Cuisine et Vins de France

BORDEAUX la reconquête

LA VILLE DE BORDEAUX A FAIT PEAU NEUVE, S’EST DOTÉE D’UNE RADIEUSE CITÉ DU VIN, RAYONNE DANS LE MONDE AVEC SES GRANDS CRUS. MAIS OÙ EN EST L’IMMENSE MAJORITÉ DES VINS, CEUX QUE L’ON BOIT ?

- PAR KARINE VALENTIN, PHOTOGRAPH­IES DE JEAN-LUC BARDE

Dans le vignoble de pessac-léognan, ce n’est pas la musique que l’on fête le 21 juin, mais la fleur, celle qui, cent jours plus tard, donnera ce raisin dont on fera le grand ou le petit vin de Bordeaux. Des petits, ce jour-là, il n’y en avait guère… À la Fête de la fleur, malgré quelque 1 500 invités réunis par la Commanderi­e du Bontemps et la famille Bonnie au château Malartic-Lagravière, on est entre soi. Le décor superbe, le repas signé Alleno, les vins griffés Malartic, Margaux et Yquem, l’organisati­on parfaite, l’ambiance du tonnerre sont à l’image d’un système qui fonctionne à la perfection à Bordeaux. Ce système s’articule autour de la place, pas celle des Quinquonce­s ni de la Bourse, deux monuments bordelais, mais celle du négoce né à la fin de l’Ancien Régime quand les marchands étrangers venaient d’Europe du Nord, Angleterre, Danemark, Pays-Bas… Sur cette place-là, les différents acteurs s’entendent depuis des lustres pour vendre les grands bordeaux. Et, quoi qu’il arrive, ça marche, depuis l’invention géniale que fut le classement de 1855, malgré les crises, les mauvais millésimes et les prix des grands crus qui ne cessent de gonfler : négociant et propriétai­re roulent dans le même carrosse mené par le courtier modérateur de l’affaire. Si le marché américain vacille, les négociants filent en Chine et vice versa. Telle une vague, le marché roule d’un continent à l’autre et se stabilise plus ou moins grâce à… la place.

LE PLAISIR À MOINS DE 20 EUROS

À une cinquantai­ne de kilomètres du château Malartic-Lagravière, la fête n’est pas à la fleur mais à la nature tout entière chez deux vigneronne­s sans grade, sans titre de noblesse, parties de rien pour faire autre chose et surtout des quilles gourmandes, de celles qui restent en France et donnent à boire aux vraies gens. Deux parmi tant d’autres à produire des bordeaux roturiers, petits crus sans gloire qui survivent dans le sillage des grandes propriétés : Laurence Alias et Pascale Choime (page suivante, entre les jambes du cheval de trait breton qui les accompagne dans les labours) travaillen­t en biodynamie une poignée d’hectares au coeur des grands châteaux du Haut-Médoc. Dans cette population de 6 300 vignerons du Bordelais, tous ne sont pas nantis et doivent bosser dur pour produire le jus d’octobre de Brassens, le vin populaire, celui pour la soif. Las de ramasser les miettes d’une notoriété presque outrancièr­e et de survivre dans la queue d’un marché qui finit par user la demande, voilà qu’ils se rebiffent… Rien de violent dans cette révolution de velours. Les vignerons mettent juste plus de douceur dans des rouges juteux, fringants et naturels ; entre 2014 et 2016, les bordeaux bio sont passés de 35 % à 55 % de la production. Leur consommati­on rapide permet d’attendre le lent vieillisse­ment des classés construit sur l’histoire. La révolution de ces artisans, comme aime à les nommer Stéphane Derenoncou­rt, l’un des acteurs du renouveau, sera de construire le nouvel ordre bordelais où les 88 appellatio­ns et 704 millions de bouteilles produites pourront vivre et non seulement survivre. Le retour en grâce du petit bordeaux est un juste retour des choses. Au début du XXe siècle, alors que les réseaux de distributi­on d’eau potable à domicile sont rares, seul le vin était buvable, puis il a quitté l’univers populaire pour devenir un produit d’élite, de culture, cher, boosté par un marché mondial sous la coupe d’un critique américain. Juste retour des choses : un nouvel amateur éduqué qui s’est lassé du bordeaux inaccessib­le réclame à nouveau à boire, bio et bon… Les vignerons sont dans les starting-blocks, certains ont pris de l’avance, anticipant le nouvel attrait d’amateurs plus nombreux que l’on ne pense : 21 bouteilles de bordeaux sont vendues chaque seconde dans le monde. Le plaisir à moins de 20 euros, une misère au regard des prix des grands flacons, existe bien à Bordeaux. Depuis que Robert Parker a quitté le ring, le marché des petits bordeaux respire pour écrire une nouvelle série que l’on pourrait appeler tout simplement : Bordeaux, le retour.

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