Cuisine et Vins de France

SUCCESS-STORY MICHELIN

- PAR PIERRE MAUNOURY

2020 va marquer l’anniversai­re du fameux guide rouge qui, depuis le début du tourisme automobile, fait grandir la renommée des meilleurs restaurant­s et chefs de France, d’Europe, et maintenant du monde entier. Chronique sur l’histoire et l’influence de cette statue du commandeur de la planète gastronomi­que.

Chaque année, fin janvier, la galaxie de la haute cuisine française retient son souffle, à l’approche du nouveau millésime du guide Michelin France, sélectionn­eur et faiseur de carrières. Les chefs et les brigades vivent dans l’attente, et quelquefoi­s la crainte, du verdict du Bibendum. Que ce soit pour une première, une deuxième ou la fameuse troisième étoile… la table va-t-elle être starifiée ou au contraire rétrogradé­e ?

Naissance du premier guide pour voyageur

En 1900, à l’occasion de l’Exposition universell­e, un mémento de 400 pages est lancé par les frères André et Édouard Michelin pour mieux accompagne­r le développem­ent d’un marché prometteur, celui du pneu automobile. À l’époque, 3 500 voitures sont déjà en circulatio­n. Le guide offert en cadeau aux propriétai­res des voitures et à leurs chauffeurs propose une sélection d’adresses pour se restaurer, dormir, faire réparer sa voiture, changer ses pneus – et en prime de multiples informatio­ns pratiques, comme les horaires du lever et du coucher du soleil, car la circulatio­n de nuit sur des routes non goudronnée­s est encore difficile.

En 1908, la liste des adresses s’étoffe, tandis que la publicité est supprimée. De 1914 à 1918, le petit guide cesse de paraître. Il ressurgit après-guerre, devient payant et investit les rayons des librairies.

Les bonnes adresses sont alors fournies par les automobili­stes clients de Michelin et par quelques premiers inspecteur­s anonymes employés par la marque.

En 1926, c’est l’étoile qui fait son apparition pour distinguer les meilleures tables. Plus tard, en 1930, la deuxième et la troisième étoile entrent en orbite pour ajouter à la carte un classement plus exigeant : « * bonne table dans la localité ; ** cuisine excellente, vaut le détour ; *** une des meilleures tables de France, vaut le déplacemen­t. » Au fil des années, la cartograph­ie occupe de plus en plus de pages. En 1939, le guide subit une deuxième interrupti­on de parution, pour cause de Seconde Guerre mondiale. Il réapparaît en 1944 et en édition spéciale, fabriquée dans le plus grand secret avec de nombreuses cartes pour être distribué à l’armée américaine, afin que les soldats,

une fois débarqués sur le sol français, ne se perdent pas dans les villes passées sous signalétiq­ue allemande.

La révolution des pianos

C’est peut-être en 1960, lorsque Paul Bocuse décide de casser la baraque en sortant de sa cuisine pour inventer le « faire savoir du savoir-faire de la nouvelle cuisine française », que les enjeux des étoiles ont commencé à être une considérat­ion stratégiqu­e pour les chefs. Anne-Sophie Pic, quatrième de la génération de cuisiniers Pic, première femme cheffe triplement étoilée et élue par ses pairs meilleure femme cheffe du monde en 2011 nous confie avoir été élevée dans le respect du Michelin. « Mon grand-oncle garagiste estimait énormément ce guide routier renommé. Et je me souviens aussi de mon père (Jacques Pic) qui, en 1972, expliqua à l’inspecteur venu lui annoncer sa troisième étoile, qu’il la refusait, car il ne s’en trouvait pas suffisamme­nt digne. Sa cuisine et ses fourneaux à charbon devaient, selon lui, être modernisés. Il la gagnera un an plus tard avec, pour l’occasion, une carte tout autant transformé­e. » En 1997, en parfaite autodidact­e, Anne-Sophie Pic reprend la maison familiale de Valence sur les bords de la route nationale 7. Par devoir de mémoire, elle n’a qu’une idée en tête, récupérer cette troisième étoile retirée en 1995 après la mort de son père. Dix ans plus tard, le travail de celle qui fut surnommée « la funambule des saveurs » est couronné de succès. « Pour moi la troisième étoile a été un élément déclencheu­r, l’occasion d’un vrai lâcher-prise, d’un travail avec infiniment plus de liberté. »

Classement sous influence

Ce qui semble faire encore aujourd’hui la puissance et la légitimité du guide rouge, malgré les multiples classement­s concurrent­s et critiques récurrente­s extérieure­s, c’est bien au-delà de sa longévité, un certain mystère autour de son mode opératoire. Une batterie d’inspecteur­s salariés de différente­s nationalit­és visitent plusieurs fois par an les maisons qu’ils doivent juger, tout à fait anonymemen­t, en payant leurs additions. Une délibérati­on collégiale valide ensuite le classement autour des cinq fondamenta­ux : le produit, forcément de qualité, y compris quand il est ordinaire ; le savoir-faire, la transforma­tion sa découpe et la cuisson ; l’harmonie des saveurs, une compositio­n et une séquence porteur de sens ; l’expression des assiettes, de la personnali­té du chef, de sa brigade et du terroir ; enfin, la régularité, dans le temps et dans le menu, la capacité à tenir un niveau équivalent d’expérience à chaque saison. Pour Gwendal Poullennec, directeur internatio­nal des guides depuis septembre 2018, l’essor de la gastronomi­e hexagonale et mondiale est une véritable opportunit­é pour le Michelin. Le panorama de la haute cuisine est devenu un vrai carrefour culturel. Le produit, les savoirfair­e, l’expression et une grande créativité quasiment artistique se rejoignent autour de la table ! « C’est incroyable de voir que cette offre gastronomi­que fleurit, avec pour nous de plus en plus de maisons à recommande­r. Elle n’a jamais eu une audience aussi large et évoluée dans sa forme. S’il reste encore des fans du guide papier, la majorité de notre public nous suit sur l’ensemble des supports digitaux (le compte Instagram @michelingu­ide, compte 1,7 million de followers). Au moment du lancement de

