Cosmopolitan (France)

J’AI PRIS DIX BALLES LORS DES ATTENTATS DU 13-NOVEMBRE

Dix balles, c’est une estimation. Ma jambe est tellement déchiqueté­e que les médecins ne peuvent pas vraiment discerner les impacts.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE HÉNAFF. ILLUSTRATI­ON DELPHINE CAULY.

Ma jambe est tellement déchiqueté­e que les médecins ne peuvent pas vraiment discerner les impacts.

« C’est un vendredi 13, mais c’est surtout l’anniversai­re de mon amie d’enfance. Avec tous les copains grandis dans le quartier, on a rendez-vous à La Belle Équipe pour fêter ça. En 2015, j’ai 25 ans, un premier appartemen­t que j’adore, un boulot dans la restaurati­on, ma vie d’adulte est en cours de lancement et j’en profite pleinement. Ce soir-là, à 20 h 30, je reviens d’un squash – comme souvent –, je prends une douche et j’hésite à dîner chez moi avant de partir. Mais je ne veux pas arriver trop en retard, alors je claque la porte et je descends mes cinq étages à pied. Je ne réalise pas que c’est la dernière fois que je vois mon appart. J’arrive à la Belle Équipe, la plupart de mes amis sont déjà là, je dis bonjour à tout le monde, on discute un peu. Avant de sortir fumer en terrasse, je commande une bière et j’emporte mon verre. Je n’aurai pas le temps de le boire.

J’ai eu de la chance deux fois

La première fois car je me retourne quand la voiture arrive, alors que j’étais de dos. Je ne sais toujours pas pourquoi. Grâce à ce quart de tour, la rafale m’atteint sur le côté, épargnant les organes vitaux. Elle mitraille ce Perfecto que j’adorais, traverse ma pochette, explosant clés et carte bleue, ça ralentit un peu la balle. Un quart de tour qui me fait gagner un quart de seconde et me permet de plonger, loin, au hasard, et d’atterrir derrière un corps qui me protège. Une jeune femme, je vois qu’elle est déjà morte. Je me glisse dessous et m’abrite comme je peux. L’homme recharge l’arme, deuxième rafale, puis la voiture redémarre et plus rien. Certains ont vu deux tireurs, moi je n’en ai vu qu’un. D’après des témoins, la voiture était noire, pour d’autres bleue ou peut-être blanche. Moi, je ne sais pas. Je n’ai pas eu le temps de saisir les détails, de mémoriser un regard. Mon cerveau a jugé préférable d’effacer des images, je ne le force pas à les faire remonter. L’artère poplitée est touchée, je me vide de mon sang. Je me redresse un peu et j’ai de la chance une deuxième fois : un kiné qui habitait au-dessus du bar a le réflexe de me poser un garrot. Sans lui, je serais morte.

On attend les secours

À part un que je discerne plus loin en train de parler, je ne sais pas comment vont mes amis. J’ignore encore que l’un d’eux, resté à l’intérieur, a été abattu, et que la fille dont on fêtait l’anniversai­re est très sévèrement touchée. Les pompiers arrivent rapidement, ils ne sont que six pour une trentaine de blessés, les pauvres. On m’emporte aux urgences, puis au bloc opératoire où je m’évanouis enfin. Tous ceux qui nous ont aidés nous voient disparaîtr­e ainsi dans les ambulances, sans savoir ce qu’on va devenir. C’est dur pour eux. Le médecin qui a veillé sur moi ce jour-là m’a retrouvée plus tard par hasard, il m’a écrit. Longtemps je me suis demandé comment contacter celui qui m’avait sauvé la vie, et si même je devais essayer, toutes les questions sont floues. Je vais rester à l’hôpital HenriMondo­r jusqu’en janvier et enchaîner sur la rééducatio­n aux Invalides jusqu’au mois de novembre. Pendant ce temps, on déménage mon appartemen­t pour mettre mes affaires dans un box : il n’est pas adapté à mon nouveau handicap. Fin d’une étape. J’ai un an pour repenser entièremen­t ma vie. Dès les premiers jours en salle de réa, alors que les journalist­es en sont encore à harceler le chirurgien aux portes de la salle, je réfléchis, et je sais déjà que la restaurati­on, c’est fini. Je me demande ce que je vais faire. J’ai toujours aimé les animaux et les sciences naturelles. À un moment j’avais envie de devenir maître-chien dans la gendarmeri­e, mais c’est trop physique. Zoologue ? Trop de terrain. Je dois trouver un métier où je me sers de ma tête, je n’ai plus que ça.

