Cuisine et Vins de France - Hors-Série
KEFRAYA la paix du vin
Au Liban, dans la plaine de la Bekaa entourée de guerres, le château Kefraya produit depuis près de quarante ans des vins de tolérance et de réconciliation.
Ç a commence dans l’avion, déjà les langues se mêlent, l’arabe, l’anglais et le français, deuxième langue officielle depuis la création du Liban par la France en 1920 dans la foulée du démantèlement de l’Empire ottoman. Beyrouth annonce son trilinguisme, son goût du compromis éclairé, son confessionnalisme qui fait cohabiter au coeur de ses institutions, chrétiens, sunnites, chiites, druzes… dix-huit communautés inscrites dans la Constitution. Le paysage glisse par le hublot, révèle l’enchevêtrement des immeubles dressés sur la colline qui précède la chaîne du Mont Liban ; les quartiers déshérités aux maisons basses, vestiges de la guerre ; des mécaniciens de fortune, des oiseleurs, des marchands de fruits… laissent l’impression d’un désordre consenti, d’un chaos palpitant à l’instinct de vie obstiné. À peine au sol, il faut affronter le passage en douane où chaque page du passeport est épluchée lentement pour s’assurer notamment que n’y figure pas le tampon de l’État hébreu, voisin immédiat et menaçant, l’imprudent détenteur de la fatale oblitération serait aussitôt refoulé. Il faut ensuite se faufiler dans la circulation sonore de la capitale libanaise, charmant mélange d’impatience klaxonnée et d’indiscipline admise, pour
emprunter la route de Damas qui serpente entre les villages où les affrontements furent violents lors de la Guerre de la Montagne. Certains des Chrétiens de la communauté menacée, pendant la guerre civile de 1975 à 1990, vinrent s’installer à Paris. Leurs enfants firent des études et, parmi eux, beaucoup revinrent sur la terre qui les vit naître.
VENDANGES EN TEMPS DE GUERRE
C’est le cas d’Édouard Kosremelli, directeur général du Château Kefraya et d’Émile Majdanali, son directeur commercial, qui précise : « Rentrer chez soi est une obsession. Je suis revenu à 16 ans et vit avec ce double attachement à la France, sa langue, et au Liban. Même si nous vivons sur un volcan fumant, car la guerre est partout autour de nous. Ceci posé, Beyrouth est calme et en paix. Il y a beau temps que nous allons travailler sans arrière-pensée anxiogène. » Nous atteignons 1 600 m d’altitude au col Dahar El Baïdr, premier point de contrôle de l’armée libanaise. De là-haut, la vue est saisissante. La plaine de la Bekaa, 500 m plus bas est immense, elle couvre près du tiers de la surface du pays, c’est le grenier du Liban. De l’autre côté, vers l’est, les derniers sommets masquent la Syrie. Tout au long du plateau fertile les villages mixtes – chrétiens et musulmans – reçoivent les réfugiés syriens dans des campements de toile, précaires, écrasés de soleil tragique, Édouard commente : « Nous les accueillons, nos cultures sont proches, certains, depuis leur arrivée, travaillent sur le domaine. » Après cette traversée où la souffrance se mêle à la fraternité, le Château Kefraya installe la paix de la civilisation du vin. Un dernier point de contrôle en chicane, la frontière syrienne n’est plus qu’à 19 km, certaines parcelles à 6 km seulement, et le chemin s’engage sous les arbres. Au bout, le sourire mélancolique de Sabine de Bustros, dernière d’une fratrie de quatre enfants. C’est la première fois qu’elle revient ici depuis la mort de son père en août 2016. Michel de Bustros était le fondateur, l’âme de Kefraya, son démiurge. Le grand propriétaire terrien fut séduit en 1946 par la beauté de ce retrait des hauteurs établi sur un tell, une colline artificielle érigée par les Romains pour observer, déjà, les mouvements des cohortes sur les chemins poudrés de la plaine. Sur des coteaux en terrasses, il planta. En 1951, on vit verdir les collines. Pendant les vingt-huit années suivantes, il vendit ses raisins dont la qualité était reconnue dans tout le pays. La guerre est là depuis 1975 quand il décide de faire son propre vin, en 1979, sous les bombardements. En 1987, l’amitié le conduit à l’association avec la famille Fattal, chrétiens syriaques de Damas, à la tête d’un groupe puissant, notamment de produits de luxe, et les Joumblatt, des druzes, musulmans hétérodoxes, en pointe dans le conflit par l’intermédiaire de Walid Joumblatt qui est aujourd’hui le président de Kefraya.
