Le cerf menacé ?
2 épées de Damoclès sur sa ramure: réchauffement climatique et parasites des arbres
Un insecte modifie la gestion des pessières, les forêt d’épicéas. Ainsi que la gestion… des cervidés. Zoom sur le scolyte avec Patrice Mengin-Lecreulx, chef du département gestion durable et multifonctionnelle des forêts à l’Onf.
Depuis cette année, une part importante des forêts du Grand Est et de la Bourgogne-FrancheComté est en état de crise sanitaire. La menace est clairement identifiée. Les auteurs de cette situation sont des coléoptères de quelques millimètres : les scolytes. Initialement déclenchée en région Grand Est, l’épidémie de scolytes progresse et s’étend désormais sur la quasi-totalité des forêts d’épicéas de la moitié nord de la France. Dans le Jura, en Haute-Savoie, en Isère,
dans l’Ain et le Massif central également, des foyers de scolytes ont été localisés. « Tout n’est pas touché de manière égale. Certains massifs ont été particulièrement atteints, comme la forêt domaniale de Verdun, où la totalité des épicéas sont perdus, soit près de 20% de la surface de la forêt », déplore Patrice Mengin-Lereulx.
Pour assurer leur cycle de développement, ces insectes volants vont se nicher sous l’écorce des arbres et y creuser un impressionnant réseau de galeries (lire encadré p. 28).
En agissant ainsi, ils vont progressivement priver l’arbre de sa sève, le promettant au dépérissement. Malgré leur taille minuscule, les scolytes peuvent venir à bout de certains arbres en une ou deux années. Leur capacité de destruction est donc fulgurante. Et quand ils abondent, leurs capacités de ravageur, alors démultipliées, peuvent durement impacter une forêt. « L’épidémie de scolytes concerne principalement l’épicéa, explique Patrice Mengin-Lecreulx. On constate également des mortalités exception
nelles chez d’autres essences, affaiblies par les sécheresses estivales des dernières années, auxquelles s’ajoutent parfois des attaques d’insectes ravageurs tels que les scolytes : les pins sylvestres, les sapins, les hêtres… sans atteindre pour autant l’ampleur de l’attaque des scolytes sur épicéas. » Depuis quelques années, les services forestiers constatent un développement inquiétant des scolytes, générant la perte d’innombrables épicéas en France, comme en Europe (lire encadré p. 30). À l’échelle hexagonale, on avance le chiffre de 58 000 ha de surface à renouveler en forêt publique ! Des parcelles entières doivent parfois être récoltées, car l’apparition en nombre du scolyte nécessite un sévère réajustement de la gestion sylvicole.
« Dès lors que le forestier constate un foyer important de scolytes sur une parcelle, il n’a d’autre choix que de récolter les arbres concernés dans un bref délai, et de sortir rapidement les grumes hors de la forêt (à plus 5 km). À défaut d’une sortie rapide, il faut écorcer les grumes pour exterminer le ravageur qui s’y est logé », poursuit Patrice MenginLecreulx.
Après l’apparition d’une épidémie, le volume de bois abattu peut donc être conséquent. « Pour se faire une idée, la production annuelle de bois issu des forêts publiques en France est de l’ordre de 15 millions de mètres cubes. Actuellement, l’épidémie de scolytes qui sévit se traduit par une surproduction de bois coupé de 2 millions de mètres cubes. » Résultat, ce surplus sature le marché local, et se traduit par une baisse du cours des bois résineux.
Hiver doux et été sec profitent au scolyte
Aux yeux de l’Onf, les stress climatiques à répétition combinés à des attaques d’insectes ravageurs tels que les scolytes sont une menace à prendre très au sérieux pour la forêt française : « Les scolytes existent depuis toujours, mais nous observons au cours de la dernière décennie une intensification des conditions climatiques favorables à leur développement et à l’attaque des peuplements d’épicéas, déjà affaiblis par les sécheresses. » L’ennemi des scolytes est le froid. Un hiver affirmé aura raison de la survie des larves et entamera ainsi sérieusement la prolifération de ces insectes dans une forêt. « Les hivers doux et le manque de gel, comme l’hiver 2018-2019, conduisent à une recrudescence de ces ravageurs, qui bénéficient en outre d’un autre facteur amplificateur : les étés caniculaires et secs. » Les arbres, victimes de sécheresse ou de coup de chaleur, se fragilisent. Affaiblis, ils sont donc davantage exposés aux dégâts commis par le pullulement de scolytes.
