Cosmopolitan (France)

JE NE PENSAIS PAS FAIRE ÇA CHEZ MOI

Déjà, ça m’a fait bizarre de travailler à la maison. Mais ça ? Pire.

- PAR SOPHIE HÉNAFF

Déjà, ça m’a fait bizarre de travailler à la maison. Mais ça ? Pire.

Un dîner de chef étoilé

Face à la fermeture des restaurant­s, la population désemparée a dû prendre de grandes résolution­s pour ne pas finir asséchée par une infinie succession de steaks-hâchés-nouilles-saucisse-purée. Aussi s’est-elle majoritair­ement ruée sur les livres de Cyril Lignac et les conseils des Marmitons et consorts. Seuls quelques irréductib­les paresseux ont poursuivi le soutien au petit commerce en adoptant la vente à emporter. À la fois fainéante, classieuse et désireuse de fêter mon anniversai­re dignement, je me suis ainsi laissée tenter par un chef étoilé. Commande sur le Web, rendez-vous pour retirer, plats qui arrivent froids, sur le principe ça fonctionne comme McDo. En plus joli. Ainsi de mon beau sac en papier, je sors les élégantes boîtes en carton où sont dressés des entrées et des plats qui eux ne risquent pas d’atterrir en Happy Meal : betterave jaune-foie gras-carpe fumée, bouillon champignon­s-citronnell­egraines de courge, tuile au panais et raclette fumée… Tout est dément. Sauf que la tourte, là, il y a un mot ravissant dessus qui m’explique comment je dois la cuire. Hein ? La cuire ? Moi ? Vingt minutes ? À une étoile le cuistot, je me colle quinze minuteurs dans l’appartemen­t pour être sûre de

ne rien brûler. Puis, desserts avalés, je dresse le bilan. En termes de saveurs, on accède aux mêmes cieux qu’au restaurant. Pour un menu quasi à moitié prix. Normal, la moitié manquante, c’est la présentati­on : la boîte dressée, une fois transposée dans mon assiette, elle fait des petits pâtés, ma nappe blanche est plutôt cirée à grosses fleurs, les couverts en argent sont en bel inox désassorti et je vous jure que la fille qui fait la plonge ne chante pas en travaillan­t.

Une partie de pétanque

Si, j’ai des voisins. Et oui, j’ai un bon couloir qui représente des mètres carrés perdus toute l’année mais qui, en période de disette apéro, peut agréableme­nt se recycler en terrain de pétanque. Pour l’ambiance, je colle l’appli Calm à fond la caisse sur une méditation détente et grillons.

Il ne me manque plus qu’un platane. Alors mon jeu n’est pas en acier, mais en cuir lesté et, évidemment, ça ressemble autant à de la pétanque que le Pacific à du Ricard. Mais c’est mieux que rien.

Un entraîneme­nt de natation synchronis­ée

À la base, j’ai choisi ce sport car j’aimais l’eau et les amis. Donc forcément, seule sur ma moquette, j’ai trouvé ça moins marrant. La piscine ça porte, on évolue en apesanteur, on enchaîne les vrilles sans douleur, telle l’otarie sur sa vague, je m’amuse, plonge et replonge, multiplie les figures avec mes équipières, deux à gauche, trois à droite et zou galipette. Puis les piscines ferment et j’en prends pour trois mois d’entraîneme­nt dans mon appartemen­t et non, ce n’est pas dans ma baignoire, non, je ne me remplis pas une bassine par pied. En temps normal, mon équipe consacre 10 % du temps aux répétition­s à sec : façon de vérifier hors de l’eau la synchronis­ation du groupe. En visio, nos problèmes de synchro, c’est plutôt la box. Avec des vignettes de trois sur quatre, je ne vois pas les copines et me fie uniquement aux tops de notre coach. Fini les vrilles, notre entraîneme­nt devient un tiers cardio, un tiers assoupliss­ement/grand écart/alignement de jambes, puis un tiers répétition­s à sec. Résultat, quand on finit par replonger dans le grand bain, même nager on le fait moins vite : on a presque tout perdu, sauf le contact.

Une séance de kiné

Quand le premier confinemen­t m’est tombé sur le pied, il me restait une dizaine de séances de rééducatio­n orthopédiq­ue au programme. Au bout de quelques semaines sans, je finis par me demander si je ne vais pas taper dans le premier meuble venu pour calmer ma douleur, quand – miracle – mon kiné et Doctolib associés me proposent des séances en téléconsul­tation. Sur écran ? C’est pas à base de manipulati­ons, le kiné ? Où il est mon massage ?

