Cosmopolitan (France)

En fait, elle n’est pas du tout appropriée, cette blague… Ç

Et je l’ai déjà bien commencée.

- PAR MATHILDE EFFOSSE

Ça n’arrive pas tous les jours, mais parfois, je raconte une blague. En général, c’est pendant un dîner, quand le vin fait vibrer les cordes vocales que je m’exclame : « J’ai une blague ! » devant mes amis ou ma famille. Là, c’est l’anecdote de Bernard sur les végétarien­s qui a déclenché l’interrupte­ur alcoolisé du « mode blague » : je plaque une main moite sur la table, ma mémoire hystérique lance la roue de la fortune… Et je commence : « Un Français, un Anglais et un Irlandais se font attraper par une bande de cannibales ! » Mes beaux-parents me sourient et me prient de continuer.

« Le chef leur propose de gagner leur libération en relevant une mission dans chacun des trois tipis devant eux. » Je marque un petit temps de pause pour me souvenir desdites missions. Première : boire une gourde de leur alcool le plus puissant ; deuxième : ôter la dent cariée d’un ours ; dernière… coucher avec la fille du chef. Et m…, c’est une blague salace ! Mes beaux-parents hochent la tête, sourires figés, l’air de dire « allez, on t’écoute. » Ma bellesoeur et sa fille de 5 ans veulent la fin, elles aussi. Mon mec, avec qui décidément, l’osmose c’est pas inné, me presse : « Allez, Mathilde ! »

Le clic salvateur de la démerde me remet en marche : je vais dire que la dernière mission est de séduire la fille du chef, tout simplement. Hop, c’est reparti : « … le Français rate à la première gorgée d’alcool, l’Anglais en boit une de plus. L’Irlandais, qui a tout bu, passe au deuxième tipi et… » Je m’interromps. La chute de la blague, elle est là : l’Irlandais reste dix minutes avec l’ours, et ça rugit, ça crie, jusqu’à ce qu’il en sorte ivre mort et beugle : « Et maintenant, elle est où la coquine avec la dent gâtée ? » « Alleeez, la suiiite ! », piaille mon mec. Note pour plus tard : checker si nos signes astro sont compatible­s.

Est-ce que ça la ficherait vraiment mal ? Est-ce que ma blague est assez drôle pour pardonner son quota cul ? Mon regard passe de ma belle-mère chic à mon beau-père strict, puis ricoche sur ma belle-soeur féministe et sa fille qui se mouche dans son doudou Nemo. Non, je peux pas ! « et ça… et ça rugit… » Je bégaye, faisant mine d’avoir oublié. Cette technique ne peut que me faire gagner du temps maintenant : au moment de décider de changer un mot, j’étais tellement sûre de moi que j’ai assuré : « Ah c’est bon, je m’en souviens. »

Allez, faut y aller. Après tout, ce n’est qu’une blague. Hein ?… Hein ?? « L’Irlandais sort enfin du tipi, les vêtements déchirés… » Les sourires s’étirent. « … et il s’écrie… » NON, je peux pas ! Tant pis, je tue ma blague. « Et il s’écrie : “J’ai pas réussi à draguer votre fille, chef.” » Les sourires restent incrustés sur les visages, on dirait que je les regarde en wifi et que ça bugge. Ils doivent se dire qu’elle est nulle, ma blague. Et bien sûr qu’elle est nulle maintenant ! J’endure encore quelques secondes du pire supplice du monde qu’est celui d’attendre les rires après avoir sorti un truc drôle, et ma belle-mère rompt le silence. « C’est marrant…, commence-t-elle, l’air songeur. Dans mes souvenirs, l’Irlandais se tape l’ours. » Du coup… je rigole ou pas ?

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