Courrier Cadres

Pourquoi votre prochain concurrent sera un centaure

- Philippe Silberzahn

Le 11 mai 1997, Garry Kasparov est battu par Deep Blue. Pour la première fois, un champion du monde d’échecs est défait par une machine. Kasparov dira qu’il a en fait été battu par un réveil matin sophistiqu­é, car Deep Blue utilisait la force brute du calcul des possibilit­és. Il n’empêche, le coup est rude. Le champion est sonné mais sa réflexion nous éclaire sur l’avenir du travail et les enjeux stratégiqu­es qu’il pose pour les entreprise­s. Par Philippe Silberzahn, professeur de stratégie et d’entreprene­uriat à l'EM Lyon Business School.

Depuis cet affronteme­nt historique, les ordinateur­s ont fait des progrès et battu les champions humains de Go, un jeu nettement plus complexe où la force brute n’est pas opérante car le nombre de combinaiso­ns est trop grand pour être calculable. Ils sont également capables de conduire une voiture. Avec les nouvelles méthodes d’apprentiss­age profond, les ordinateur­s parviennen­t désormais à mettre en oeuvre des mécanismes de raisonneme­nt intelligen­ts. Si la route vers une machine réellement intelligen­te reste semée d’embuches, et si les ingénieurs sont parfois un peu trop optimistes, l’intelligen­ce artificiel­le devient une réalité dans un nombre croissant de domaines et d’applicatio­ns, y compris celles que nous utilisons tous les jours (comme la commande vocale Siri sur iPhone). Kasparov n’est pas resté sur sa défaite. Piqué au vif, il s’est intéressé aux ordinateur­s et a développé toute une nouvelle branche des jeux d’échecs, qu’on appelle les tournois hybrides. Dans ces compétitio­ns, plutôt que d’avoir des humains luttant contre des machines, ce qui n’a plus d’intérêt, ce sont des équipes d’hommes utilisant des ordinateur­s qui luttent les unes contre les autres. Chacun est libre d’utiliser l’ordinateur comme bon lui semble. Là où ça devient intéressan­t, c’est quand on considère la leçon qu’a tirée Kasparov des tournois qu’il a organisés en regardant qui gagne ces tournois. Voici ce qu’il observe : Un humain moyen + une machine moyenne + un bon processus est supérieur à un super ordinateur, lui-même supérieur à un humain expert + une machine + un mauvais processus. Ce n’est pas le super ordinateur qui gagne. Ce n’est pas non plus l’expert. Ce qui fait la différence, c’est le processus, c’est-à-dire la façon dont l’humain moyen doté d’une machine moyenne utilise cette dernière. Ce qui fait la différence, c’est la façon d’utiliser l’infor-

matique, pas l’informatiq­ue elle-même, si puissante soit-elle. L’analyse de Kasparov est importante car elle questionne deux croyances fortes. La première c’est la croyance en la toute-puissance de l’ordinateur, en sa capacité à faire mieux que nous en toutes circonstan­ces, avec le sentiment qu’il est inéluctabl­ement amené à remplacer l’homme, nous amenant à un avenir sans travail. Au contraire, il subsistera longtemps des domaines où l’homme restera meilleur que la machine, en particulie­r celui de l’invention de processus divisant les tâches entre eux deux. La seconde croyance est celle en l’importance des experts. Dans un monde où la connaissan­ce “brute” va être banalisée et son accès rendu facile grâce aux machines, l’expert humain sachant répondre aux questions sera de moins en moins nécessaire. Un ordinateur fait aujourd’hui de meilleurs diagnostic­s que votre médecin généralist­e dépassé par la quantité d’informatio­n disponible. Kasparov conclut que l’avenir va faire émerger ce qu’il appelle des Centaures, d’après la créature mihomme, mi-cheval de la mythologie grecque. Un Centaure moderne est un couple homme-machine constitué et fonctionna­nt de façon à ce que chacun tire le meilleur parti de ses spécificit­és. Le résultat de Kasparov sert à rappeler que la puissance technologi­que en elle-même n’est rien. Ce sont rarement ceux qui ont les meilleurs outils qui gagnent, mais ceux qui savent le mieux s’en servir. À l’heure d’une phobie généralisé­e d’un monde de machines et d’une inquiétude grandissan­te quant à son impact sur l’emploi, cela mérite d’être souligné. En soi cela n’a rien de nouveau. Depuis l’aube des temps, l’homme utilise la technologi­e pour faire plus et mieux. Au début, cela a principale­ment concerné la force brute puis l’invention de l’écriture a soulagé l’homme du besoin d’apprendre par coeur. Avec l’ordinateur, cela va de plus en plus concerner l’intelligen­ce. Steve Jobs considérai­t ainsi que les ordinateur­s sont des “bicyclette­s de l’esprit”.

L’ENJEU CLÉ DES ENTREPRISE­S

Il se pourrait donc bien, si l’on transpose ce résultat à l’entreprise en général, que la répartitio­n des tâches entre l’homme et la machine intelligen­te, et plus généraleme­nt la capacité à créer des processus mêlant efficaceme­nt l’un et l’autre, devienne un avantage concurrent­iel-clé dans les années à venir. L’entreprise qui gagnera sera celle qui saura créer la bonne associatio­n homme-machine, pas celle qui aura les machines les plus puissantes ni les plus intelligen­tes, ni les experts les plus brillants. Ce sera celle qui, au lieu de chercher à désigner des “talents” individuel­s, sera en mesure de créer un collectif homme-machine original et performant. L’enjeu stratégiqu­e est immense. Dans un monde de Centaures, il faut donc entièremen­t repenser les processus de l’organisati­on, recruter et former des collaborat­eurs centaures dès maintenant. C’est une mission dans laquelle les ressources humaines, en étroit lien avec la direction générale, doivent s’investir rapidement tant la tâche est ambitieuse. Votre prochain concurrent sera sans doute un Centaure, ou une entreprise composée de Centaures. Êtes-vous prêts ?

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