... LE BRUIT
J’ai dû être bibliothécaire dans une vie antérieure. Je me vois très bien, surgissant de derrière une pile de livres, chuinter « Chhhhhhht ! » aux lecteurs qui cligneraient des yeux trop fort. Comment expliquer sinon que je sois allergique au bruit ? Oh, je sais ce que vous allez me dire (pas trop fort, de grâce) : personne ne hoche la tête en souriant à cinq centimètres d’un marteau-piqueur en action, ou d’un bébé affamé. Bien sûr. Sauf que mes tympans à moi sont vraiment très susceptibles, et se recroquevillent comme des huîtres sous le jus de citron au moindre prétexte : amoureux qui mastique/ronfle/ grince des dents à côté de moi, enfants ou personnes âgées qui parlent comme s’ils étaient dans un hélicoptère, toussotements au cinéma, reniflements ou cliquetis d’ongles sur le clavier dans l’open space, raclements de gorge dans le métro, Maître Gims au supermarché, travaux de rénovation dans la rue ou… « Pourriez pas casser les murs avec des patins ? ! », ai-je un jour demandé aux voisins qui, pendant un an, trois mois, deux jours et cinq heures trente-sept ont transformé les six studios de l’étage juste au-dessus du mien en loft. Quand j’étais ado, j’écoutais les Spice Girls à en faire trembler les vitres du salon, et je poussais le volume de la télé à fond, juste pour le plaisir de chanter à tue-tête le générique de « Beverly Hills 90210 ». Et puis j’ai passé le bac. Que j’ai révisé dans des conditions sonores apocalyptiques : parents au bord du divorce, construction d’un parking sous les fenêtres de ma chambre, installation de l’ascenseur dans l’immeuble… Avez-vous déjà résolu des équations avec l’impression qu’AC/DC donnait un concert dans votre tête ? Moi, oui. Et c’est là que j’ai découvert les boules Quies. Christophe Colomb découvrant l’Amérique a sans doute été moins enthousiaste que moi la première fois que j’ai enfoncé ces deux petites boules roses enrobées de coton blanc dans mes oreilles. Oh, ce plaisir de regarder le monde en coupant le son. Oh, cette volupté de me mettre en mode avion n’importe quand, n’importe où, bercée seulement par les battements assourdis de mon coeur. Il y a des accros au café ou aux bonbons, moi je suis accro aux bouchons d’oreille : j’en ai en cire, en mousse et en silicone, j’en ai des spécial avion, des spécial nuit et des spécial concert. J’en ai de toutes les couleurs et de tous les pays, dans tous mes sacs, dans toutes les poches de tous mes jeans, il m’arrive même de sortir avec sans m’en rendre compte. Je finis par les retirer quand les gens bougent les lèvres de plus en plus vite en me regardant bizarrement.
Je nÕai pas toujours ŽtŽ une ayatollah du silence
Mais j’ai découvert récemment un plaisir qui surpasse peut-être la volupté du silence : le son de la brosse passée lentement dans les cheveux, ou celui de la mine de crayon sur du papier. Des bruits de très faible intensité qui déclenchent chez moi une sensation proche de l’orgasme, en version platonique. Ça s’appelle l’ASMR*, et il existe des milliers de vidéos sur YouTube. Il y a même des stars du genre, comme Fairy Char ASMR, la Rihanna du cliquetis d’ongles sur surfaces planes, que je suis capable de regarder en frissonnant d’extase pendant quinze bonnes minutes. La revanche de mes tympans a sonné.
Mes tympans se rebellent
*ASMR : Autonomous Sensory Meridian Response, que l’on pourrait traduire par « Réponse automatique des méridiens sensoriels ». Infos : asmr-fr.jimdo.com.