Brame et grand âge : 12 années de suivi d’un cerf
12 années durant, un cerf a été suivi dans un massif ouvert du sud de la Picardie. Une oreille déchirée le trahit, et lui offre son surnom : Fendu. Histoire d’un cerf qui ravale. Privilège des survivants.
12 années durant, un cerf a été suivi dans un massif ouvert du sud de la Picardie. Une oreille déchirée le trahit, et lui offre son surnom : Fendu. Histoire d’un cerf qui ravale. Privilège des survivants.
Il s’agit de l’une de ses caractéristiques : Fendu apprécie la proximité de l’habitat humain. Depuis longtemps, ce cerf évolue au sein d’un territoire petit et varié, un véritable patchwork constitué des abords de deux villages, d’une forêt domaniale, de bois privés, d’une petite plaine et surtout d’un marais. Le secteur est fréquenté car non loin se trouve un site touristique réputé.
Deux éléments de ce territoire sont majeurs : le marais ainsi qu’une petite propriété privée. La zone marécageuse est disposée en longueur, limitée par les villages, et cernée par une petite plaine – que l’animal fréquente – et une vaste plaine – où l’animal ne paraît pas s’aventurer. L’autre élément est une petite propriété en limite de l’un des deux villages, dont l’antique mur de pierres, fort opportunément écroulé pour partie, autorise l’accès à un sanctuaire que partagent quelques biches. Voisins de ce royaume, les hommes déposent pain, pommes, épluchures, à l’animal qui laisse admirer sa sénescence.
C’est en hiver que l’animal rejoint le proche massif forestier, se glissant dans une harde. Au printemps, il refait sa tête entre plaine, boqueteaux et lisières. Et au brame, toujours Fendu rejoint le marais éloigné de quelques centaines de mètres de son clos familier. Le grand âge venant, Fendu limite ses déplacements entre le marais et la propriété privée.
Un survivant de la grande purge
Parcouru depuis toujours par les grands animaux, le marais va devenir une véritable réserve. En 2010 et 2011, près de 150 cerfs et biches le fréquentent, le préférant à la forêt domaniale, trop dérangée. La population finit par décliner. Lors de ce brame 2019, le marais n’accueille plus qu’une trentaine d’animaux. Olivier, observateur rigoureux du cerf (et du chevreuil, lire n° 520
d’août 2019, p. 64) et photographe animalier, va obtenir le droit d’affûter dans le marais : « Je tiens à saluer les propriétaires qui m’ont fait confiance en m’autorisant à installer discrètement un affût. Chaque année, vers le 15 septembre, j’attends avec une certaine excitation l’apparition du Fendu. L’animal se manifeste vocalement avant de se présenter au grand jour. Son brame est grossier, évoquant le mugissement d’une vache, offrant une seule note : un “bôôôôô ” qui n’en finit pas. Son raire particulier le trahit alors qu’il est caché dans l’un de ses bouquets de saules attitrés, suivant à distance les biches qui évoluent au fil des places de brame. »
2008 11 cors Trochure et fourche à droite. Fourche à gauche. Surandouillers.
Début décembre, dans le marais, une harde stationne devant l’affût. Elle abrite un cerf 13 cors, ainsi qu’un 11 cors qui ferme la marche. La tête de ce dernier est assez typée : large, les yeux particulièrement écartés. « L’animal a une attitude de sujet mûr qu’il n’est sans doute pas, glisse Olivier. J’estime qu’il a 5 à 7 ans. » Les années suivantes, c’est lors du brame, en septembre-octobre, que les observations seront réalisées.
2009 10 cors À fourches. Surandouillers.
Fin septembre, un 10 cors à fourches passe furtivement sur la place de brame. Deux clichés permettent néanmoins à Olivier d’identifier l’animal : la tête est courte, s’inscrivant de profil dans un triangle équilatéral. De face, la tête entre dans
un trapèze. Pour sa part, la ramure est en forme de U, de face. Et de profil elle s’inscrit dans un triangle. L’encolure est épaisse et large. Ce qu’elle n’était pas lors de la première observation, le brame étant alors achevé. « Pas de cul, Fendu porte tout à l’avant », ajoute Olivier.