« Si on regarde dans le rétroviseur, nous sortons de trois années à étés secs (2015, 2016 et 2017). En 2018, a eu lieu également une sécheresse exceptionnelle, en particulier sur un grand quart nord-est de la France. L’été 2019 a été de nouveau sec avec plusieurs records de chaleur battus. On est sur une série d’années qui ont mis la forêt à rude épreuve. » Ces coups répétés, associés à des hivers doux, comme celui de cette année, expliquent, sur certains territoires, l’affaiblissement et les mortalités exceptionnelles d’espèces telles que les épicéas, exposés à toujours plus de scolytes épargnés par l’hiver, mais également les pins sylvestres, les sapins ou les hêtres. Selon l’Onf, l’état de crise se justifie dès lors que le taux de mortalité dépasse le « bruit de fond » habituel. « Lors d’une année normale, la récolte d’épicéas en forêts publiques comprend toujours des produits dépérissants, de l’ordre de 15 %. En 2018, ils représentaient en volume 26 % de la récolte. Cette année, nous en sommes à 55 %. »
Changement climatique
La présence de ces coléoptères pose la question d’une surveillance continue (lire encadré), mais aussi de la faculté d’une exploitation rapide du bois touché sur un marché baissier. À titre d’exemple, l’Onf estime qu’un bois affecté par une sécheresse perd un tiers de sa valeur. Le bois ne pourra plus toujours être vendu pour le même usage. Un « bois d’oeuvre » habituellement destiné à la construction pourra être acheté pour des usages moins va
« Il faudra planter beaucoup plus, dans des conditions climatiques plus contraignantes. »
lorisants (panneaux bois, papier, bois-énergie…). Au lieu d’avoir, comme habituellement, deux tiers de bois d’oeuvre et un tiers de bois d’industrie (de moindre valeur), le rapport s’inverse. « La filière est saturée. Le cours du bois a baissé depuis l’automne 2018. Aux surproductions françaises s’ajoutent celles des autres pays européens qui connaissent des situations semblables. »
Selon l’Onf, ces dépérissements de grande ampleur, liés à des stress climatiques à répétition auxquels sont associées des attaques d’insectes ou autres pathogènes, sont des conséquences du dérèglement climatique. Pour adapter les forêts au changement climatique, les forestiers se préparent à mettre en oeuvre une large palette de solutions, en particulier : développer le mélange des espèces au sein d’une même parcelle, reconsidérer le choix des essences ou des provenances de graines, avec des espèces ou des provenances déjà acclimatées à des conditions plus chaudes. Ces changements d’espèces ou de provenances se traduisent nécessairement par le recours à des plantations au lieu de la « régénération naturelle » à partir des arbres en place. Les forestiers privés notamment se tournent vers le douglas.
Repenser l’équilibre forêt-gibier
Face à ces enjeux, la tâche des forestiers est immense. « Il faudra planter beaucoup plus, dans des conditions climatiques plus contraignantes. En 2015, on a eu des mortalités de plants importantes du fait des sécheresses. L’Onf a également pris le parti de ne plus avoir recours
aux produits phytopharmaceutiques, ce qui renchérit le coût des plantations. » Dans ce contexte difficile, tous les paramètres sont étudiés à la loupe. L’impact des cervidés en fait partie.
« Les surdensités de cervidés sont un handicap majeur pour renouveler la forêt. De l’ordre de 34 % des régénérations en forêt domaniale ne se déroulent pas de manière satisfaisante (incertaines ou compromises) du fait du déséquilibre forêt-gibier » précise Patrice Mengin-Lecreulx, qui rappelle que les coûts additionnels induits par ce déséquilibre, dont les protections contre le gibier, sont évalués à 12 à 13 millions d’euros par an en forêt domaniale.
La nécessité de diversifier les peuplements pour les adapter au changement climatique se heurte à la densité de cervidés, jugée trop éle
vée dans certains massifs par les forestiers. « Par exemple, dans certains peuplements où la régénération est diffuse, la pression sélective des cervidés sera bien souvent défavorable à l’essence objectif recherchée, notamment le chêne, au profit d’autres essences, le hêtre par exemple, qui peuvent être mises en difficulté avec le changement du climat. » L’équilibre forêt-gibier est un impératif pour renouveler la forêt, d’autant plus lorsqu’elle est fragilisée. « Là où il y a surdensité de cervidés, nos plans de gestion forestiers ne fonctionnent plus. » Dans ce contexte, l’Onf a mis en place, lors des dernières locations de la chasse en forêt domaniale, des contrats sylvo-cynégétiques qui lient les chasseurs et l’Onf. Le maintien ou la restauration de l’équilibre forêt-gibier devient l’objectif majeur de ces contrats et doit désormais primer. « La chasse doit être un des outils de la gestion forestière durable. »
Refaire le plein d’essences
Tout l’enjeu pour les forestiers est de procéder au remplacement des peuplements dépérissants, en particulier les épicéas, par d’autres essences capables de s’adapter à la spécificité des milieux et au changement climatique. Il sera également nécessaire de modifier la composition des forêts par anticipation et de réagir sans attendre à des dépérissements, à l’image des forestiers publics qui, au siècle dernier, remplaçaient le hêtre par du chêne dans les forêts domaniales de Normandie. Il est probable que le climat méditerranéen atteigne la Loire d’ici la fin du siècle et la question se pose donc de savoir quelles essences ou provenances il est nécessaire de mettre en place. L’Onf y travaille, avec son département recherche-développement et innovation, en collaboration avec la recherche et avec la forêt privée. « On en est au tout début. On est en train de passer d’un ancien monde à un nouveau monde. Le printemps prochain sera instructif. Que vont donner les deux épisodes de canicule et de sécheresse de l’été 2019 ? L’hiver préservera-t-il les larves de scolytes ? »