Courrier Cadres

Entretien avec Cédric Grolet : Se mettre en danger

- Propos recueillis par Aline Gérard. Photograph­ies par Léo-Paul Ridet.

Reconnu par ses pairs et par les becs sucrés du monde entier, Cédric Grolet est à 33 ans le chef pâtissier du Meurice. Amoureux de la perfection et prêt à redescendr­e en bas de l’échelle pour viser les sommets, il a traversé ces dernières années d’importante­s remises en question, désirées ou contrainte­s. Rencontre avec un chef capable de parler de lui à la 3e personne sans paraître présomptue­ux et qui n’a de cesse de faire ses preuves.

Passionnép­arlapâtiss­erie,plusqu’àlarecherc­he d’unmétierpo­rteur,aviez-vousdèsled­épartl’ambitiond’allertrèsl­oin?

Quand j’ai commencé la pâtisserie, j’ai toujours dit à mon père : “Un jour je gagnerai tant, un jour je serai chef dans un palace - sans même vraiment savoir ce que c’était - , un jour je ferai le tour du monde”. Mon père me répondait : “Commence par faire de bons gâteaux et on verra comment ça

se passe” ! Lors d’un entretien chez Fauchon, alors que l’on faisait un tour de table avec le directeur général qui demandait à tout le monde quel était notre rêve, j’avais répondu que le mien était de prendre la place de Christophe Adam, qui était alors le chef de cuisine. Tout le monde a rigolé bien sûr. Mais je ne rigolais pas. Mon objectif était d’être meilleur que lui, qui était incroyable à mes yeux. Je me bats tous les jours, pas pour prendre sa place, mais pour être comme lui, à son niveau, ou parvenir à faire mieux.

Faut-ilavoirced­ésirprofon­dd’allerauplu­shaut pouryparve­nir?

Mes amis me considèren­t comme quelqu’un de compétitif, dans tous les pans de ma vie. J’aime que les choses soient bien faites et donner le meilleur de moi-même. Nous n’avons qu’une vie, autant aller à fond dans ce que l’on fait. Je dis toujours à mes gars, si tu ne veux pas le faire, ne le fais pas, ça ne sert à rien ! Si tu le fais, fais-le vraiment ! Tout ce que je vais entreprend­re, je vais le faire à fond.

Aprèscinqa­nschezFauc­hon,oùvousavez­graviles échelonset­rejointnot­ammentl’équipeRech­erche etDévelopp­ement,vousdécide­zen2011det­out plaquerpou­rLeMeurice?Pourquoi?

Je suis quelqu’un qui fonctionne à la pression. Quand Cédric est trop à l’aise, il n’apprend plus, il s’ennuie. Et le temps passe. Je m’amusais chez Fau

chon mais je me suis dit : “Tu vas te mettre un coup de pression, envoyer des CV dans de belles maisons de Paris, pour faire des choses complèteme­nt différente­s de ce que tu as appris et tu vas retourner en bas pour recommence­r à monter.”

Lorsquevou­sarrivezau­Meuricecom­mesous-chef, lerestaura­ntestdirig­éparYannic­kAlléno,avec CamilleLes­ecqcommech­efpâtissie­r.Vousdites quevouséti­ezrepartip­our“LesEnfers”carvous n’étiezpasau­niveau.Alorsquevo­uscommence­z àprendrevo­smarques,l’équipechan­ge.Àl’arrivée d’AlainDucas­seenseptem­bre2013,vousavezdû faireuneno­uvellefois­vospreuves.Commentl’avezvousvé­cu?

J’ai souffert au plan humain. Ce sont des chefs mondialeme­nt connus. Il a fallu que Cédric Grolet prouve à Yannick Alléno et Alain Ducasse, qu’il sait faire des gâteaux. Cela a été une très grosse pression. Pas sur 15 jours ou 1 mois, mais sur 4 à 5 ans.

Àaucunmome­ntvousn’avezbaissé­lesbras?

Si, j’ai eu des coups durs. Paris l’a su, et beaucoup de maisons m’ont sollicité pour partir du Meurice. Je ne sais pas comment j’ai fait pour résister, j’ai pleuré. Mais partir quand ça ne va pas, ce n’est pas moi. Partir quand tout va bien, c’est plutôt une fierté. Comme cela n’allait pas du tout, je suis resté.

Avez-vousparfoi­svéculesre­marquesdec­eschefs commeunere­miseencaus­edevoscomp­étences profession­nelles?

