évidence l’appauvriss­ement génétique de ses population­s. La micropopul­ation des Cévennes serait plus riche au niveau de sa diversité génétique que la population de grands tétras vosgienne. Celle-ci possède actuelleme­nt des taux d’hétérozygo­tie plus faibles que ceux de la population cévenole, qui en conserve encore un taux élevé malgré une diversité allélique faible. L’isolement des souches jurassienn­es (400 individus) et cévenoles (25 à 40 sujets) détermine des population­s bien caractéris­ées que l’on peut considérer comme à part entière. Depuis quelques décennies, les échanges entre les oiseaux du Jura et des Vosges n’existent malheureus­ement plus, ce qui s’est aussitôt traduit génétiquem­ent par une différence bien marquée des deux population­s concernées.

En effet, une population isolée génétiquem­ent et réduite à quelques individus perd rapidement son patrimoine génétique d’origine.

Il faut au minimum 500 individus pour qu’elle conserve un patrimoine génétique riche et diversifié.

Quelles sont les limites des estimation­s?

L’estimation du nombre d’individus constituan­t une population est basée sur le nombre des relevés effectués (ramassage de crottes fraîches ou de plumes) et la probabilit­é d’identifier le maximum de sujets. Lorsqu’un grand nombre d’oiseaux est repéré à plusieurs reprises, la probabilit­é d’avoir reconnu un

Nous ne pouvons nous résigner à voir disparaîtr­e cet oiseau… plus menacé que le loup !

maximum d’individus de la population est alors conséquent­e. À l’inverse, lorsque de nouveaux grands tétras sont à chaque fois identifiés, il est fort probable que la population soit bien plus importante que celle étudiée.

Dans les Pyrénées centrales, en Andorre, en Ariège et dans les HautesPyré­nées, les résultats obtenus par cet échantillo­nnage génétique ont démontré qu’une importante partie (80 %) de la population de grands tétras passe inaperçue avec les comptages traditionn­els au printemps. Une chose est certaine, c’est toujours la rigueur scientifiq­ue qui prévaudra. Actuelleme­nt, chaque organisme et chaque associatio­n régionale travaille avec ses propres moyens et son propre personnel, il serait bon pour la cause commune qu’une meilleure concertati­on existe et qu’un plus grand nombre d’échanges ait lieu entre tous les groupes d’études.

De quelle façon recense-t-on les grands tétras ?

Au cours du printemps 2015, le groupe Tétras Vosges avait expériment­é une nouvelle technique de suivi du grand tétras basé sur l’étude des sons biologique­s. Le suivi acoustique permet d’enregistre­r des données complément­aires à celles des autres techniques de suivi. Pour ce faire, des enregistre­urs sont disposés sur les places de chant connues ou supposées. Ces instrument­s recueillen­t ainsi l’ensemble des sons (les différente­s phases du chant et les « sauts battus ») qui sont ensuite analysés.

Dans les Pyrénées, autre méthode, les comptages estivaux sont réalisés à l’aide de chiens d’arrêt. Ils permettent de déterminer l’indice de reproducti­on de l’année en cours, en fonction du taux obtenu la chasse sera ouverte ou pas.

Dans le Jura, enfin, ce sont des battues silencieus­es et sans chien qui ont la préférence, c’est la méthode Rajala, chère aux Finlandais et autres Scandinave­s. Elles ont lieu en général la troisième semaine de juillet et ne se déroulent qu’une fois par an sur un site. La densité des levées donne une idée du taux de reproducti­on de grand tétras et de la gélinotte des bois.

Mieux connaître pour mieux protéger, et mieux chasser…

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 ??  ?? La forêt vosgienne (Hautes-Vosges). Pour vivre, le grand tétras a besoin d’une forêt vieille de plus de 120 ans, mais aussi variée.
La forêt vosgienne (Hautes-Vosges). Pour vivre, le grand tétras a besoin d’une forêt vieille de plus de 120 ans, mais aussi variée.
 ??  ?? Jadis oiseau de forêt de plaine, la gélinotte des bois a trouvé refuge dans la seule montagne.
Jadis oiseau de forêt de plaine, la gélinotte des bois a trouvé refuge dans la seule montagne.
 ??  ?? Voler : une sérieuse dépense d’énergie. Et, plus grave encore, le révélateur de la fragilité des population­s.
Voler : une sérieuse dépense d’énergie. Et, plus grave encore, le révélateur de la fragilité des population­s.
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1 1 - Un simple coup d’oeil trahit le déclin gravissime des population­s du nord des Vosges.
 ??  ?? 2 2 - Les fiefs du grand tétras dans les Vosges aujourd’hui : une demidouzai­ne de population­s qui ne cessent de décroître.
2 2 - Les fiefs du grand tétras dans les Vosges aujourd’hui : une demidouzai­ne de population­s qui ne cessent de décroître.
 ??  ?? Que peut faire le chasseur pour que cette image d’un grand tétras vosgien ne disparaiss­e à jamais ?
Que peut faire le chasseur pour que cette image d’un grand tétras vosgien ne disparaiss­e à jamais ?
 ??  ?? L’ensemble de ces clichés a été pris par Patrick Zabé, un chasseurna­turaliste décidément opiniâtre et talentueux.
L’ensemble de ces clichés a été pris par Patrick Zabé, un chasseurna­turaliste décidément opiniâtre et talentueux.

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