Finalement, je vais passer un semestre de licence à l’hôpital, sous perf, à moitié shootée aux antidouleu­rs. Aujourd’hui je suis en master de biologie moléculair­e et cellulaire.

Dans le centre de rééducatio­n, forcément, on est entre amis

On arrive même à en rigoler « Non mais t’as entendu l’autre qui disait “C’est des pétards” entre les deux rafales ? Le con ! » Oui, oui, c’était une pote à nous. J’ai des coups de mou, mais j’apprends déjà à vivre avec. Le 13 novembre qui a suivi celui de l’attentat, en 2016, on est tous sortis en fauteuil roulant pour boire une bière en terrasse. Par défi. Quant à moi, ma première permission, au bout de six mois, je l’avais arrosée juste avant à la Belle Équipe.

L’amie dont c’était l’anniversai­re a eu plus de difficulté­s à se positionne­r, mais elle a décidé de continuer à le fêter. Avec les mêmes invités bien sûr, on ne change pas une bande de copains d’enfance. On fait l’effort de passer outre, on joue le « comme si de rien n’était » et avec les années, ça devient vrai. Pour moi, la date de l’attentat n’a aucune importance, elle ne signifie rien. Aux Invalides, l’ambiance avec les soignants est bonne aussi. Ils sont attachés à nous, attentifs, formidable­s. Il leur faut peu de temps pour nous connaître par coeur. Ils font sans doute un transfert : dans cet hôpital de guerre, nous ne sommes pas des militaires, nous sommes eux peut-être, un soir en terrasse. Tout comme les infirmière­s d’Henri-Mondor qui, pour obtenir un sourire, avaient exécuté une chorégraph­ie sur Beyoncé, ceux-ci sont prêts à tout pour nous relever. Après avoir vu le pire de l’homme, on a droit au meilleur, et ça, je le garde aussi

C’est d’ailleurs avec mon infirmière, devenue proche, que, deux ans plus tard, je vais escalader le Machu Picchu, un projet que je croyais enterré en même temps que ma jambe. Mais non : un coup de pied aux fesses, je prends les billets et j’en bave dans la grimpée, mais je suis exaucée. Elle, elle rêve du Rallye Aïcha des Gazelles ? Rien d’impossible : je cours La Parisienne, moitié à pied, moitié en fauteuil, mon histoire attire les sponsors, on a les moyens de s’inscrire, c’est le départ pour le Maroc, le désert et une victoire sur moi-même. Grâce aussi aux aides, au fonds d’indemnisat­ion, je réussis à me reconstrui­re. Je sais que certains le ressentent différemme­nt, mais je me trouve bien soutenue. C’est compliqué évidemment : dans la tonne de formulaire­s administra­tifs, la case « victime attentat » n’existe pas, et tout exige coups de fil et multiples explicatio­ns, mais ça m’a permis d’étudier et d’être relogée.

J’habite vers la rue des Martyrs

À défaut de devenir maître-chien, j’ai adopté un bâtard de labrador et de Stafford, un ancien chien battu plus cassé que moi. On ne se sépare jamais, on clopine ensemble dans le quartier. Au début les gens me parlaient avec délicatess­e, avec prudence, et puis les rapports se sont normalisés et les interrogat­ions se répètent. Non, je ne me demande pas pourquoi je n’ai pas dîné chez moi ce soir-là, oui, si j’étais arrivée un quart d’heure après, j’en réchappais comme un de nos amis, éternel retardatai­re, qui a débarqué pile à la fin du massacre. Inutile de ressasser, c’est fait, c’est fait, je préfère regarder devant et avancer pas à pas, ma béquille fermement plantée au sol. »

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