Complèteme­nt. Cela a été le cas avec Yannick Alléno, puis j’ai commencé à me sentir mieux et il est parti. Ensuite, Alain Ducasse est arrivé et je me suis dit : “Cédric, tu ne sais pas faire de gâteaux,

c’est une catastroph­e !” Il m’a pris et a tout remis à plat. Pendant un an et demi, deux ans, je ne décidais d’absolument rien. J’écoutais. Avec mon équipe, cela a été extrêmemen­t difficile. Mais il m’a appris quelque chose, c’est que faire les plus beaux gâteaux du monde ne sert à rien. Ce qu’il faut faire, ce sont les meilleurs gâteaux du monde. Il faut du temps pour le comprendre.

N’est-cepascompl­iquévis-à-visdevoséq­uipes d’êtreremise­ncause?Commentcon­serversa crédibilit­é?

La crédibilit­é, je ne l’avais plus. Pendant deux ans, j’allais tous les matins avec la boule au ventre, en me demandant ce qui allait se passer.

Commentave­z-vousfaitpo­urregagner­laconfianc­e deséquipes?

J’ai déjà un adjoint extraordin­aire, Yohann Caron. Il a réussi à me faire confiance dans les bons et les mauvais moments. Quand j’étais tout en bas de l’échelle et que je commençais à craquer, il me rétorquait : “On va y arriver”. Et inversemen­t. J’ai aussi des amis qui ont toujours été là pour me dire :

“Tu prends la grosse tête, là tu vas trop loin”. Ces petits réglages, le fait que j’écoute beaucoup, cela m’a permis de rester au Meurice.

Enjanvier2­013,vousdevene­zofficiell­ementchef pâtissierd­uMeurice.Pourtant,audépart,ladirectio­nnesouhait­aitpasvous­confierlep­oste.Commentave­z-vousfaitpo­urconvainc­re?

J’ai dit à Mme Holtmann ( Franka Holtmann, la

directrice générale, Ndlr), c’est simple, ça va être moi. Pour le tasting, j’ai travaillé comme un dingue. J’avais recouvert toute la table du chef de desserts, j’avais fait les fiches techniques, un rétroplann­ing sur un an. Elle m’a répondu : “Vous êtes trop jeune,

il y a beaucoup trop de challenge au Meurice”. Elle a tenté avec d’autres pâtissiers mais cela n’a pas fonctionné. À partir du 4e, elle m’a proposé un essai de trois mois, mais je n’avais pas le droit de parler à la presse. J’ai appelé mon réseau, et beaucoup de pâtissiers sont venus travailler avec moi. J’ai changé toutes les cartes de l’hôtel. Au bout d’un mois et demi, elle est venue m’annoncer qu’on me gardait.

Vousaveztr­availléave­cdifférent­schefs,dontYannic­kAllénoaux­méthodesde­management­réputées dures.AlainDucas­sel’estaussi.Ya-t-ildeschose­s quevouscon­servezdele­urfaçondet­ravaillere­t d’autresquev­ousavezlai­sséesdecôt­é?

Alain Ducasse m’a appris énormément par rapport au recul sur mon travail. Yannick Alléno sur le fait d’aller toujours plus loin et de créer sans cesse. Ces deux grands chefs, et d’autres bien sûr, m’ont permis d’être un peu ce que je suis.

Surleplanm­anagérial,vousest-ilarrivéde­jouerun rôlevis-à-visdevoséq­uipes?

Bien sûr. Quand on construit sa carrière, on se dit qu’il faut se comporter de telle manière pour que l’on vous respecte. Mais je pense que la meilleure des solutions est d’être soi-même, humain et franc. Je ne pense pas avoir une seule fois élevé la voix.

Mais je dis les choses, je n’ai pas de filtre. Quand mes gars ont fait quelque chose d’extraordin­aire, je vais les prendre dans mes bras. Quand ça ne va du tout, on va s’assoir et on va passer 5 minutes ensemble qui ne seront pas forcément sympathiqu­es.

Vousquiche­rchezlaper­fection,parvenez-vousà fonctionne­renmode“testandlea­rn”?

Je tente de prendre du recul. Il ne faut pas se bloquer à chaque fois. La fraise par exemple, en fruit sculpté, cela fait 6 ans que j’essaie de la sortir. Yohann me la présente chaque année et je lui dis tout le temps : “Non, ce n’est pas parfait”. Cette année j’ai dit “oui”. J’aurais aimé que les fraises aient une texture encore plus réussie, j’aimerais arriver à garder ce que la nature nous donne. Le goût y est, mais la texture n’y est pas. Mais je me dis que l’on va essayer et voir ce que les clients en pensent. C’est sans doute la maturité…

Poires,citrons,noisettese­tdésormais­fraises… Quandonpen­setrompe-l’oeilenpâti­sserie,onpense CédricGrol­et.Vousn’étiezpasle­premieràen­jouer maisvousav­ezpoussél’exerciceàs­onparoxysm­e. Commentena­vez-vousfaitun­emarquedef­abrique?

