Cuisine et Vins de France - Hors-Série

LES GRANDS LIQUOREUX de France

Injustemen­t délaissés, ils sont pourtant au sommet du goût, de l’esthétique et de la culture française. Il faut redécouvri­r d’urgence les grands vins liquoreux. PAR JEAN-LUC BARDE

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C’est à un renoncemen­t auquel on assiste, celui d’un objet de civilisati­on universell­e ! Les grands vins liquoreux de France sont délaissés par le pays qui les a inventés. Comme l’Hexagone a renoncé à l’influence de sa langue, lors des rencontres européenne­s – où le français est pourtant langue officielle des traités –, mais aussi dans son quotidien où l’anglais prend ses aises dans les conversati­ons familiales de Bordeaux à Dijon, en passant par Nice ( Very Nice) ou Reims.

De quel amour blessée (éd. Gallimard), livre d’Alain Borer, constate le déclin du la langue française dans le monde. De quelle dérélictio­n les liquoreux sont-ils victimes ? La question se pose. Une piste est indirectem­ent suggérée par Marc Fumaroli dans son ouvrage, Quand l’Europe parlait

français (éd. Livre de Poche) : au siècle des Lumières qui commence en 1713 et s’achève en 1814, la France était aimée. À travers l’Europe, on correspond­ait, on séduisait, on échangeait en français. Merveille de délicatess­e et de beauté, le commerce amoureux, le commerce tout court, la politique et la conversati­on de la république des lettres se soutenaien­t d’un verre de sauternes, le Château d’Yquem était considéré par Louis XIV comme le roi des vins. Las, Napoléon passa par là, avec son cortège de conflits. Et, peu à peu, l’on se détourna de la culture et de la langue françaises, et des vins liquoreux qui les accompagna­ient. Un siècle et demi plus tard, poussé par le business d’après-guerre – les affaires, devrait-on dire en français –, Bordeaux vendait en 1963 plus de vin rouge que de blanc. Année charnière qui constatait que la dilection des Américains pour les crus classés du Médoc prévaudrai­t désormais. Alors ces liquoreux honteuseme­nt oubliés où sont-ils ? Ces haïkus sublimes, ces petits poèmes en prose, ces légendes de nos siècles… qui offrent, jeunes, le tracé vif, rapide et sans hésitation d’un Picasso, s’ornent, en mûrissant, de la précision du trait de Dürer et défient le temps, de la profondeur lumineuse et sombre du Rembrandt de la Ronde de Nuit. Ces grands vins de conversati­on, qui les fait et sur quelles collines, dans quelles vallées ? Ils sont d’un monde, celui de France, où des artistes poursuiven­t le sentier lumineux de la création de grands objets de culture. Faisons un tour, ils n’ont pas besoin de se cacher, si peu les regardent, les voient. Évoquant La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, ils sont sous nos yeux, mais au rebours de la correspond­ance d’Anne d’Autriche et de George Villiers, duc de Buckingham, personne ne les cherche... Eh bien ! les voici.

JURA

Il faut gravir les marches d’un escalier de grenier qui mène sous les toits d’une ferme vigneronne du Jura, en fin d’automne quand glissent les nuages venus du nord. Dans la pénombre, on déambule entre des colonnes mouvantes et dorées de chapelles éphémères, tressées de raisins suspendus retenus par un fil. Poulsard, savagnin, chardonnay parfois jusqu’à cinq mois (et au moins six semaines), se déshydrate­nt, « passerille­nt », reposent aussi sur la paille, concentren­t les sucres naturels, sont égrappés et lentement pressés. Ce sont les vins de la patience, les vins de paille qui donnent dans le creux de l’hiver 20 l de jus pour 100 kg de raisins séchés, 300 g de sucre résiduel par litre. La fermentati­on est naturelle et lente, on atteint 14° à 18,5°, ils vieillisse­nt en fût de chêne durant trois ans. Stéphane Tissot fait des merveilles de concentrat­ion douce et précise, à laquelle la culture en biodynamie n’est sans doute pas étrangère, tant les fruits y sont exaltés et portent le confit de l’écorce d’orange au sublime.

BOURGOGNE

De ces coteaux jardins du Jura, le regard embrasse l’immense plaine de l’Ain qui mène jusqu’à la Bourgogne, où la production de vins comportant des sucres résiduels est anecdotiqu­e. Pourtant la famille Thévenet propose, au domaine de La Bongran, en mâconnais, un chardonnay de la communauté des liquoreux, une originale rareté.

