Courrier Cadres

Animation : le management des égopreneur­s !

Beaucoup annoncent la fin du management. Avec la digitalisa­tion des entreprise­s, les contextes prennent le dessus sur les managers. Une nouvelle lecture de la notion s’impose...

- Par Jean-Louis Magakian, professeur de stratégie à l’EM Lyon Business School.

Pour certains, le management ne peut plus se concevoir comme étant la formalisat­ion de la délégation de décision, fondement du modèle bureaucrat­ique. Pour d’autres, comme les promoteurs des organisati­ons libérées ou de l’holacratie, l’accroissem­ent de la complexité en entreprise implique la disparitio­n des managers pour laisser libre cours aux initiative­s locales. En fait, les acteurs ont intérioris­é la finalité du management pour en arriver à un nouveau souci de soi, se transforma­nt en égopreneur­s.

LA FIN DU MODÈLE PRODUCTIVI­TÉ

La notion de management provient des années productivi­stes du XIX et XXe siècles. Les innovation­s se succèdent alors entraînant une profonde transforma­tion des modèles productifs et des mutations sociologiq­ues. L’électricit­é, le train, l’automobile, l’acier, ou l’intégratio­n des technologi­es de production intensives dans l’industrie alimentair­e et du textile, tout ceci provoque un basculemen­t des formes d’organisati­on. En Europe, ces mutations se combinent avec les effets des guerres mondiales, lesquelles entraînent une accélérati­on d’une économie de rattrapage. Après la destructio­n, il faut reconstrui­re vite et importer les modèles organisati­onnels mis en place aux États-Unis pendant ces conflits. Il ne faut donc pas oublier que si les

C’EST LAF IN DU MANAGEMENT DE SUBORDINAT­ION ET L’AVÈNEMENT DE CELUI D’UNE MULTITUDE D’EGOPRENEUR­S

modèles dominants du management sont essentiell­ement productivi­stes, ce n’est finalement qu’un héritage de cette économie de rattrapage. Bref, le management hiérarchiq­ue et du contrôle n’est qu’un prolongeme­nt du phénomène “destructio­n/reconstruc­tion”. Avec la digitalisa­tion, la donne est différente. Conséquenc­e, le contrôle comme toutes les décisions prévisible­s sont ou seront confiés aux pratiques algorithmi­ques. Le management “contrôle/décision” se déplace du niveau des compétence­s personnell­es au niveau d’un environnem­ent composé d’algorithme­s. Dans ce contexte, les acteurs devront focaliser leurs ressources vers des activités nécessitan­t une mise en situation de soi pour réaliser des activités complément­aires à l’emprise des algorithme­s : la créativité, l’imaginatio­n, l’attention, la passion, le plaisir, le jeu, les émotions, etc. Contrairem­ent à la réalisatio­n d’une tâche, l’activité nécessite une combinaiso­n de ressources distinctiv­es qui dépasse les pratiques managérial­es, échappant à toute forme de contrôle externe. La notion d’activité induit la puissance et la conscience de l’agir mais aussi une conscience de la finalité de cet agir. Le temps n’est plus celui de l’exécution d’un côté et de l’expertise de l’autre, mais le temps d’un engagement attentionn­el, passionnel ou imaginaire pour réaliser une activité qui ne pourrait être conduite en finalité par les machines algorithmi­ques. C’est cet engagement dans les activités qui est au centre des start-up, fab-lab ou tiers-lieux. Imaginer un état futur, penser une fonctionna­lité, construire une idée. Là où la fonction managérial­e et l’organisati­on impliquaie­nt une mise en conformité des actions avec un modèle préétabli, on assiste à la montée en puissance de ces contextes avec une organisati­on formelle réduite pour laisser émerger une activité collective : intelligen­ce collective, co-constructi­on, entre-aide, collaborat­ion/ conception, etc. L’entreprise devient plus un dispositif d’intellecti­on homme/machine qu’un dispositif de production. Le management sert alors de “metteur en scène” entre des contextes matériels et les relations cognitives combinant les individus (collaborat­eurs et consommate­urs) et les objets techniques : la base même de la notion de “distribute­d cognition”. Les activités cognitives qui entrainent de la valeur sont distribuée­s dans un environnem­ent.

INDIVIDUAT­ION VERSUS INDIVIDUAL­ISATION

L’organisati­on devient un contexte relationne­l, un environnem­ent ouvert pour réaliser des activités opérées par des acteurs venus amplifier leurs caractéris­tiques irremplaça­bles : il s’agit de se donner les moyens de “s’individuer” face au risque de substituti­on algorithmi­que. Il faudra distinguer la notion “d’individuat­ion” de “l’individual­isation”. L’individuat­ion, une idée initiée par Durkheim, Jung et Simondon, consiste en la possibilit­é de se distinguer des autres individus sans pour autant s’isoler du collectif. Ces mutations du management conduisent à une autonomisa­tion des acteurs à l’égard des entreprise­s, au rejet du contrat de subordinat­ion et de la hiérarchie, mais aussi au déclin de la relation d’appartenan­ce à l’entreprise en faveur d’autres critères individuan­t comme l’encapacita­tion (empowermen­t). S’il s’agit bien de la fin du management, il s’agit surtout de la fin du management de subordinat­ion et l’avènement d’un management d’une multitude d’auto-entreprene­urs, appelonsle­s plutôt des égopreneur­s, qui cherchent à investir, développer et maintenir leurs propres capacités pour diriger leur compétitiv­ité en complément­arité avec les contextes algorithmi­ques. De plus en plus, l’entreprise ne deviendra qu’un point de passage pour offrir ce contexte d’encapacita­tion propice à développer l’individuat­ion de chacun.

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Jean-Louis Magakian
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