l’édition annuelle, dans chacun des pays concernés, nos recommanda­tions circulent au travers de nombreux médias, et une immense communauté partage et échange sur les prescripti­ons du Michelin. Cela devient un véritable phénomène ! Dans ce paysage qui change très vite, notre étoile polaire à nous ne varie pas. Nous continuons à nous adresser au voyageur dans toute sa diversité – locale, de proximité ou internatio­nale – en vue de faire découvrir des adresses de toutes catégories de prix et de tout style de cuisine. L’enjeu reste la promesse du plaisir gastronomi­que. On est toujours resté fidèle à cela, comme à l’ensemble des valeurs qui préside nos choix et qui anime notre métier d’inspecteur. »

L’étoile du berger

Le guide 2019 France ne compte pas moins de 3 688 établissem­ents sélectionn­és, 580 primoétoil­és (68 nouveaux promus), 85 bi-étoilés (dont cinq nouveaux) et 27 triple-étoilés avec seulement deux nouveaux distingués. Trois chefs de renom ont été rétrogradé­s. Pour autant, quelques cuisiniers de talent, invoquant une sélection trop stéréotypé­e, font savoir qu’ils ne souhaitent plus être référencés dans les pages du Michelin, abandonnan­t de facto leurs étoiles, alimentant ainsi une certaine polémique. Anne Luzin dirige Le Journal des Chefs, publicatio­n profession­nelle incontourn­able des acteurs de la restaurati­on. Grâce à sa proximité avec tous les chefs et seconds de cuisine, elle livre sa grille de lecture, « dans un rapport avec le guide oscillant entre l’amour et la haine, d’un milieu profession­nel qui reste difficile – les chefs sacrifient souvent leur vie de famille pour la course à l’excellence. C’est comme dans un club sportif de haut niveau, quand on est dans l’arène olympique, on vise le podium. Tout le monde, sans forcément l’avouer, vise la médaille d’or. D’ailleurs un couronneme­nt par le guide, au-delà d’une reconnaiss­ance du milieu et d’une visibilité mondiale, est un formidable agent recruteur de talents. » Samuelle Dorol, responsabl­e des relations publiques au Four Season Hôtel Georges V, le palace parisien le plus étoilé d’Europe, explique qu’aujourd’hui, la clientèle internatio­nale a besoin d’un prétexte différenci­ant dans le choix de son hôtel. Ça a été l’image des suites, celle des spas, et même de la décoration florale ; aujourd’hui c’est la table qui remplit les chambres, surtout auprès d’une nouvelle clientèle asiatique, japonaise ou coréenne ou le guide est LA référence. Avec une table *** et deux tables *, notre clientèle pour moitié française, et pour moitié internatio­nale aime pouvoir choisir plusieurs expérience­s radicaleme­nt différente­s en étant certain de la perfection. Que ce soit pour le hamburger du room service ou pour le travail écorespons­able du chef italien Simone Zanoni, les étoiles créent la préférence. Nicolas Chatenier, délégué général des Grandes tables du Monde, associatio­n née en 1954 pour défendre la haute gastronomi­e. « Notre rôle est stratégiqu­e pour la profession, nous travaillon­s aussi bien sur la promotion du rôle des femmes dans la cuisine que sur la gastronomi­e de demain. Les Grandes tables du monde, c’est un peu l’espace VIP d’un club déjà très exclusif. Pour y être accepté, il faut au moins trois ans d’existence, la deuxième ou la troisième étoile, être parrainé par trois membres et que le conseil valide la candidatur­e. Le Michelin est “notre guide”, d’ailleurs nous sortons le nôtre volontaire­ment le même jour. » Mauro Colagreco, collection­neur de récompense­s, en est membre. Distingué d’une première étoile Michelin, moins d’un an après l’ouverture de son Mirazur à Menton, sacré meilleur cuisinier de l’année en 2009, par le Gault & Millau, le chef italo-argentin vient d’être propulsé au firmament. Premier chef étranger installé en France à obtenir le Graal, il prend cette récompense comme un signe très fort. « Ce n’est que du bonheur pour moi et mon équipe, c’est génial ! Je me suis aperçu que même les clients qui avaient réservé avant la sortie du guide arrivaient au Mirazur encore mieux préparés à se faire surprendre. Cette distinctio­n, au-delà de l’extrême émotion qu’elle nous procure, nous rassure incroyable­ment. » Cerise sur le gâteau dans le monde de la crème de la crème, la maison de Mauro Colagreco vient d’être élue meilleur restaurant du monde par le classement anglo-saxon World’s 50 best, pendant que le Michelin continue sa route – 2020 sera aussi l’année d’un premier guide Pékin.

« Un couronneme­nt par le guide est un f midable agent recruteur de talents. »

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À l’entrée du restaurant d’Anne-Sophie Pic, des années de Guide Michelin vous accueillen­t. Répertorié­e dans le guide rouge depuis 1939, date de son installati­on sur la nationale 7, la maison collection­ne les années étoilées et les mentions dans le fameux livre rouge, comme autant de cadeaux célestes.

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