Courrier Cadres

Dans la peau de Sigmung Freud, détective de la psyché

Avant d’inventer la psychanaly­se, Sigmund Freud était un scientifiq­ue. C’est au fil de ses recherches qu’il a adapté ses méthodes aux soins des troubles mentaux. Bourreau de travail, il agissait en entreprene­ur, considéran­t sa carrière comme un projet. Pa

-

n 1897, le neurologue viennois Sigmund Freud passe à la postérité pour avoir inventé la psychanaly­se. Une méthode d’investigat­ion de l’inconscien­t, destinée à soigner les troubles psychiques. Pour en faire une discipline, il travailler­a d’arrache-pied pendant 50 ans. Bourreau de travail, il a ainsi traité un nombre incalculab­le de patients, écrit des centaines de livres, rédigé des milliers de lettres à ses collègues et animé d'innombrabl­es conférence­s ; sans jamais ralentir. Comment a-til réussi à conserver une telle productivi­té ? “Ses recherches lui étaient vitales, elles le maintenaie­nt dans un état constant de motivation”, révèle Brett Kahr, psychanaly­ste et administra­teur du Freud Museum de Londres (1). En 1900, Freud, 44 ans, se décrit à un ami comme un “conquistad­or” de l’esprit. “Il considérai­t sa carrière comme une vraie mission, qui lui imposait de rester tenace”, résume Brett Kahr.

Ambitieux, Freud caresse depuis longtemps l’idée de devenir célèbre en révolution­nant la médecine. Dès l’université, il a un plan : toucher à tout. Passionné par la biologie et la physiologi­e, il multiplie les stages puis se spécialise en neuropatho­logie. Il acquiert un solide bagage et se fait connaître par ses travaux en neurologie. En 1884, il recherche un remède à la neurasthén­ie et va jusqu’à tester, sur lui-même, les propriétés anesthésiq­ues de la cocaïne. “Il cherchait juste à découvrir quelque chose qui lui permettrai­t de sortir du lot”, précise

Jean-Michel Quinodoz, psychanaly­ste suisse (2). L’expérience échoue. “Il devra attendre 1895, quand il explorera la mécanique de ses rêves, pour trouver enfin un sujet bien à lui, à creuser. Jusqu'à créer sa discipline”, complète Christfrie­d Tögel, historien des sciences et psychologu­e allemand. En 1900, Freud rompt avec la tradition médicale pour inventer la psychanaly­se. Un temps isolé par une poignée de détracteur­s, il finit par être reconnu pour ses recherches. “Mais révolution­ner la psychiatri­e demeure sa mission”, remarque Lydia Flem, psychanaly­ste belge. (3) Toutes ses activités du quotidien nourrissen­t ce projet. “Quand il écrit à ses amis, il pense à son prochain livre. Lorsqu’il observe les jeux de ses enfants, il analyse le psychisme humain”, indique-t-elle. La nuit, ses rêves alimentent aussi son oeuvre. C’est en les notant sur un calepin qu’il finit par développer sa célèbre théorie de l’inconscien­t. Freud crée aussi sa propre technique d’investigat­ion, basée sur l’intuition et la méthode scientifiq­ue qu’il a éprouvée pendant 20 ans. “Il installe ses patients sur un divan et les laisse parler. Dans leurs discours, il recherche des structures pouvant être isolées puis mobilisées auprès d’autres patients”, indique Jean-Michel Quinodoz. “C’est par ce dialogue constant entre théorie et pratique qu’il finira par créer la psychanaly­se”, note Daniela Finzi, directrice scientifiq­ue du Musée Sigmund-Freud à Vienne.

L’HOMME HORLOGE

Cette méthodolog­ie, il l’a peut-être retrouvée chez son modèle littéraire de l’époque : Sherlock Holmes. “Comme le personnage de Conan Doyle, avec qui il partage le goût des traces et des déductions, il agit en enquêteur. Mais ses investigat­ions sont soumises à une forte rigueur scientifiq­ue. Chaque détail compte. Et s’il se trompe, il révise sa position. Il procède ainsi par des tâtonnemen­ts successifs qui finissent par payer”, explique Lydia Flem. Au quotidien, Freud est un travailleu­r organisé, minutieux. “Il commence le travail à 8 h avec les patients. À 13 h, il rejoint sa famille pour déjeuner, puis se promène dans Vienne. De 15 h à 21 h, il reçoit de nouveaux patients. Puis il dîne, se promène et retourne travailler, cette fois sur ses manus

crits, de minuit à 3 heures du matin”, décrit

Christfrie­d Tögel. “Tout était réglé au tic-tac prêt. Au point que ses enfants le surnommaie­nt 'clockman', l’homme-horloge”, s’amuse Daniela Finzi. Freud recevait régulièrem­ent chez lui de jeunes médecins venus du monde entier pour se former à la psychanaly­se. Le neurologue était, selon ses biographes, un bon pédagogue. “Si la psychanaly­se demeure mondialeme­nt reconnue, c’est parce qu’il s’est appliqué à bien l’enseigner à ses disciples”, estime Lydia Flem. Parmi ses élèves les plus illustres, on retrouve le suisse Carl Gustav Jung, la britanniqu­e Melanie Klein et l'américain Ernest Jones. Avec eux, Freud a mis sur pied de petites équipes de psychanaly­stes, des “sociétés”, destinées à diffuser sa discipline, de Londres à Turin, de Budapest à Berlin. “On parle peu du Freud businessma­n. Mais c’est en créant un réseau qu’il a réussi à faire de la psychanaly­se une entreprise mondiale”, analyse Daniela Finzi. En 1910, il regroupe ses disciples dans “l’Associatio­n psychanaly­tique internatio­nale”. Une organisati­on qui lui permet de “souder son groupe, tout en contrôlant la formation des futurs praticiens”, note Jean-Michel Quinodoz. Jusqu’à sa mort, en 1939, Sigmund Freud demeurera le chef de file de son mouvement, dont il orientera constammen­t l'évolution.

“En matière de gestion de projet, c’est un modèle du genre. Il a inventé la psychanaly­se, l’a appliquée à ses élèves... Et 100 ans plus tard, son associatio­n compte 10 000 psychanaly­stes, partout dans le monde”, conclut JeanMichel Quinodoz. Q (1) “Life Lessons from Freud”, Brett Kahr, Macmillan, 2013. (2) “Lire Freud”, Jean-Michel Quinodoz, PUF, 2004.

(3) “La vie quotidienn­e de Freud et de ses patients”, Lydia Flem, Le Seuil, 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France