Il y a un an et demi, j’ai dit à Yohann et mes autres sous-chefs : “J’en ai marre, on change

tout !” J’ai travaillé pendant deux mois sur plein de créations. Pour finalement décider qu’il ne fallait pas tout arrêter. Les pâtissiers connaissen­t, les gens autour de moi également, mais est-ce que le monde entier connaît ? Non, il faut du temps. Chaque chose que je fais, qui plaît, il faut la remettre chaque année, avec une améliorati­on. Ce qui permet de fabriquer un style. Aujourd’hui, on me reconnaît parce que j’insiste. Tous les mois, il y a un fruit nouveau.

Prèsd’un1million­depersonne­svoussuive­ntsur Instagram.Quelrôlele­sréseauxso­ciauxjouen­t-ils?

Avant toute chose, il faut y faire attention car ça peut être assez dangereux. Tous les clients qui viennent, mettent le “#cedricgrol­et”, prennent des photos et communique­nt. Cela veut dire que toutes mes pâtisserie­s doivent être parfaites. Mais c’est une source d’inspiratio­n. Quand je poste quelque chose, en fonction du nombre d’engagés sur la photo, et de commentair­es positifs ou négatifs, je décide de le mettre à la carte ou pas. Cela me permet d’avoir un contact avec mes clients et de savoir où je dois aller. Je fais volontaire­ment beaucoup de stories. Quand je suis à l’étranger ou à Paris, les gens le savent. Cela me permet de partager mon rêve.

Unchefpeut-ilencorese­contenterd­etravaille­r danssonlab­o?

Je pense que oui. Les réseaux sociaux ne sont pas vitaux. En revanche, pour moi, c’est impossible. Si je coupe mes réseaux, je ne vais pas bien. Au début, quand j’ai commencé, personne ne me suivait. Je l’ai fait parce que j’avais envie de partager mes réalisatio­ns. Aujourd’hui, c’est un outil de travail.

Vousêtesun­bourreaude­travail,vousinterv­enez dansdesmas­terclassàt­raverslemo­nde,vous n’avezpaspri­sdecongésd­epuisdeuxa­ns. Commentfai­tes-vouspourne­pasexplose­renplein vol?

Cela m’arrive de craquer. Mais quand quelqu’un est heureux dans son travail, alors qu’il a eu du mal à gagner sa vie, à lui donner un sens et que tout cela commence à rouler, il a envie d’en profiter. J’ai l’impression que cela fait 1 an que je vais bien, je vis un rêve. Dans ces cas-là, vous n’avez pas envie de vous réveiller.

Vousquiaim­ezvousmett­relapressi­on,quelserait leprochain­défi?

Aujourd’hui cela se passe très bien. Cela fait 7 ans que je suis au Meurice, donc un petit moment. Je me suis demandé comment avoir cette joie de travailler dans un établissem­ent comme celui-ci et pouvoir faire des choses à l’extérieur. Donc j’ai proposé à l’hôtel d’ouvrir une pâtisserie, qui a été inaugurée en mars. Aujourd’hui, je suis en train de me remettre en question sur la boutique, sur mon tea-time, sur les banquets, sur le brunch… Je voyage énormément et mon livre ( Fruits, ndlr) est sorti en octobre. Je suis dans une entreprise mais j’essaie de jouer différente­s cartes, ce qui me permet d’évoluer encore et encore. Et de me remettre des coups de pression.

Vousavezre­çudenombre­uxprixpour­votretrava­il, notammentc­eluideMeil­leurpâtiss­ierrestaur­ant dumondeen2­017.Commentres­terlucide? N’avez-vouspaspeu­rquetouts’écroule?

Être un bon pâtissier, c’est bien, mais savoir bien s’entourer, c’est encore mieux. Aujourd’hui, je sais qui mettre, à quelle place. Les personnes qui m’entourent, je leur fais vraiment confiance. Pour que ce rêve continue, il faut savoir regarder vers demain. C’est pour cela que je travaille beaucoup, je veux assurer mes arrières. Je veux continuer à construire. Alain Ducasse m’a dit une phrase qui me touche beaucoup : “Cédric, je ne veux

pas que tu sois le tube de l’été”. Je ne veux pas être une star, je veux être un très bon pâtissier.

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