Cosmopolitan (France)

HISTOIRE VRAIE : J’AI ACCUEILLI UN DEMANDEUR D’ASILE À LA MAISON

Héberger un jeune Afghan chez soi pendant six semaines ? C’est possible, et avec l’aide d’une associatio­n, Isabelle a franchi le pas.

- PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE FAURE. ILLUSTRATI­ON DELPHINE CAULY.

Héberger un jeune Afghan chez soi pendant six semaines ? C’est possible, et avec l’aide d’une associatio­n, Isabelle a franchi le pas.

« Il n’y a pas eu un déclic, plutôt une accumulati­on de déclics : je suivais SOS Méditerran­ée sur Twitter, tous les jours on entendait parler de ces canots bondés, de ces gens qui meurent noyés ou errent de port en port sans que personne veuille les accueillir, on nous disait que le phénomène allait continuer à s’amplifier… Je me suis dit : si j’étais sur un de ces bateaux, j’aimerais bien que quelqu’un me tende la main. Il y a l’histoire familiale, aussi : ma mère est juive, ses parents ont dû se cacher pendant la guerre. Dès que Pétain a exigé des Juifs de France qu’ils se fassent recenser, ils sont passés en zone libre, et c’est une famille qui les a hébergés dans une ferme pendant quatre ans. Tout ça me travaille… Je sens que l’idée d’accueillir quelqu’un chez nous (à Montrouge, en banlieue parisienne) monte petit à petit. Je le dis à mon mec, Nicolas, qui est partant tout de suite. Il a deux enfants en garde alternée chez nous, Victor, 9 ans, et Emma, 13 ans, on leur en parle : ils trouvent que c’est une super idée – Victor surtout, Emma est un peu moins enthousias­te. Mais elle se fait au projet.

La préparatio­n

Je me lance dans une recherche des associatio­ns qui proposent ce genre de service. Je trouve un programme qui s’occupe de demandeurs d’asile de 18 à 25 ans : durant neuf mois, ils sont hébergés gratuiteme­nt chez des particulie­rs, à raison de six semaines par famille – ça permet aux jeunes de rencontrer plein de gens différents, de développer leurs réseaux, de multiplier les opportunit­és. Six semaines d’accueil, ça me paraît bien, ni trop court, ni trop long. J’envoie un mail à cette associatio­n, ça se concrétise. Les personnes du programme viennent chez nous pour faire connaissan­ce, répondre à nos questions, voir la maison. On leur montre que le demandeur d’asile aurait sa propre chambre, avec une salle de bains partagée. On donne les dates auxquelles on est disponible­s… Quelques mois passent, et le 15 août, ça y est : on nous prévient qu’on va pouvoir accueillir Khodadad, un Afghan de 20 ans. On nous demande quand on peut le recevoir, on se met d’accord sur le 3 septembre. On cherche Khodadad sur Facebook, il a l’air super, on se dit : ça va le faire.

L’arrivée

Le jour J, grande excitation à la maison : on prépare un apéro, et voilà Khodadad qui arrive avec son accompagna­nt… Il observe sans dire encore grand-chose, même s’il se débrouille déjà très bien en français. Il sent qu’Emma est réticente, à table elle ne lui adresse pas la parole, elle ne le regarde pas. Il tente de créer le contact, il lui demande ce qu’elle fait en classe… On en parle après, je lui dis que ce n’est pas grave, que ce n’est pas contre lui. Tout de suite, je vois à quel point il sent les gens et les situations. La vie commune commence : tout se passe bien, c’est très fluide. Khodadad est intelligen­t et discret, il trouve sa place rapidement. À ce moment-là, il n’a pas encore commencé les cours ni trouvé de boulot (comme son statut de demandeur d’asile l’y autorise), donc il passe beaucoup de temps à la maison. L’associatio­n nous avait dit : pas de relation d’argent, il fait ses lessives luimême, vous pouvez compartime­nter les étages dans le frigo – on était juste tenus d’offrir un repas en famille par semaine. On se retrouve naturellem­ent dans un mode de fonctionne­ment beaucoup plus ouvert : on mange ensemble, quand c’est lui qui prépare le riz, il met trois quarts d’heure et ça n’a pas du tout le même goût que le mien ! Il garde les enfants quand on n’est pas là, on le paie pour les heures de baby-sitting. Il n’y a jamais de tension. Avec Victor, le contact passe tout de suite, ils jouent aux cartes, au foot ensemble. Victor apprend tout sur les ethnies en Afghanista­n, les Chiites, les Sunnites, les Talibans, la guerre, il comprend tout.

Mais surtout on dirait vraiment deux frères ensemble, c’est très mignon. Avec Emma, ça prend un peu plus de temps. Un matin, elle descend de mauvaise humeur : elle en a marre, elle ne peut pas se préparer à cause de Khodadad dans la salle de bains, elle déteste les imprévus. Petit à petit, les choses s’améliorent. Tout son collège sait qu’un Afghan vit chez elle, finalement elle en est très fière. Elle a 20/20 à son exposé sur les crises migratoire­s, pour lequel elle interviewe Khodadad. Il nous raconte son histoire : ses parents se réfugient en Iran quand il a 2 ans. Plus tard, alors qu’il est adolescent, son père lui paye un passeur pour éviter le retour en Afghanista­n. Khodadad nous explique que le plus dur, c’est l’arrivée en Turquie, dans les camps de réfugiés. Apparemmen­t, il y a une hiérarchie informelle des nationalit­és : les Syriens sont tout en haut de l’échelle, les Afghans beaucoup moins, ils doivent attendre plus longtemps pour tout. Après, il traverse la Méditerran­ée en canot, il arrive en Grèce à Lesbos, poursuit jusqu’en Suède. Il se construit une vie là-bas : il travaille dans un EHPAD, il a un appartemen­t, une petite amie, il va au lycée – seconde, première. Sauf que la Suède muscle ses conditions d’accueil des réfugiés : il peut rester jusqu’à ses 18 ans, mais après il devra rentrer en Afghanista­n… Ce n’est pas du tout son projet, alors au milieu de la terminale, Khodadad quitte la Suède clandestin­ement, sans passeport. Il arrive en France. Il y a des choses dont il parle plus volontiers que d’autres – je ne veux pas le forcer. La séparation avec sa famille, comment a-t-il vécu ce départ sans retour possible ? Je remarque d’ailleurs qu’il perd régulièrem­ent ses papiers, son fric, ses clés, son téléphone, des choses qui le relient à une identité, une filiation, comme s’il n’avait plus d’ancrage…

Le départ

Le jour du départ, Khodadad joue au foot avec Victor, il attend la dernière minute pour faire sa valise. L’accompagna­nt vient le chercher, on se renseigne sur la famille d’après, on débriefe. J’explique au responsabl­e que l’objectif de Khodadad, c’est d’aller à la fac en passant une équivalenc­e, le DAEU, qui ouvre l’accès aux études universita­ires. Khodadad travaille bien, il est liant, ouvert sur le monde – je sais qu’il va s’en sortir. On les raccompagn­e à la voiture… On est tous hyper tristes. Victor pleure. Le soir, Khodadad nous envoie un message pour nous dire qu’on lui manque. Depuis, on s’appelle quasiment tous les jours. Nicolas s’est beaucoup investi aussi, il me demande l’air de rien : «T’as des nouvelles de Khodadad ? » Heureuseme­nt, on le revoit régulièrem­ent : samedi soir il vient garder les enfants, il passera la nuit à la maison pour être là au brunch du dimanche… En famille. »

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