2010 10 cors A fourches. Surandouillers. Oreille droite fendue.
Le même cerf est identifié avec certitude. Voyez sa tête de profil (cidessus). Un indice supplémentaire va désormais le trahir : l’oreille droite nettement fendue. Fendu est surtout actif en milieu et fin de brame. Et aime stationner plutôt discrètement dans une longue haie de saules séparant deux places de brame.
2011 12 cors
Trochures et fourches. Surandouillers.
Enfin Fendu se révèle combatif, et affronte un grand 12 cors dominant. Mais il ne sort pas vainqueur du face-à-face. La plupart du temps, notre cerf attend que les biches apparaissent pour les rejoindre, puis il s’excite à leur contact et signale sa présence en bramant. Mais, généralement, la présence de cerfs dominants l’incite à ne pas s’attarder sur les places de brame. Rapidement, Fendu regagne alors une de ses caches favorites. Et attendra patiemment le moment opportun pour retrouver les femelles.
2012 11 cors Fourche à droite. Petite fourche à gauche. Surandouillers.
En une année, l’animal devient méconnaissable, tant au niveau de sa ramure que de sa silhouette.
C’est le 10 septembre que Fendu foule de nouveau les places de brame du marais, croisant un seul autre mâle, un 11 cors.
Dans l’après-midi, à découvert, Fendu ose lâcher un raire. Ce qui provoque l’arrivée d’un autre cerf, un 14 cors. Aussitôt, Fendu regagne sa cachette. Le 14 finit par prendre la place du 11. Pour sa part, notre cerf fétiche demeure sur place, se faisant oublier.
Le 21 septembre, notre animal se présente, le surandouiller droit brisé bas, et la chevillure droite cassée à sa pointe. Traces d’un combat. L’a-t-il seulement gagné ?
2013 11 cors Double fourche à droite. Fourche à gauche. Surandouiller absent à droite.
En ce 16 septembre, Fendu se lâche. Olivier se souvient : « L’animal va offrir un véritable spectacle durant une heure et demie. Il s’excite contre la végétation, frotte et marque les arbres, brame. Jusqu’à… ce que le maître de place – un grand 12 – lui livre combat (le
14 de l’an passé en fait). Marche parallèle, duels vocaux, assauts contre la végétation, combat. Et fuite ! » Fendu aura animé ce brame comme jamais. Année où il aura développé sa plus belle ramure selon Olivier.
2014 10 cors À fourches. Surandouillers (petit à gauche).
Poursuivi par un 15 cors (le 12 de l’an passé), Fendu vient se caler dans un épais bouquet de saules et de ronces face à l’affût d’Olivier. Neuf heures durant, l’animal brame debout, et plus souvent couché. Résultat d’un combat de brame ou d’un autre incident : une atteinte au niveau du fourreau recouvrant le pénis, une grosseur nettement visible. Les testicules ne sont pas atteints.
2015 10 cors À fourches. Surandouillers. Fendu s’excite volontiers sur la végétation. Alors qu’il vient de bramer, un 8 cors vient le provoquer.
Fendu fuit, et trouve refuge dans un bouquet d’arbustes. Couché durant la journée, il lance quelques coups de gueule.
La blessure est de plus en plus spectaculaire.
2016 6 cors
4 cors à droite. 2 cors à gauche (andouiller de massacre et grande dague). L’oreille seule trahit Fendu ! Il a bien changé en une seule année, son trophée est nettement déficient. Ravale-t-il ou cela correspond-il à un passage à vide temporaire de la ramure ? Le bois gauche semble pré
senter une pliure d’âge caractéristique des animaux âgés. Ce 15 septembre, l’animal paraît bien fatigué. Il muse, brame un peu, et rejoint son bouquet de saules où il se tient très discrètement. Ce sera la seule observation durant le brame que fera Olivier.
