Trop de chevreuils ?
Des forestiers, et parfois certains chasseurs, estiment que nos territoires abritent trop de chevreuils. Il leur est alors reproché des dégâts forestiers, mais aussi de gêner le travail des chiens. Qu’en est-il réellement ? Combien compte-t-on de chevreuils en France ? Sont-ils trop nombreux ?
Il y a 40 ans : où croisait-on des chevreuils ?
Combien la France abritet-elle de chevreuils ? Question osée. Toutefois, quelques chiffresclés (de l’Onc puis de l’Oncfs, aujourd’hui Ofb) permettent de se faire une idée de la situation, tout du moins de son évolution (voir tableau page suivante). Surchassé, surbraconné, surprédaté par le loup, le lynx et les chiens de troupeau, longtemps le chevreuil fut rare dans la majorité des départements français, et parfois absent de régions entières.
Il y a deux cents ans, en France, pays alors largement agricole, la superficie boisée chuta pour atteindre 8,9 à 9,5 millions d’hectares, en 1830. Soit la moitié de la superficie boisée actuelle, 16,9 millions d’hectares. Non seulement la forêt était des plus limitées mais elle était très parcourue par les hommes et le bétail. Les choses évoluèrent lentement. Ce n’est que dans les années trente que la population citadine devint majoritaire en France, l’exode rural se poursuivra des décennies durant. L’environnement allait-il enfin devenir profitable au petit cervidé ? Grosso modo, jusqu’à la Libération, l’espèce ne subsistait que dans quelques vastes massifs forestiers et des propriétés privées particulièrement bien gardées et gérées. Le chevreuil survivait dans la pénombre.
Deux saisons après la mise en place du plan de chasse national obligatoire (apparu en 1979), l’espèce est absente d’un vaste pourtour méditerranéen, d’une grande partie de la chaîne pyrénéenne et du massif alpin, d’une partie du Massif central, d’une partie de l’Ouest, très discrète dans la majeure partie de la Bretagne, une partie de la Normandie, une partie du Centre et la Bourgogne. En fait, de rares points forts de l’espèce se situent dans quelques secteurs des Landes, des Pays de la Loire, du Centre, de Normandie, et dans les régions au nord d’une ligne reliant Le Havre à Mulhouse. La Picardie (Somme, Oise et Aisne) étant le fief du chevreuil en France (voir carte ci-contre). Le bulletin technique de l’Onc de mars 1981 estime que la capacité d’accueil du territoire français se situe entre 800 000 et 1 million de têtes, tandis que la population de l’espèce de l’époque est estimée à moitié moins. À partir des années 19801990, sous le triple effet du plan de chasse, des mesures de gestion et des repeuplements, la population de chevreuils se développe. De leur côté, les tableaux de chasse augmentent, connaissant une nette hausse au cours de la décennie 1990. Au cours des années 2010, « l’effectif de chevreuils au niveau national est de l’ordre de 1,5 million de têtes, soit une progression de 3,2 au cours des vingt dernières années », observent les services de l’Oncfs. Le principe étant que le nombre total de chevreuils prélevés corresponde à l’accroissement naturel des populations, soit 30 %.
Au fil du temps, les gestionnaires, chercheurs et scientifiques jugèrent que l’estimation de la population de chevreuils n’était plus une priorité, cette donnée se révélant trop imprécise, les fourchettes pouvant se compter en centaines de milliers d’animaux. À ce niveau de densité animale, une telle estimation s’avère dépourvue de sens.
Et chacun d’étudier dorénavant les notions d’évolution de la population de chevreuils à travers un faisceau d’indices : indice kilométrique d’abondance (Ika), indice de changements écologiques (Ice), mesure du poids des chevrillards, de la longueur de la patte arrière ou de la mandibule inférieure, comptage des corps jaunes ovariens, etc. Le principe retenu étant de se concentrer sur le suivi de l’évolution de l’espèce et sur le suivi de son interaction avec le milieu.