VARIÉTÉ DES CÉPAGES
Outre la vision typiquement libanaise du compromis tolérant dans ce triptyque associatif qu’il initia, Michel de Bustros, dans un pays sans législation viticole, s’imposa des règles inspirées des AOC françaises. Il développa très tôt, sur les 300 ha du domaine, une agriculture proche du bio, facilitée par l’absence quasi complète de maladies cryptogamiques, à l’exception de l’oïdium. Au long des chemins perchés, on découvre l’étonnante variété pédologique qui fait de Kefraya, une Bourgogne ou une Alsace de l’Orient, tant les terroirs forment un habit d’arlequin géologique, né de la grande cassure africaine sur le versant oriental tectonisé du Mont Liban : marnes jaunes, miocène
lacustre, calcaire jurassique, calcaires dolomitisés, sables blancs grisâtres, série de calcaires fracturés où l’on a découvert des tombes hypogées du IIIe siècle av. J.-C. Sous l’impulsion de Michel de Bustros et de l’oenologue maison, Fabrice Guiberteau, un aventurier débarqué trois jours après les derniers bombardements d’Israël au cours du dernier conflit de 2006, on creusa des fosses pédologiques qui attestent de la plongée des racines dans les profondeurs de la polymorphie des terroirs. Les vignes plantées à 4 000 pieds/ha donnent des rendements n’excédant pas 35 hl/ha sur un bassin hydrique généreux grâce aux chutes de neige de l’hiver de la Bekaa. On note de fortes amplitudes en été, où le thermomètre peut descendre à 10 °C durant la nuit et monter à plus de 30 °C au plein du jour, favorisant, selon Rani Azzi, chef de culture, « l’activation des antocyanes porteuses de couleur et de fraîcheur ». L’extrême diversité des sols conduit à un encépagement varié où le cabernet-sauvignon voisine avec la syrah, le carménère, le marselan, le cinsaut, le carignan, le chardonnay, le viognier et le muscat à petits grains. Depuis peu, on réimplante des cépages autochtones, obeidy, merwah, mekasi, venus du centre ampélographique de Vassal près de Sète. Les gestes agricoles sont légers, griffages de surface à la charrue arabe, piochage manuel sous le rang. La récolte manuelle est assurée par une équipe de 200 vendangeurs, les raisins et les jus désormais traités en ambiance inertée. Les micro-cuvées en vinification intégrale en barriques constituent, aux côtés des cuvées d’assemblage, des pistes d’écriture de l’avenir des vins de ce domaine historique dont la devise adoptée par son fondateur, Sempra ultra, trace la destinée, toujours plus haut : l’éclat vivant des jus de 2016 de grenache, cinsaut, carménère, syrah ou cabernet emporte l’adhésion. Le consultant français Éric Boissenot appuie depuis trois ans la démarche.
LE VIN DE L’ESPOIR
L’on déguste les vins au restaurant oenotouristique de Kefraya ; chez Liza, à Beyrouth, dans une délicieuse maison libanaise admirablement restaurée, en plein quartier chrétien d’Achrafieh ; sur l’incroyable terrasse de L’Iris, au septième étage du quotidien An Nahar, où la jeunesse libanaise dit tout les soirs son appétit et sa joie de vivre… Les vins du Château Kefraya s’allient à merveille à la cuisine libanaise, sur le mezze chatoyant, mais sur un versant plus cosmopolite avec une égale pertinence notamment pour le Comte de M en rouge 2012, prince aux accents profonds et méditerranéens, ou la Comtesse de M blanc 2013, à l’élégante fraîcheur. Ces vins rendent hommage au monde ancien où les Phéniciens faisaient ici le vin et l’histoire, celle que prolongea le courage de Michel de Bustros dont le 1988, né sous les bombes, déploie encore sa musique discrète aux accents subtils de figues et de tabac blond. Avec ces vins, le Liban, sans faiblir, fait oeuvre de douceur, d’élégance, de tolérance et de réconciliation : on voit à nouveau musulmans modérés et chrétiens partager le vin de l’espoir dans le ciel étoilé des nuits de Beyrouth.