2017 6 cors 4 cors à droite.
2 cors à gauche (amorce d’andouiller de massacre et grande dague).
Malgré la grosseur devenue énorme, l’animal se livre à des érections et éjaculations. Fendu vit un rut assez actif. Un seul cerf dominant, un 15 cors, est observé sur la place de brame. Ceci explique-t-il cela ? Notre animal est en meilleure forme que l’an passé, il est bien gras, en pleine cervaison. Même son trophée s’est amélioré, le bois droit arborant 4 cors. Le bois gauche demeure maigrelet. L’animal semble bel et bien ravaler. L’oreille gauche commence à se déchirer.
2018 3 cors 2 cors à droite (andouiller de massacre, grande et forte dague). Dague coudée à gauche.
Notre animal participe au spectacle. Il se souille, marque la végétation, lance des coups de gueule. Le cerf dominant, le 14 cors de l’an passé, provoque Fendu et le poursuit à l’extérieur de la place de brame. Il sera tué durant l’automne.
2019 3 cors Moignon à droite. Petit andouiller de massacre et merrain inachevé à gauche.
23 septembre, cette fois-ci, c’est le bois droit qui a décliné le plus.
Malgré son âge avancé, Fendu participe autant qu’il peut
au brame, musant, se frottant à la végétation, lançant ses cris de rut. Peut-être les derniers… Hygiène de vie
L’un des faits qui marque le cycle de vie de Fendu est l’apparition soudaine d’une tête anormale, bizarde. En effet, l’animal a bel et bien commencé à ravaler en 2016. Ce phénomène – ici soudain et spectaculaire – a-t-il été amorcé ou amplifié par un problème sanitaire ou accidentel ?
L’atteinte au niveau du fourreau estelle en lien avec l’origine du déclin ? Notons toutefois que la blessure est antérieure à la ramure ravalant, puisque datant de 2014. Observons encore qu’en 2017 l’animal améliore la moitié de sa ramure, a repris du poids et offre une belle silhouette de petit taureau. D’un point de vue comportemental, Fendu est toujours demeuré fidèle à sa place de brame, voire aux mêmes bouquets de saules, jusqu’à ce 23 septembre 2019 encore, sans pour autant être un maître de place, un dominant. « Disons qu’il est plutôt un boute-en-train, il chauffe les biches. Il est un peu perturbateur, taquin vis-à-vis des autres mâles, mais surtout peureux. Dès que les autres cerfs le provoquent, il prend la poudre d’escampette. » Et Olivier de révéler : « J’ai observé Fendu lors de combats, qu’il perdait, et de poursuites de biches, mais je n’ai jamais assisté à des saillies, Toutefois, je pense qu’il a bel et bien effectué des saillies volées. De biches, voire de bichettes en novembre, en queue de brame. » Son trophée (bien moyen) et ses habitudes (territoire restreint et proche des habitations) ont probablement épargné Fendu au fil de sa longue existence. Son caractère discret, tant au brame qu’au quotidien, l’a également aidé à atteindre un âge très honorable. De ses défauts, Fendu a fait des qualités qui l’ont aidé à passer à travers les mailles du filet. D’un point de vue cynégétique, il aurait été bon de tirer cet animal dès l’apparition de la tête bizarde, laquelle révèle un sérieux problème, qu’il soit lié à l’âge, à la santé ou à un accident. Cela aurait constitué un tir sanitaire, le chasseur opérant la prédation qu’aurait réalisée n’importe quel carnassier. « N’est-ce pas trop tard désormais ? Fendu a atteint le statut de véritable mascotte du village. Il doit pouvoir mourir naturellement », propose Olivier. Au fait, quel âge a Fendu ? En 2008, Olivier l’estime à 5 à 7 ans. À l’automne 2019, l’animal a donc probablement 17 à 19 ans. Un vieillard qui participe toujours et encore au rut. Tout du moins autant qu’il le peut. Belle leçon !