Et mon prochain spa, c’est dans la douche peut-être ? Bon, comme je souffre, je ne fais pas d’histoires, j’accepte. Alors premier constat : en visio, la rééducatio­n est beaucoup moins fatigante qu’en vrai, vu que ce qui m’ennuie, ben je le fais pas. Deuxième constat : en présentiel, pas besoin de réfléchir, alors que là, tout m’embrouille. « Positionne­z le pied en flex. » Ah. Flex, c’est ça ou ça ? Je pousse à bâbord ou tribord ? Troisième constat : je ne suis pas équipée. « Roulez une balle dure sous la voûte plantaire. » La voûte, j’ai. Mais la balle dure… Ça se trouve pas si facilement dans un F2, une balle dure. Quatrième constat : j’aime pas trop la jauge. Car pour guider ses soins, mon kiné ne procède qu’à l’oreille : quand je crie, c’est que ça fait mal et on arrête. Un peu tard à mon avis.

Une course en peloton

Le vélo d’appartemen­t, tout le monde connaît : c’est le truc lourd et encombrant qui dort sous une bâche dans la cave. Le vélo en peloton, tout le monde connaît aussi : c’est la course en équipe à 2 000 calories le kilomètre sur le col du mont Ventoux par temps de crise cardiaque. Eh bien désormais, il existe le vélo d’appartemen­t de peloton. Oui. Et là, on le sort de sous la bâche, car il coûte ses

2 000 euros au bas mot, soit trois fois le prix de mon canapé, dont il a pris la place d’ailleurs, vu le volume. Grâce à l’écran connecté, on peut suivre un cours, avoir un entraîneur, rouler seul ou à cinq. Grâce au micro et à la vidéo, on se motive les uns les autres, on se défie, on suit notre parcours, les classement­s, c’est comme le vrai peloton avec moins d’accidents dans la chute et plus de surprises dans l’oeil du spectateur.

Une soirée belote sans personne

J’avais déjà tenté le Scrabble en jeu vidéo, mais c’était en duplicate, ce système crétin qui, sous prétexte de marquer le plus de points à chaque coup, n’anticipe rien et va

En visio, la kiné est moins fatigante qu’en vrai. Ce qui m’ennuie, je ne le fais pas.

gâcher une belle lettre blanche + un Z pour encaisser un lamentable 28, au lieu de garder ses trésors et poser 90 le coup d’après (les joueurs me comprendro­nt, les autres n’ont qu’à sauter des lignes). Bref, l’idée même de me mesurer à des robots me hérissait le chevalet jusqu’à ce que le Covid me prive de mes adversaire­s habituels. Plus de cartes non plus. Là, j’ai dû me résoudre aux applis de belote coinchée. On a essayé d’organiser des tables virtuelles entre amis inscrits, mais tordre quatre plannings pour se réunir sans la joie de se voir et de s’entendre rire, on n’y est pas parvenu une seule fois. Je me suis donc rabattue sur les robots. C’est mieux que rien bien sûr, mais 90 % du bonheur des cartes réside quand même dans le bluff et la vanne sur adversaire déconfit. Si on ne peut plus tranquille­ment se foutre de la tête des copains quand on leur colle une raclée, à quoi bon gagner ?

À cela s’ajoute le goût plus que discutable des créateurs d’applis qui, à une heure du matin, vous imposent des tablées d’avatars aux cheveux bleus, aux regards sournois et autres barbichett­es de Belzébuth, et me donnent l’impression de partager mon fauteuil avec une armée de psychopath­es. Psychopath­es infoutus de démarrer par l’atout en plus. Je comprends vraiment pas pourquoi je passe une heure par jour sur ce truc.

Une coupe de cheveux

Me teindre les cheveux toute seule, je l’avais déjà fait : à la bombe bleue, au tube rouge, au spray rose, pour des résultats plus ou moins réussis, voire tous ratés et carrément abominable­s. J’avais aussi tenté le retour au châtain, que j’imaginais parfaiteme­nt invisible jusqu’à entendre le ton discrèteme­nt sarcastiqu­e de ma coiffeuse lissant mes mèches : « Vous faites des teintures maison ? » Oui, pourquoi ? « Parce que les cheveux derrière la tête sont tous oubliés… » (m’en fous, je les vois pas). Me faire couper les cheveux à domicile, j’avais déjà fait aussi, avec un coiffeur indépendan­t et très chouette qui venait dans ma cuisine égaliser mon carré au milieu des casseroles. En revanche, me couper les cheveux moimême, ça, je ne l’avais jamais envisagé. Et puis soudain, dans le foisonneme­nt des tutos réservés aux discipline­s capillaire­s, m’est apparu le fameux truc de l’élastique : on brosse bien les cheveux secs, on rassemble en queuede-cheval, on met un élastique à la hauteur désirée, puis on coupe en dessous. Et hop. C’est pas régulier régulier, mais ça dépanne parfaiteme­nt entre deux séances chez une pro qui ouvre des yeux horrifiés un mois plus tard. Au final, toutes ces expérience­s auront tapé dur sur les joies de la vie en société, mais si j’ajoute la plantation de basilic sur ma fenêtre, mes savons auto-produits, mes recettes de pizza maison, j’ai fini par enchaîner les petites économies et augmenter les grandes autonomies. C’est mieux que rien.

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