ALSACE

À l’est, il faut pousser plus loin et sauter les Vosges pour remonter l’étroite bande du vignoble alsacien. Du Grand Ballon de Guebwiller- point culminant de l’Alsace -aux portes de Strasbourg, le long du Rhin, s’il est une terre où le génie des liquoreux s’exprime, c’est bien celle aux 51 crus qui s’illustrent sur des coteaux au chatoiemen­t géologique exceptionn­el. On y élabore des vendanges tardives (VT) et des sélections de grains nobles (SGN), ceux-ci obtenus par tries successive­s des baies, plus riches en sucres concentrés. Seuls les pinot-gris, muscat, riesling et gewurztram­iner ont droit à ces appellatio­ns, et ne voient le jour que les années propices à la formation de la pourriture noble, cet oxymore de la nature qui fait d’une dégénéresc­ence une élévation des sens. Au sud, sur les pentes de vertige du rangen, à Thann, aux affleureme­nts volcano sédimentai­re, Zind-Humbrecht signe un SGN superbe avec son Clos Saint-Urbain aux sensations étagées, longues presque infinies, spécialeme­nt épicé dans ses versions où le temps a passé. Il faut aussi s’arrêter chez Albert Boxler, voir le mur presque vertical de son terroir de Niedermors­chwihr. Les pieds dans ses granits, il réalise sur le Sommerberg un pinot-gris SGN, précis, juste, équilibré, aérien. Un peu plus loin vers le nord, au domaine Weinbach, à Keisersber­g, la famille Faller crée sur les sols bruns caillouteu­x, un furstentum sublime avec un gewurztram­iner, elle y ajoute l’inoubliabl­e riesling Quintessen­ce de grains nobles. Puis voici Riquewihr, des toits enchevêtré­s autour de l’église, une ruelle qui monte et, sur la gauche, la maison Hugel, l’une des plus anciennes d’Alsace, la haute tradition culturelle des liquoreux et notamment des SGN de « gewurzt », une anthologie de saveurs profondes et rayonnante­s. Le domaine Marcel Deiss à Bergheim, sur le climat de l’Altenberg, des sols marneux et calcaires, balayé par les vents de foehn, propose une écriture épurée, élégante de la version VT. À Epfig, André Ostertag conçoit des liquoreux sur le Fronholz, des sables, des quartz, de l’argile profonde. Le gewurztram­iner traduit chez lui les nuances du terroir avec une infinie subtilité, on est là dans une calligraph­ie à main levée et, pourtant, d’une extrême précision. Enfin, au nord, dans la cité médiévale d’Andlau, Antoine Kreidenwei­ss sculpte un pinot-gris, sur le Moenchberg et ses sols sablo-limoneux du quaternair­e, un geste d’épure minérale.

LOIRE

Un autre fleuve, ruban bleu, ondule entre les saules argentés, les bancs de sable et quelques douces collines, la Loire. Dans le sens du courant, la Touraine ouvre aux grands liquoreux avec ceux de Montlouis-sur-Loire, sur la rive gauche. Les perruches (argiles à silex) donnent au cépage chenin une expressive pureté. Les Lys, de François Chidaine, en sont le paragon ciselé. L’homme, prince de la finesse depuis 25 ans, agit avec respect dans ces vignes certifiées en biodynamie. En face, sur la rive gauche sont les grands vouvrays, ils naissent sur des sols argilosili­ceux posés sur un socle crayeux du turonien, c’est le fameux tuffeau. Les cuvées Réserve et Goutte d’or du Clos Naudin donnent une idée du talent de Philippe Foreau à créer de grands moelleux, de complexe tension, de profondeur lumineuse. Le domaine Huet, quant à lui, fait partie de l’histoire de Vouvray, ce domaine fut porté au sommet par Noël Pinguet, chantre de la biodynamie rationnell­e, la maison délivre toujours des cuvées d’une pénétrante précision dentelée avec le Mont, vouvray moelleux, à l’énergie et l’éternelle fraîcheur, ou le Mont première trie, éloge d’intensité du botrytis. Vincent Carême, jeune vigneron, un pied dans la Loire, un autre en Afrique du Sud, produit un vouvray première trie à l’éloquente liqueur, fine et délicate, aérienne. L’aval lointain déploie l’anjou des coteaux-du-layon, bonnezeaux et quarts-de-chaume, des vins liquoreux de passerilla­ge et de pourriture noble. La petite rivière du Layon affluent de la rive gauche de la Loire, coule entre des coteaux de schistes de sols bruns sombre que l’observatio­n paysanne a nommé Anjou noir. Les quarts-de-chaume sont sur la commune de Rochefort-sur-Loire, dans un large méandre du Layon qui favorise la formation de brouillard et engendre la pourriture noble. Ils constituen­t par décret un grand-cru, situé sur des sols de schistes briovérien­s et de poudingues du carbonifèr­e. Patrick Baudouin est l’un des défenseurs méritants de ces liquoreux de la vallée du Layon, de chenin superbe, dont le destin s’agrège au coupable oubli dont pâtissent nos grands liquoreux. Baudouin propose un quarts-de-chaume Les Zersilles, d’une ampleur et d’un touché qui font honneur au génie du

botrytis. Le château Pierre Bise et son vigneron, Claude Papin, élaborent un quarts-de-chaume-grand-cru, riche et long, de lumière transparen­te et fluide. Catherine et Philippe Delesvaux passerille­nt le chenin avec art, précision et, selon le millésime, créent un SGN : Anthologie. Jo Pithon et Joseph Paillé poursuiven­t le sillon doré des grands liquoreux qui firent la réputation de Jo. Ce savoir donne de grands liquoreux, profonds, nuancés, délicats, subtilemen­t écrits.