Des obstacles sur la route du chevreuil
La France abrite-t-elle trop de chevreuils ? « Trop ne veut rien dire, lâche Guy Bonnet, solide connaisseur de l’espèce, vice-président de l’Ancgg et administrateur de la Société de vènerie. Trop selon qui ? Des forestiers, des veneurs de chevreuil et des amateurs de chasse du sanglier aux chiens courants ? Trop en fonction de quels critères ? Les dégâts forestiers, la gêne occasionnée aux chiens d’ordre sur la piste de leur animal de chasse, ainsi qu’aux chiens courants sur la piste des sangliers ? Trop est très relatif… Bien que les prélèvements ne traduisent pas le niveau des populations, un regard sur la courbe des tableaux nationaux de chevreuils révèle une stabilisation. La nette phase ascendante des prélèvements semble stoppée. Il est vrai que l’espèce a fini par coloniser la totalité des départements métropolitains, la totalité des milieux : plaine, montagne, maquis. Mais s’il faut compter avec ces secteurs où l’espèce se développe, il convient d’avoir conscience que dans d’autres secteurs, nous assistons à une baisse voire à un effondrement des populations, dû pour partie à une autorégulation de l’espèce. Laquelle agit probablement au niveau des naissances et de la survie des faons et chevrillards. Notons encore l’effet de la prédation du loup principalement dans le massif alpin et de celle du lynx dans le massif jurassien. »
« À ces éléments agissant sur l’évolution du chevreuil en France, ajoutons le réchauffement climatique qui impacte la reproduction du petit cervidé. Ainsi que deux autres facteurs peut-être sousestimés : le développement du sanglier et l’arrivée du cerf sur certains secteurs, précise Maryline Pellerin, adjointe au chef d’unité Ongulés sauvages à l’Ofb. À propos de la colonisation des territoires opérée par le chevreuil, j’insiste sur le fait qu’elle ne s’est pas faite au même moment au fil des départements. Aussi la situation est-elle très variée d’une région à une autre. En revanche, on peut estimer que la colonisation est achevée. De même, nous observons une phase plateau des prélèvements qui traduit probablement une phase plateau des populations, au niveau national bien sûr. » Notons que depuis quelques années, les tableaux nationaux stagnent. Le record date de la saison 2015-2016 avec 661 982 animaux, contre 586462 pour 2018-2019, dernier chiffre diffusé. Le réseau Ongulés sauvages étant, hélas, en sommeil actuellement. « En fait, les canicules de 2003 et 2005 ont donné un coup d’arrêt au développement du chevreuil en France, précise Gérard Bédarida, président de l’Ancgg. D’autant plus que les chasseurs ont continué à mettre en place des plans de chasse similaires à ceux des saisons précédentes. Par ailleurs, il est acquis que le cerf concurrence le chevreuil en termes de compétition alimentaire. Il me semble que nous manquons de données concernant la cohabitation avec le sanglier. Enfin, la chevrette souffre particuliè
rement des fortes températures printanières et estivales, ce qui a des conséquence sur l’animal et sur son alimentation en pleine période de naissance et d’élevage. Toujours est-il que désormais la hausse annuelle du plan de chasse est de l’ordre de 1 % seulement. » Nous ne connaîtrons pas le nombre de chevreuils vivant en France, il faut s’y résoudre. Selon ses intérêts propres, chacun estimera le niveau de densité de l’espèce, et le considérera supportable ou non. Exemple de la relativité des choses : si pour le monde agricole en général, Capreolus n’est pas un problème, même dans le cas des chevreuils dits de plaine, certains viticulteurs et maraîchers penseront l’inverse.
À la question y a-t-il trop de chevreuils en France en 2020, l’on peut répondre par d’autres questions : sont-ce les densités actuelles qui sont anormalement hautes ou sont-ce les densités d’hier qui étaient anormalement basses ? Mais encore : le niveau « tolérable » de chevreuils doit-il dépendre du seul cours du bois et d’autres impératifs forestiers telle que la régénération naturelle de la forêt ? Mais jusqu’à quel point la forêt est-elle naturelle ? Comparaison n’est pas raison, toutefois il est intéressant d’observer