SUD-OUEST

Deux rivières et une chaîne de montagnes font naître parmi les plus beaux et méconnus liquoreux de France : le Tarn, la Dordogne et les Pyrénées. À Gaillac, sur les coteaux qui dominent le Tarn, grâce à la curiosité active de Robert Plageoles et de son fils Bernard, l’ondenc, cépage autochtone, surprend le palais par ces fragrances multiples, longues, pénétrante­s, qu’offre le Vin d’Autan, du nom d’Éole lorsqu’il assèche les baies, favorise passerilla­ge et botrytis, et donne cet immense liquoreux d’élégance. Les Pyrénées abritent le jurançon, le regard se pose sur d’audacieuse­s terrasses en cirque au-dessus de Pau. Jean-Marc Grussaute, au domaine Camin Larredya, atteint fatalement des cimes avec son petit-manseng de la cuvée Au Capcéu, une autre manière de démontrer, avec ce raisin, la nécessaire et vitale beauté de nos liquoreux. Yvonne Hegoburu au domaine de Souch, figure de la haute tradition, accomplit la merveille de la cuvée Marie Kattalin. Au Nord, à la frontière du Gers et des Hautes-Pyrénées, il faut partir à la rencontre des trop rares pacherenc-du-vic-bilh et goûter Vendémiair­e, d’Alain Brumont au château Bouscassé. Entre Garonne et Dordogne, sur des coteaux secrets, Catherine et Jean-Marie Le Bihan créent La Lionne et le Désert, fleuron du domaine Mouthes-Le Bihan en côtes-de-duras, sémillon et muscadelle y chantent le miel. Encore un saut de collines et voici Monbazilla­c qui domine de son superbe château la plaine de Bergerac. La muscadelle s’épanouit dans les flacons dorés de Tirecul La Gravière, également dans ceux de l’Ancienne Cure.

SAUTERNES ET BARSAC

En descendant la Garonne, on arrive au terme du voyage, pour s’établir sur la rive gauche, juste après Langon. Sur les croupes les plus élevées se tiennent les sauternes, un peu plus bas sont les barsacs aux sols pourpres. Sauvignon, sémillon et muscadelle se partagent les mythiques rangs sublimés par la présence du ruisseau Ciron qui fait naître le champignon créateur, botrytis cinera, friand de l’eau que contiennen­t les baies pour n’y laisser que le sucre concentré. Nous sommes là sur les terres des sublimes liquoreux, dont l’incroyable Château d’Yquem, la « lumière bue » de Frédéric Dard. Aux côtés de ce roi se tiennent de grands princes : le Château Coutet, à Barsac, et son illustre Cuvée Madame ; le Château de Fargues, dirigé par Alexandre de Lur Saluces, pour une cuvée magnifique ; il y a aussi Château Gilette surnommé l’antiquaire du sauternes et ses cuvées anciennes qui disent l’exceptionn­elle longévité de ces liquoreux ; Château Climens, où Bérénice Lurton fit le choix courageux de la biodynamie ; bien d’autres châteaux, Guiraud et son étonnante biodiversi­té, Suduiraut du groupe Axamillési­mes, Lafaurie-Peyraguey en plein renouveau, Clos Haut-Peyraguey dans le giron de Bernard Magrez, Doisy-Daene, Doisy-Védrines, La Tour Blanche. Tous, de haute lignée, défendent la culture et la civilisati­on qu’un pays abandonne quand il devrait en être si fier, les boire et les partager tous les jours.

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 ??  ?? 1. Jean Thévenet sur son domaine de La Bongran. 2. Le vignoble d’alsace-grand-cru Furstentum. 3. Paysage du vignoble à Souzay-Champigny, près de Saumur dans le val de Loire. 4. Le château de Monbazilla­c et son vignoble.
1. Jean Thévenet sur son domaine de La Bongran. 2. Le vignoble d’alsace-grand-cru Furstentum. 3. Paysage du vignoble à Souzay-Champigny, près de Saumur dans le val de Loire. 4. Le château de Monbazilla­c et son vignoble.
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1. Le château Rabaud-Promis, premier grand cru classé de Sauternes. 2. Vendanges tardives en fin d’automne au château Lafaurie-Peyraguey. 2

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